Chapitre 5.3 - La cité engloutie

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Il s’était finalement soustrait à la contemplation de ce paysage insolite et avait rejoint Dahut dans le couloir. La jeune femme, du moins en apparence, l’attendait appuyée contre une colonne de marbre de créatures marines sculptées.

Lorsqu’il s’en approcha, elle le détailla des pieds à la tête avec une moue approbatrice.

« J’ai fait préparer une collation en ton honneur, allons manger. Et puis, maintenant que tu as retrouvé un allure plus convenable, tu pourras te présenter dans les règles… Je ne connais même pas ton nom. »

Yvonig resta un instant à observer la princesse en rougissant, visiblement gêné, mais Dahut n’attendit pas sa réponse pour tourner les talons et filer le long du couloir. Il lui emboîta le pas, cherchant une idée pour rattraper son manque de politesse. Tout à ses réflexions, il ne remarqua même pas le décor grandiose dans lequel il évoluait : fresques marines peintes d’une main de maître, sculptures ouvragées représentant monstres et créatures mythologiques, dallage de marbre aux couleurs chatoyantes, …

Au bout d’un couloir, la princesse d’Ys franchit deux grandes portes battantes en bois sombre incrusté d’ivoire qui s’ouvraient sur une immense salle de réception presque vide. Le garçon s’arrêta sur le seuil et prit le temps, cette fois-ci, d’observer les lieux. Il laissa Dahut traverser la salle, seule, ses pas résonnant sur les dalles de pierre.

La salle aurait pu recevoir plusieurs centaines de convives, sans compter les nombreuses alcôves distribuées tout autour. La totalité du plafond était peint et représentait des scènes océanes légendaires… Une partie de celles-ci évoquait des passages bien connus des bretons, mais d’autres étaient inspirées d’histoires plus lointaines et plus exotiques. Il resta un moment à contempler sirènes, Léviathans, krakens et autres Jörmungands. Faisant cela, il attendait en fait que la Dame des lieux soit installée avant de faire son entrée dans la salle.

Dahut, qui n’avait pas prêté attention à l’arrêt du conteur, ou peut-être s’y attendait-elle, et se dirigea vers la seule table de la pièce qui avait été dressée dans une des alcôves. Elle se laissa choir sur le siège à haut dossier qui se trouvait dans l’une des extrémités et attendit son invité, un sourire amusé sur ses lèvres carmines.

Le conteur s’élança alors dans cette pièce qui avait dû servir de salle de réception et de bal. Il avança d’un pas décidé et s’arrêta à quelques mètres de la table pour s’incliner respectueusement.

« Princesse de Cornouailles, fille de Gradlon Le Grand, souveraine d’Ys, la ville sans pareille, veuillez accepter mes excuses pour ne pas m’être présenté convenablement. »

Il se redressa légèrement et observa la réaction de son hôte qui lui adressa un sourire charmeur en inclinant la tête pour l’inviter à poursuivre.

« Je ne suis ni prince, ni chevalier. Je suis le fils des bois légendaires du cœur de l’Argoat. J’ai dansé avec les Korrils dans les landes où poussent les pierres dressées. J’ai traversé l’Armorique, rencontré la mort en personne et affronté les poulpikans du Yeun Elez. J’ai écouté mille et une histoires et en ai conté tout autant. Je suis devenu la mémoire d’un peuple qui s’essouffle. Je suis devenu conteur. Je suis Yvonig et je suis venu quérir votre aide. »

Dahut s’était redressée sur son siège et son regard s’était fait perçant.

« Tu es bien plus que cela…

— Comment ?

— Tu n’es pas qu’un simple conteur… J’ai entendu parler de toi Yvonig, mais je ne pensais pas que j’aurais un jour la chance de te rencontrer. Des bruits courent à ton sujet. Le petit peuple parle de toi et des bribes de ton histoire sont parvenues jusque dans les profondeurs marines. Le garçon qui a troqué une part de son humanité pour les beaux yeux d’une habitante de l’Autre-Monde. Celui qui a reçu des korrigans le don du « Sorser marvailher », le sorcier-conteur… Tu n’es pas que la mémoire d’un peuple en déclin… Tu es également son unique espoir.

— Je… Je ne comprends pas.

