Le vœu d'Emma
Personne ne considère le fait de marcher comme un miracle, personne sauf le funambule en équilibre sur un fil tendu à plusieurs centaines de mètres au dessus du sol. Accompagné par Candice et Emma, Louis marchait avec précaution. Ne pas se laisser absorber par le vide. Le vide est là, sous ses pieds. Il pourrait tomber et ne plus se relever. Jamais des bras n'avaient été d'un tel soutien. L'exercice n'était pas douloureux mais coûteux en énergie. Il se concentrait sur la ligne d'horizon du couloir en visualisant les paysages grandioses qu'Emma lui avait montrés.
« Souhaitez-vous faire une pause monsieur Frère ? Nous pouvons nous asseoir dans la salle d'attente. Vous aviez quelque chose à me demander ? »
- Vous pouvez m'appeler Louis. Je ne m'habitue pas vraiment à ces Monsieur.
Tous trois s'installèrent dans le salon baigné par la lumière matinale.
- Candice, nous aimerions que vous soyez notre avocate auprès des représentants de cette institution. Notre demande va sans doute vous paraître étrange et bien sûr nous ne voudrions pas vous mettre dans l'embarras par rapport à cela...
- Louis souhaiterait que je partage sa chambre lorsque le lit voisin sera libre, dans deux jours. Je le désire aussi. Pouvez-vous nous aider ? Nous sommes tous deux passionnés par les échecs, nous avons engagé une partie importante. Il serait capital pour nous d'occuper la même chambre.
- Je ne sais pas du tout s'il existe une règle sur la mixité à l'hôpital. Ça ne me dérange pas du tout de parler de votre demande. Je verrai le Dr Ferrari cet après-midi à la réunion.
- Nous comptons sur vous pour défendre notre cause, Candice.
Louis parcourut le chemin inverse pour rejoindre sa chambre, heureux d'avoir consenti à cet effort. Prouver à Emma qu'il pourrait faire quelques pas était rassurant pour la suite de leur projet.
Emma était impatiente de retrouver Louis en tête à tête pour formuler enfin son vœu.
- Veux-tu t'allonger un moment ? Après cet effort, tu dois être épuisé.
- Pire que si j'avais couru vingt bornes ! Mais je préfère m'asseoir à côté de toi. Il faut que je m'habitue pour notre voyage. Tu as gagné cette partie avec brio ! Je n'ai pas la moindre idée de ce que tu vas me demander. Quel voeu souhaites-tu que je réalise pour toi, Emma ?
- J'entretiens un rêve depuis l'enfance, un rêve que je n'ai jamais réalisé parce qu'il aurait inquiété trop de gens autour de moi.
- Et tu penses qu'aujourd'hui, le réaliser n'inquiéterait plus personne ?
- Aujourd'hui, c'est différent. Je suis entrée un instant dans ce tunnel, attirée par cette lumière éblouissante, puis j'en suis revenue. À tes côtés, le désir est plus fort que l'inquiétude. Et puis, tu seras mon complice. Je ne serai donc pas totalement responsable.
- Tu me fais peur là, Emma. Je crois que tu surestimes mes capacités. Je ne vois pas comment, dans mon état, je pourrais être complice de la réalisation d'un rêve que tu n'as jamais osé accomplir depuis toutes ces années.
- Serais-tu homme à renoncer à tes promesses, Louis Frère ?
- Non je me suis engagé avec toi dans cette partie d'échec. Vas-y, je t'écoute.
- Enfant, j'avais envie de faire l'école buissonnière. Plus tard, j'ai rêvé de faire le boulot buissonnier : disparaître aux yeux de tous un instant, un instant pour moi, rien que pour moi. Tu vois, c'est comme toucher du doigt la liberté. J'étais bien trop entourée, j'aurais immédiatement inquiété mes proches. Cette perspective m'a toujours paru déraisonnable alors je me suis résignée. C'est comme ça qu'un rêve prend des allures de fantasme.
- Je ne comprends pas tout...
- Louis. Je m'occupe du voyage à Lourdes avec l'aumônier. Toi tu devras faire en sorte qu'on s'échappe du site religieux. J'aimerais que tu organises notre fuite. Nous allons disparaitre avant notre propre disparition.
- Tu veux disparaitre avant que la mort nous fasse disparaître pour de bon ?
- Oui Louis. Nous allons fausser compagnie à la Grande Faucheuse. Elle croit que nous allons à Lourdes pour implorer la grâce de Dieu, bla bla... Madame veut bien nous accorder un petit crédit sur la vie à condition qu'elle nous trouve à genoux en train de prier. Jamais de la vie ! Elle n'est pas inquiète parce qu'elle sait, qu'elle peut nous foudroyer en plein coeur de la Basilique si telle est sa fantaisie du moment. Mais crois-tu qu'elle puisse imaginer deux cancéreux en phase terminale dans la Suite Master du Grand Hotel Modern en train de se vautrer dans l'hédonisme ?
- Emma tu me laisses sans voix.
- Alors je te conseille d'agiter tes cellules grises Louis. Il est grand temps qu'elles reprennent du service. J'ai hâte de savoir comment tu vas mener à bien mon enlèvement.
Emma sentit ses joues s'empourprer. Pour dissimuler son trouble, elle exécuta une pirouette avant d'abandonner Louis à quelques interrogations.
Son trident grinçait de plus belle alors qu'elle s'éloignait pour rejoindre sa chambre.
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