Chapitre 2.2 - La frontière

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 L'automne passa sans que le regard d'azur ne quitte sa mémoire, cela devint même une obsession. Il essaya à maintes reprises de retrouver le chemin emprunté par l'hermine et le vénérable chêne, sans succès.

 Puis vinrent l'hiver, la pluie et le vent. Les sorties devenues plus difficiles à organiser, il se plongea dans la lecture et la recherche d'explications au phénomène qu'il avait vécu. Il se plongea entièrement dans ce que ses parents appelèrent « une lubie » et y consacra le moindre de ses temps libres. De romans fantastiques en traités d'archéologie, d'obscurs théories à l'étude de mythes et de légendes, ses recherches le menèrent sur bien des chemins qu'il ne s'attendait pas à prendre. Mais les semaines, puis les mois, passèrent et il ne découvrait aucune trace, ni aucun témoignage satisfaisant.

 C'est presque par hasard finalement qu'il découvrit un moyen possible de revoir la jeune fille.

 Il était installé à son bureau, des feuilles éparpillées devant lui. Il relisait une légende irlandaise parlant d'un héros mythique ayant eu l'honneur de visiter le Sidh, l'Autre Monde, sur l'invitation d'une messagère des dieux. Il soupira, s'affaissa dans son fauteuil et reposa le document sur le bureau. Son regard se porta sur les feuilles qui étaient punaisées devant lui: des notes, des dessins de l'arbre ou de la jeune fille, un calendrier où la date de la rencontre était entourée de rouge... Il sourit et se fit encore une fois la remarque que la coïncidence était amusante: il avait rencontré la jeune fille le premier jour du mois noir, Kala goañv comme on le dit chez lui, Samhain chez les irlandais... Il retint soudain son souffle. Pourquoi n'y avait-il pas pensé avant? Et si, justement, ce n'était pas une coïncidence! Dans la tradition celtique ce jour est justement celui où les portes de l'Autre Monde s'ouvrent...

 Il fouilla dans ses recherches pour retrouver différentes informations sur ces rites et traditions et entrevit alors un moyen de retrouver le chêne... Et l'archère. Si les portes s'ouvraient à Samhain et s'il ne voulait pas attendre l'automne suivant, il avait peut-être une chance au pendant de cette fête: Beltaine au printemps.

*****

 L'hiver passa, trop doucement au goût d'Yvonig, mais les jours finirent par rallonger petit à petit et les premiers signes de l'arrivée imminente du printemps se firent sentir. L'esprit du garçon était en effervescence, tout comme la nature qui reprenait peu à peu ses droits. Il n'attendait plus qu'une seule chose: le jour de Beltaine. Il avait minutieusement préparé cette journée, avait retracé son précédent chemin sur une carte, étudié le comportement des hermines, préparé des offrandes pour l'arbre et un présent pour l'archère... Aussi quand le dernier soir fut venu, il se sentait prêt. Il régla son réveil aux premières lueurs du jour et se coucha de bonne heure, ce qui ne manqua pas de surprendre ses parents. Evidemment il eut bien du mal à trouver le sommeil mais il finit par venir s'abattre sans qu'il ne s'y attende.

 Le réveil sonna à l'heure prévue mais Yvonig eut du mal à émerger des étranges rêves qu'il avait fait durant la nuit. La jeune fille aux yeux bleus y était présente mais elle n'était pas seule, bien d'autres créatures s'y mêlaient bonnes et mauvaises, amicales et terrifiantes... Aussi, à l'heure de se lever, il avait un sentiment bizarre, une certaine appréhension.

 Il déjeuna rapidement puis prit le chemin de la forêt. Bien qu'il souhaitait presser le pas, il ne put s'empêcher de s'émerveiller encore une fois devant le spectacle que lui offrait la nature en ce premier matin de printemps. Après un hiver humide et froid, chaque once de ce bois semblait reprendre vie et chanter le retour de la belle saison. Il bruissait, gazouillait, sifflait, soufflait, grognait,... Chaque son était comme un instrument d'un orchestre jouant une ode au réveil de la nature. Il ralentit donc le pas, permettant aux battements de son cœur de reprendre un rythme plus normal.