— Sois le bienvenu Yvonig le Conteur. Viens, installe-toi à ma table. Explique-moi en quoi la princesse oubliée d’une cité engloutie peut t’être utile et je te dirai le peu que je sais. »

Le garçon fixa un moment la souveraine. Il ne comprenait pas ce que qu’elle avait voulu dire en parlant d’espoir. Avant de la questionner plus avant, il se décida à se diriger vers le siège qu’elle lui présentait à sa droite. A peine fut-il installé que Dahut frappa deux fois des mains et, du fond de la grande salle, une porte s’ouvrit instantanément pour laisser entrer une demi-douzaine de servantes chargées de plateaux et de carafes. Yvonig ne put s’empêcher de les détailler des pieds à la tête, tant cette apparition était irréelle. Chaque plateau contenait des mets dignes de la table d’un roi à base de fruits de mer, d’algues, de poissons et un liquide à la couleur ambrée remplissait les deux carafes de cristal. Pourtant, ce qui retenait le regard du conteur n’était pas le contenu des plats, mais celles qui les portaient. Les femmes, au port digne, semblaient glisser sur le dallage de marbre sans faire le moindre bruit. Six femmes magnifiques à la grâce féline et aux gestes délicats. Mais ce qui le marquait n’était ni leur beauté, ni leur façon de se mouvoir : c’était la couleur de leur peau. Sous des robes légères de soie blanche, elles arboraient une carnation d’un doux teint olive. Leurs cheveux noirs semblaient eux-mêmes miroiter de reflets émeraudes. Le parfum qui s’en dégagea lorsqu’elles s’approchèrent pour déposer les plats sur la table, était celui des embruns et de la flore du littoral. Des images s’imposèrent au cerveau du jeune conteur : des eaux turquoises où évoluaient bars et tacauds, la côte colorée d’arméries en fleurs et de prunelliers chargés de baies âcres, le balai des fous de bassan et des sternes dans les cieux…

Un léger toussotement tira Yvonig de sa rêverie. Il s’était laissé envouté par le charme vénéneux des Marie Morganes. Les femmes avaient disparu et Dahut le fixait d’un air mécontent.

« Il semblerait que tu aies la fâcheuse tendance à te laisser manipuler par les êtres-fées… Bansidh, korrigans, morganes… Tu es bien trop naïf !

— De quoi parlez-vous ?

— Ce n’est pas à moi de te révéler cela… Il te faudra le découvrir par toi-même !

— Pourquoi avez-vous parlé d’espoir pour le Petit Peuple ?

— Ce sont des rumeurs, rien de plus…

— Qui me concernent ? »

Dahut semblait hésiter. Elle attrapa son verre, que les servantes avaient rempli, et observa les reflets dorés un moment avant de répondre.

« Certains, parmi la gent elfique, pensent que tu es l’élu d’une antique prophétie… Une prophétie formulée il y a des siècles par les prêtresses de Sena, les gallisenae.

— Et cette prophétie me désignerait comme étant leur « unique espoir » ?

— Quelque chose dans ce goût-là, oui. Ou du moins certains l’affirment. Mais je n’en sais pas plus, je n’étais pas née lorsque les oracles ont prédit ton avènement et je n’en connais pas les termes exacts. Si tu veux en savoir plus, tu devras chercher les réponses auprès de ceux qui étaient présents.

— Qui ? »

La maîtresse de maison ignora sa question et commença à se servir dans les différents plateaux qui se trouvaient maintenant devant eux. Yvonig l’observait en silence mais elle n’exprima pas la moindre réponse et invita d’un geste le garçon à se servir à son tour. Les plateaux débordaient de mets aux odeurs alléchantes et il finit par y piocher quelques morceaux car il était affamé. Dahut ne reprit la parole que lorsque le conteur eut mangé un peu de chaque plat.

« N’étais-tu pas venu chercher de l’aide ? »

Yvonig avait retardé ce moment car il avait placé tous ses espoirs dans cette rencontre. Il termina une bouchée de lotte au sarrasin et à la dulse tout en réfléchissant à la façon dont il allait formuler sa requête. Enfin, il prit une profonde inspiration et planta son regard dans celui de la belle d’Ys.

« Certaines rumeurs sont vraies. J’ai troqué une partie de mon humanité, et obtenu le Don de Conteur, pour avoir le droit de traverser et retrouver une fille de l’Autre-Monde. Elle est en danger, et je suis prêt à tout pour aller la secourir.

— Cette quête est une folie… Tu n’es pas sans savoir que le temps n’agit pas là-bas comme il agit ici ? Il peut s’être écoulé des dizaines d’années depuis ta rencontre !

— Comme il peut ne s’être passé que quelques minutes… Toujours est-il que pour merentre de l’autre côté, j’ai besoin d’un portail. Je suis venu vous demander la permission d’emprunter celui d’Ys. »

Dahut laissa passer quelques secondes avant de répondre. Elle prit une serviette sur la table et tamponna ses lèvres vermeilles avant de se lever avec élégance. Elle fit quelques pas vers le fond de la salle et se retourna vers le garçon qui était resté assis, le cœur battant.

« Viens avec moi. »

Sans attendre Yvonig elle poursuivit son chemin vers l’extrémité de la salle de réception ou d’immenses baies vitrées donnaient sur un balcon. Quand elle poussa les portes, le conteur, qui s’était levé pour suivre la princesse, ne put s’empêcher de retenir sa respiration. Il s’attendait à voir déferler les eaux dans la pièce, mais rien ne vint.

