Ré bémol majeur
Intermezzo : Adagio en ré mineur.
Le second mouvement s'ouvre avec l’orchestre. La mélodie romantique s'accentue par une note tonique majeure, puis le thème principal du premier mouvement réapparaît.
Emma se tourne vers son ami. Elle s'attarde à observer son sourire discret qui naît sous les traits détendus de son visage.
- A quoi penses-tu Louis ?
- Une lointaine réminiscence.
- Un souvenir heureux ?
- Je l'ignore... Je me promène dans la campagne avec ma mère, une balade contrariée par le mauvais temps ce jour-là. Je me rappelle de la force de sa main qui enserre la mienne, sa chaleur, je ne sens plus que sa chaleur... je cours, je cours de toutes mes forces pour suivre la cadence de ses pas sous la pluie battante.
- Etrange comme certains souvenirs jaillissent sans qu'on les appelle : une odeur, une saveur, un son, une image...
- La chaleur d'une main.
- Nos sens nous relient à notre passé. Imagines-tu la somme de souvenirs qui ne remonteront jamais à la surface ?
- Heureusement, nous serions assaillis d'images en permanence.
- Tu as raison mais certains souvenirs enfouis constituent un inconnu. Le psychiatre Serge Tisseron a appelé ça l'inconnu de soi sur soi.
- L'inconnu de soi sur soi ? Une part bien intrigante.
- L'intime est un bastion protégé par de solides défenses mais, chose étonnante, l'inconnu de soi sur soi peut être perçu par autrui.
- Tu parles du déni ?
- La plus puissante des défenses psychologiques sans doute. En bannissant l'insupportable, il fait de certains souvenirs des interdits. Il nous protège autant qu'il nous enferme.
- Je te sens triste tout à coup.
- Je te parle souvent de mes amours malchanceuses. Il m'est difficile de penser que mes rencontres sont dues au seul fait du hasard. Je m'interroge sans cesse.
- Une rencontre comporte une part de mystère indéchiffrable.
- C'est toi qui as parlé d'attirance purement physique... Tu me parles du corps comme d'un fruit appétissant.
- On ne sait pas pourquoi le désir nait réciproquement chez deux personnes. L'alchimie de la séduction est sûrement infiniment complexe et il est précieux que ce mystère reste entier.
- Un fruit c'est aussi un objet, c'est sans doute cela qui me dérange. Je n'aimerais pas être regardée uniquement comme un fruit savoureux gorgé de désir.
- N'oublions pas que le corps est aussi le siège de l'âme.
- Que sais-tu de l'âme de tes amants de passage ?
- Je n'étais pas intéressé par l'âme de ces hommes, eux non plus d'ailleurs. Le corps de Pierre, lui, m'a confié une part de son âme.
- Un corps de pierre qui livre son âme, c'est un bel hommage à l'amour. Je pourrais dire de mes conjoints que leur corps était fait de sable et leur âme bien volatile.
- Que d'amertume envers tes amoureux !
- Amour amer, mes amants sont tombés dans l'indifférence.
- Malgré tout, tu es très entourée aujourd'hui. Tu as reçu plus de messages ces dernières vingt minutes que moi en toute une année. Rien ne sert d'être aimé pour finir seul. Le sens m'échappe.
- Hé ! Et moi, je compte pour du beurre alors ?
- Tu es l'unique personne à qui je tiens dans cette période de vie si particulière. Je n'ai aucun mérite, tu as quasiment forcé ma porte !
- Elle était ouverte tout de même.
- Je pensais que Pierre serait toujours à mes côtés. J'en avais l'intime conviction. Que dire de nos amis communs ? Aucun d'eux n'a pris de mes nouvelles depuis que je suis hospitalisé. Nous avons passé tant de moments heureux ensemble... Seulement voilà, l'hôpital ne ressemble pas au Club Med...
- Je crois qu'on a tendance à confondre bonheur et plaisir.
Les notes enchaînées à la partition criaient leur impuissance et le château de cartes de la vie affective de Louis s'effondrait.
- Je suis désolée, reprit Emma attentive à l'émotion de son ami.
- J'en viens à me demander si les liens créés dans l'adversité de la vie ne sont pas infiniment plus forts. Je suis très admiratif de ta relation avec tes frères et sœurs. Tu entretiens des liens singuliers et authentiques avec chacun d'eux. J'envie aussi la solidarité entre vous, cette manière d'être ensemble sans empiéter sur la liberté de chacun.
- Tout a été obligatoire, une question de survie. On ne choisit pas les circonstances de sa vie d'enfant. J'ignore quels liens j'entretiendrais avec eux si nous avions vécu dans un climat familial chaleureux et sécurisant. Je me refuse pourtant à penser que des liens forts n'adviendraient qu'en pareilles circonstances. Toute forme de misère est toxique, crois-moi. Les liens indéfectibles sont ceux que l'on crée indépendamment des circonstances, il me semble.
- C'est pourtant encore la pire circonstance qui nous réunit tous les deux.
- Alors dépassons-là ! Au diable la circonstance !
- J'aurais pu mourir dans la misère humaine la plus extrême.
- Que veux-tu dire ?
- Partir sans un regard...
Sur ces mots, flûte et piano entamèrent une conversation mélodique divertissante qui inspira Emma soucieuse d'égayer la conversation.
- Parle-moi de tes amis d'enfance ?
- Pas mal de copains mais un seul véritable ami : François Morin !
- Tu ne m'as jamais parlé de lui.
- Inséparables de la maternelle jusqu'au lycée, le lycée Jacques Cœur à Bourges. C'est là que nos chemins se sont séparés à la suite du départ de ses parents dans la région Toulousaine. Nous avions tout juste 17 ans.
- Et ?
- Nous nous sommes revus à plusieurs reprises pendant les étés qui ont suivi puis les préoccupations de l'âge adulte ont fini par nous séparer.
- Aimerais-tu le revoir ?
- À quoi bon... Retrouver un ami perdu de vue depuis plus de trente ans pour lui annoncer que je vais mourir...
- Tu ne réponds pas à la question, Louis.
- Parce que je ne peux pas y répondre, Emma.
- Ne prends pas mon insistance pour de l'indiscrétion. Tu restes si évasif.
- Je ne peux pas te répondre parce que je suis responsable de la distance entre nous. Durant des années, François m'a écrit pour mon anniversaire, la nouvelle année et bien d'autres fois sans circonstance particulière. Je n'ai pas répondu...
- Pour quelles raisons au juste ?
- Je venais de rencontrer Pierre. Je n'aurais pas été plus heureux si j'avais découvert l'Amérique. Plus rien ni personne d'autre ne comptait. Je vivais sur un autre continent.
- Le don de soi à une seule personne m'a toujours fait peur.
- Le don est devenu abandon.
- L'amour fusionnel est aussi romantique que destructeur.
- Aurais-tu peur du coup de foudre Emma ?
- Je crois au coup de foudre humain et aux liens qui méritent fidélité. La fidélité n'a rien à voir avec l'exclusivité dont tu parles.
- Si nous avions eu cette conversation il y a trente ans...
- Le Colomb de l'amour aurait-il su entendre la critique indigène ?
La tête au firmament, les doigts cramponnés sur les notes, Tsujii martelait la cadence à la fin du second mouvement en ré bémol majeur.
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