 C'est un renard qui vint à sa rencontre. Il parut moins étonné que ne le fut Yvonig lorsqu'ils tombèrent nez à nez au détour du chemin. Ils se fixèrent quelques instants, interdits, puis l'animal fila entre les arbres. Le jeune homme se lança alors à sa poursuite, ému de ce face à face. Quelques mètres plus loin, la flamme rousse s'était immobilisée sur une souche, semblant attendre le garçon, et quand celui-ci fut en vue, elle reprit sa course. Le cache-cache entraina Yvonig en dehors des terrains connus avant qu'il ne s'en rende compte. De pierres en souches, de troncs en fougères, le renard mena le jeune garçon au pied d'un immense chêne... Le chêne dont Yvonig n'avait cessé de rêver depuis de longs mois.

 Il s'approcha du maître des lieux lentement, avec respect, et vint poser ses mains à plat, puis sa joue, sur l'écorce. Il ferma les yeux quelques secondes et murmura simplement « merci ». De son sac il sortit une boîte d'où il retira des fruits secs, des fleurs séchées et une petite figurine de bois sculpté. Il avait passé plusieurs heures à façonner cette réplique de lui-même, à la manière des ex-voto gaulois. Un témoignage de sa gratitude, un signe de dévouement à cet arbre qu'il imaginait être l'esprit même de la forêt. Il déposa son offrande entre deux racines moussues, et ne remarqua pas le renard, à quelques mètres de là, en train de l'observer d'un air satisfait.

 Yvonig prit ensuite la direction du bois de pins, qu'il traversa d'un pas décidé. Il se souvenait de chaque instant de sa première visite et retrouvait les mêmes sensations: l'atmosphère avait quelque chose de surnaturel et il savait qu'il n'était pas ici chez lui. Le son proche d'un ruisseau s'écoulant entre les pierres lui assura qu'il avait pris la bonne direction et il ne tarda pas à le voir se dessiner, entre les pins et les grandes pierres recouvertes de mousse.

 Tout y était tel qu'il l'avait laissé six mois auparavant et son cœur battait la chamade en reconnaissant chaque pierre et en se rapprochant doucement, mais sûrement, du lieu de la rencontre. Il émergea sur les bords du ruisseau et tourna instinctivement la tête vers le rocher où il avait aperçu, pour la première fois, l'archère.

 Son cœur se serra en constatant que personne ne se tenait sur la roche, mais il ne perdit pas espoir pour autant et se rapprocha du pont de bois qu'il avait failli franchir à sa première visite. Il prit une profonde inspiration, y posa le pied et ferma les yeux, espérant entendre le son d'une flèche se plantant dans le tronc d'arbre... Rien...

 Il savait à quoi il s'exposait s'il franchissait ce pont. Il n'était plus ignorant sur la signification de ce passage ni sur le lieu où il se trouvait. Ses lectures et ses recherches l'avaient mis en garde, mais revoir cette fille était devenu plus qu'une obsession... Il avait l'impression qu'il en mourrait s'il ne pouvait recroiser son regard.

 Il fit alors ce qu'elle lui avait interdit de faire: Il posa un second pied sur le bois et, à pas lents et mesurés, entreprit de traverser le cours d'eau...

 L'équilibre sur ce pont rudimentaire était plus que précaire, aussi Yvonig se concentra pleinement sur sa laborieuse traversée et fixa ses pieds qu'il glissa, avec précaution, l'un après l'autre sur le bois. Vu de la berge, le cours d'eau ne semblait qu'un ruisseau, mais étrangement il avait désormais l'impression d'évoluer au-dessus d'un large torrent... Comme si les berges s'éloignaient à mesure qu'il avançait. Le bruit de l'eau était maintenant devenu assourdissant et il n'entendit pas tout de suite la bête approcher. Ce n'est que lorsqu'il releva les yeux pour voir ce qu'il lui restait à franchir qu'il la vit en face de lui: un loup. Un énorme loup blanc se trouvait assis, face à lui, de l'autre côté du pont, impassible.