Il traversa donc à son tour la salle et rejoignit Dahut qui se tenait sur le balcon. Elle caressait la surface de l’eau qui semblait tenir en suspension, formant un écran, une vitre, autour du balcon, de l’autre côté d’une rambarde de pierre sculptée. Elle murmurait, affichant un air triste sur son visage si doux.

« Viens. Approche-toi. »

Yvonig vint s’accouder près de la jeune fille et observa l’étrange spectacle qui s’offrait à lui. La ville s’étendait aux pieds du palais, immobile, bercée par les courants marins. Dahut se rapprocha de lui, et posa une main sur la sienne. Il sentit alors à quel point elle était glacée.

« Voici ma cité, autrefois prospère et heureuse. Lorsque les portes furent ouvertes, il y a de cela des siècles, l’océan, mon mari, a déferlé dans les rues, engloutissant les bâtiments et la population. Il a cependant épargné deux édifices. Ce palais où tu te tiens, car j’y résidais et qu’il voulait me garder pour lui, et ce temple que tu vois en bas, qui était la demeure des anciens dieux.

— Je ne comprends pas… Ce temple est immergé maintenant.

— Oui. Le lien qui unit le monde des fées à celui des hommes est de plus en plus ténu au fil des décennies. Je suis comme toi, je suis d’origine humaine. Les nôtres cessent de croire. Le Petit Peuple perd de son influence et les passages sont de plus en plus fragiles. Au cœur de ce temple se trouvait le passage vers l’Autre-Monde. Mais, sans que je ne sache réellement pourquoi, ce portail s’est subitement fermé, permettant aux eaux de s’engouffrer dans le bâtiment.

— De l’autre côté, quelque chose, ou quelqu’un, cherche à fermer les passages. Je l’ai vu.

— Ceci n’est pas bon. Je comprends maintenant pourquoi ils font reposer tant d’espoir sur toi.

— Encore une fois, je ne comprends pas.

— Je te l’ai dit, la frontière entre les deux mondes n’a jamais aussi opaque car les hommes ne croient plus aux anciennes légendes. Si les portails sont tous fermés, les créatures magiques vivant dans notre monde seront privées de la source de leurs pouvoirs. De leur essence même.

— Mais, qu’est-ce que je viens faire là-dedans ?

— Ton don… Tu as la possibilité, par le conte, d’ouvrir une fenêtre vers le monde féérique. Tu fragilises la frontière, laissant filtrer un peu de cette magie.

— Mais… Si les portails sont fermés, ce ne sera jamais suffisant !

— Non… Effectivement… »

Dahut parut soudain très lasse et détourna son regard vers la ville engloutie. Un bref instant, Yvonig put lire une profonde tristesse dans ses yeux. Du bout des doigts elle caressait la surface verticale de l’eau entourant le balcon, son autre main était toujours posée sur celle du garçon.

« Je ne connais pas l’étendue de tes pouvoirs, peut-être espèrent-ils plus de toi… En un sens je m’en moque car cela rend ma tâche plus aisée… »

Le conteur fronça les sourcils, ne sachant pas ou elle voulait en venir. Elle se retourna enfin vers lui et saisit sa main entre les siennes.

« Tu es quelqu’un de bien Yvonig. Je le sens. J’aurais sincèrement aimé pouvoir t’aider. »

Elle serra quelques secondes la main entre les siennes puis la guida vers le mur d’eau. Il sentit le contact humide et ne put s’empêcher de s’émerveiller devant cet étrange phénomène.

« Malheureusement, j’ai moi aussi un devoir envers ma cité. Celui de protéger ce qu’il en reste. »

Elle retira ses mains et Yvonig resta caresser la surface aqueuse, pensif.

« Et pour cela il y a un prix. »

Il s’apprêtait à lui demander ce qu’elle entendait par là mais, en voulant retirer sa main, il se rendit compte que cela lui était impossible. Il était comme collé à cette paroi liquide.

« Océan, bel océan. Ne sois pas jaloux des hommes qui partageraient mon lit, car chacun d’entre eux te serait rendu après une nuit.

— Mais je n’ai pas…

— C’est dans mon lit que tu as dormi. Mon époux prend chaque phrase au sens premier.

La panique gagnait petit à petit Yvonig mais plus il tirait sur son bras, plus il se sentait happé vers les profondeurs marines.

« Non ! Ce n’est pas juste !

— Et j’en suis profondément attristée… Mais un pacte est un pacte, et je dois payer mon tribut. »

Comment lutter contre la force d’un Océan ? Son corps était aspiré par la muraille d’eau, et tous les efforts qu’il faisait pour se retenir n’y faisaient rien. Il hurla de rage en direction de Dahut mais celle-ci avait déjà fait demi-tour et retournait vers la salle de réception. Elle s’arrêta un instant sur le seuil et se retourna d’un geste gracieux, faisant voler ses cheveux de jais. Son visage était livide et Yvonig vit briller, dans ses yeux émeraudes, des larmes sincères… Juste avant de basculer par-dessus la rambarde et de plonger dans les ruelles englouties de la ville d’Ys.

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