 L'animal paraissait calme, aucune animosité ne se dégageait de lui, du moins c'est ce que le garçon pensait jusqu'à ce qu'il essaye de faire un nouveau pas dans sa direction et que celui-ci découvrit ses crocs étincelants. Chaque tentative d'aller plus en avant sur le pont faisait grogner la bête et Yvonig dut en conclure qu'elle était une sorte de gardien de ce passage. Il sortit alors d'une des poches de son sac des restes d'offrandes qu'il avait faites au chêne, quelques noisettes, et les tendit au loup qui les ignora superbement.

 Le garçon était déterminé et imagina pouvoir négocier avec le gardien.

  « Je ne te veux aucun mal... Je veux simplement traverser... Il le faut. »

 Le loup pencha la tête de côté, semblant intrigué.

  « Je... J'ai rencontré cette fille il y a de longs mois... Je ne dors plus, je pense à elle à chaque instant... Je dois la revoir, je dois savoir qui elle est. Tu comprends? »

 L'animal fit alors quelque chose à laquelle Yvonig ne s'attendait pas: il monta sur le tronc couché et fit quelques pas dans sa direction, faisant trembler par la même occasion le fragile pont. Le jeune homme reprit son équilibre et poursuivit:

  « Je sais maintenant où je me trouve, je suis à la frontière entre mon monde et le tien, l'Autre Monde, mais je suis prêt à payer le prix si nécessaire. Je ne peux vivre sans la revoir, ne serait-ce qu'une seule fois...»

 Le gardien du passage n'était plus qu'à quelques pas et avait perdu toute agressivité, ses oreilles baissées, il semblait presque triste. Un bruit derrière Yvonig attira l'attention des deux équilibristes: le renard qui avait guidé le jeune homme jusqu'au chêne venait de faire son apparition au bout du pont.

 Yvonig allait reprendre sa plaidoirie quand un autre son, du côté du loup cette fois-ci, les fit tous se retourner. C'était un son long et puissant, comme une corne de brume, ou... Un cor de chasse. Le loup se retourna brusquement vers le garçon et recommença à grogner en faisant un pas vers lui. Surpris par le changement soudain d'attitude de la bête, Yvonig fit un pas en arrière. L'animal avança à nouveau et le garçon dut poursuivre sa marche arrière, les yeux fixés sur les dents de la bête.

 Il ne suffit que de quelques pas à Yvonig pour se retrouver à nouveau à l'extrémité du pont, de son propre côté. Le loup avait une attitude étrange, plus pressé que réellement menaçant. Mais la rangée de dents acérées qu'il découvrait était suffisamment impressionnante pour tenir le garçon en respect.

 Un nouveau son de cor retentit, beaucoup plus proche cette fois-ci. La bête se retourna brusquement vers sa berge et le renard en profita pour se glisser entre les jambes d'Yvonig et s'interposer entre le jeune homme et le gardien. Ce bref mouvement suffit à faire remuer le fragile pont et déséquilibrer le loup qui bascula vers le torrent. Ses pattes postérieures se retrouvèrent suspendues dans le vide et le reste de son corps le retint de justesse. Malgré ses redoutables griffes, la bête glissait inexorablement vers les eaux.

 Yvonig voulut se précipiter pour aider l'animal mais un nouveau son de cor, plus puissant que les autres, le stoppa net.

 Sur l'autre berge, émergeant de la forêt, une troupe d'hommes se dirigeait droit vers eux.

 Ils semblaient venir d'un autre âge. Vêtus de peaux, de toile et de cuir, leurs visages étaient peints et ils portaient des armes aussi antiques que leur apparence: lances, épées, poignards et boucliers. L'air sombre et patibulaire, ils avançaient d'un pas décidé et ne laissaient aucun doute sur leurs intentions hostiles. Un javelot ouvragé ne tarda d'ailleurs pas à se planter dans le tronc, à peine à quelques pas d'Yvonig, faisant fuir le renard et glisser un peu plus le loup vers le torrent.

 Le garçon voulut à nouveau se précipiter pour l'aider mais un homme était apparu de l'autre côté du pont. Il semblait immense, ses cheveux de feu portés en deux longues tresses lui donnaientt un air sauvage, renforcé par la barbe épaisse et rousse qu'il avait également tressée et les tatouages sur son visage. Dans l'une de ses mains, il tenait une grande hache dont la lame semblait gravée de symboles. Il hurla quelque chose en direction d'Yvonig, des paroles de colère dans une langue que le garçon ne reconnut pas. Le colosse pointa le loup du doigt puis se frappa la poitrine, comme pour faire comprendre que l'animal lui appartenait.

 Il fit un pas vers le tronc qui servait de pont et y mis un grand coup de pied. L'arbre trembla, déséquilibrant l'animal et le jeune homme. Ce dernier se rattrapa de justesse mais le loup glissa un peu plus vers l'eau... Ce qui fit éclater de rire l'homme à la hache qui, entre deux grognements satisfaits, cria ce qui semblaient être des ordres aux autres guerriers. Ces derniers se précipitèrent entre les pierres et s'approchèrent du ruisseau, en aval du pont. Ils posèrent leurs armes et déplièrent un grand filet qu'ils jetèrent en travers du cours d'eau. Une fois cela fait, ils crièrent quelque chose au guerrier roux qui sourit. Il se retourna vers la lisère du bois d'où ils étaient sortis et Yvonig remarqua pour la première fois qu'un homme à cheval se tenait là, dans la pénombre. Le garçon ne pouvait discerner ses traits, mais il y avait quelque chose d'angoissant dans cette présence. Comme si le cavalier dégageait une aura sombre et malsaine... Et puis cette allure... Il se tenait recroquevillé sur sa monture et son dos semblait couvert de plumes noires. Yvonig eut un frisson. L'étrange personnage fit soudain un signe de tête en direction de l'homme à la hache qui se retourna avec un sourire carnassier, son arme au-dessus de la tête. Il prononça, avec un fort accent, quelques mots dans la langue d'Yvonig: « Le passage est fermé. » et abattit brusquement sa hache sur le pont.

 Le fragile édifice céda soudainement et Yvonig eut tout juste le temps de se jeter sur la berge avant que le tronc ne s'affaisse dans l'eau, emportant avec lui le loup blanc.

 Le garçon se redressa sur sa rive et vit l'homme peint qui riait à gorge déployée en regardant le ruisseau. Le loup y luttait pour rester à la surface de l'eau et Yvonig se sentit impuissant face à la détresse de ce dernier. Le courant le précipita inexorablement dans le filet tendu par les hommes du colosse. Ils sortirent l'animal de l'eau et fixèrent rapidement le filet sur une longue perche pour pouvoir le transporter. Avant que les hommes ne chargent leur butin sur leurs épaules, Yvonig eut le temps d'apercevoir les yeux de la bête qui le fixaient tristement, des yeux auxquels il n'avait pas fait attention... Des yeux bleus...

 Les hommes repartirent aussi rapidement qu'ils étaient venus, comme si tout cela n'avait été qu'un rêve. Le cavalier, avant de disparaître à son tour, fit faire quelques pas à sa monture en dehors de la pénombre des arbres. Il portait une grande cape noire couverte de plumes obsidiennes et, sous la capuche qui couvrait son crâne, on pouvait deviner un masque de bronze ouvragé. Il resta encore quelques instants observer Yvonig avant de replonger dans l'obscurité du sous-bois. Ce dernier s'était laissé tomber à genoux et avait enfoui son visage dans ses mains: il pleurait.

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