Le Pari de Pascal
- Le soleil déclinait. Il ne restait que peu de temps pour retrouver Julien avant de se résigner à appeler la police. J'ai demandé à Louisa de m'accompagner à l'endroit où elle avait aperçu Julien pour la dernière fois. C'était près de la fontaine. Ses maquettes de bateau flottaient encore sur l'eau. Je me suis accroupie, j'ai balayé du regard le paysage dans tous les sens. Par quoi avait-il pu être attiré pour s'éloigner ?
- Je ne sais pas si j'aurais eu cette présence d'esprit à ta place.
- J'ai vu le labyrinthe végétal, un lieu à la fois totalement intégré et hors du paysage, le genre de chose qui intrigue mon frère.
- Personne n'avait fouillé l'endroit ?
- Mes frères m'assurèrent qu'ils avaient déjà fait le tour du labyrinthe plusieurs fois. J'ai voulu y retourner seule. Je n'imaginais pas Julien sortir du parc. J'ai effleuré chaque parcelle de buis, examiné la forme de chaque buisson. Presque arrivée au centre du labyrinthe, j'ai remarqué un passage dans la haie. Une fraction de seconde, j'ai prié intensément pour retrouver mon frère sain et sauf.
- Il était là ?
- Oui, prostré au creux de ce buisson. L'air absent, il se balançait dans un léger mouvement d'avant en arrière. J'ai écarté les buis tout doucement pour m'asseoir à côté de lui... J'ai serré sa main et nous sommes restés un moment blottis, silencieux.
- Tu es émue, Emma. Désolé d'avoir fait remonter ce souvenir.
Emma balaya ses larmes de la main avant de poursuivre son récit.
- J'ai vraiment flippé. Je savais que mon frère était né différent. Ce jour-là j'ai compris que je ne pouvais plus l'ignorer.
- Différent en quoi ?
- Bébé déjà, son regard était avide, il observait intensément toute chose. Parfois je me demandais s'il voyait la même chose que nous. Plus tard, je l'ai baptisé l'enfant des pourquoi, un mot dont il usait et abusait au-delà des limites de notre endurance.
- Heureusement qu'il avait neuf frères et sœurs...
- Il nous a tous épuisés. Plus il grandissait moins nous connaissions les réponses et plus il était triste. Julien avait de mauvais résultats scolaires. À neuf ans, il ne savait toujours pas écrire correctement, la lecture à haute voix était un calvaire, ses passages au tableau un supplice... et tu peux imaginer les railleries de ses camarades de classe.
- Et les enseignants ?
- Les enseignants n'ont pas été d'un grand secours. Ils s'acharnaient à lui dire de lire pour apprendre à écrire. Julien s'est mis alors à dévorer les livres. Plus il lisait, plus ses difficultés s'accentuaient et il n'en finissait pas avec ses pourquoi. J'étais désespérée.
- Ton frère m'a donné l'impression d'un homme réservé mais serein, difficile d'imaginer un tel passé Qu'as-tu fait ensuite ?
- Nous avons changé de terrain de jeu. Pendant que nos frères et sœurs s'amusaient au parc, nous partions tous les deux visiter les librairies et les musées. Il s'est passionné pour la peinture, la sculpture, l'histoire, la préhistoire et la foule de connaissances qui les accompagnait. Les gardiens des musées sont devenus nos meilleurs amis. Heureusement, c'était entrée libre pour nous.
- Il devenait autonome en trouvant des réponses tout seul.
- Julien connaissait par cœur les visites guidées. Un jour d'ailleurs, le directeur désemparé par l'absence inopinée d'un guide, lui a demandé s'il voulait bien assurer la visite. Il a pris son rôle très au sérieux. Lui, si timide, a su captiver le public. On le pressait de questions, il répondait avec calme une anecdote puis une autre à propos des artistes peintres. Il revenait à l'oeuvre expliquant tel ou tel détail. Le public était subjugué et le conservateur sous le charme. À 16 ans, il a reçu son premier salaire. Il exultait de joie. Depuis, il a gardé ses entrées aux musées et continue à assurer certaines visites thématiques l'été.
- Il a plein de ressources ce garçon.
- Oui à condition qu'il en trouve l'accès. Sa soif de connaissances n'est pas le seul problème.
- Etrange d'entendre dire que la soif de connaissances est un problème.
- Chez lui, c'est une addiction. Si Julien n'a plus rien à apprendre, il dépérit, la mélancolie l'envahit avec cette pensée "si je connais tout de ce monde, la vie ne vaut plus la peine d'être vécue".
C'est aussi un garçon hypersensible. J'ai tenté de le protéger des souffrances mais j'ai vite compris mon impuissance. La souffrance était présente dans notre foyer, présente dans la rue, présente à l'école, de quoi penser qu'elle est inhérente à la vie. La souffrance l'affecte bien plus intensément que nous tous.
- Tu parles souvent de démesure, comme s'il ne trouvait jamais d'équilibre.
- Oui c'est ça, il vit dans un perpétuel vertige. Il a besoin de points d'accroche. L'art et l'altruisme sont deux accroches importantes.
- Impressionnant que tu aies pu découvrir cela.
- On ne pouvait pas se balader en ville sans qu'il s'inquiète pour les sans-abris.
Après les gardiens de musées, nous sommes devenus les meilleurs amis des sans-abris. Julien n'a jamais fait de caprice pour obtenir tel jouet ou vêtement. Ses préoccupations d'enfant étaient tout autres.
- Certains adultes n'atteignent parfois jamais cette maturité.
- Tu as raison, avec ses mots d'enfants, il parlait de questions existentielles. Un jour, il m'a demandé "Pourquoi ces hommes sont-ils toujours dos au mur ?" "Pourquoi Dieu ne les aide pas ? " "Qui c'est Dieu ?".
- Je me demande ce que tu as répondu.
- La question de Dieu revenait sans cesse. J'étais en manque d'arguments. C'était notre jour de visite à la librairie. Le pari de Pascal avait été sorti des rayonnages et posé en évidence au-dessus des livres sur le présentoir jeunesse. Un pur hasard. Blaise Pascal me tendait les bras. Je n'ai pas résisté.
- Ton frère avait quel âge ?
- Dix ans. Je lui ai affirmé solennellement que ce livre contenait certaines réponses à ses questions. Je lui dis sous le sceau du secret "dame vérité n'aime pas se laisser approcher facilement. À toi Julien d'essayer de lui parler."
- La plupart des parents aurait inscrit leur gamin au catéchisme. Certains auraient offert le livre saint à un enfant si curieux de l'existence Dieu.
- Eh bien moi aussi je lui ai offert un livre sain. Blaise Pascal et Julien c'est une belle rencontre. Il s'est intéressé à la vie de l'auteur dans ses moindres détails, lu et relu son pari. Parfois, il le nommait Blaise comme s'il parlait d'un ami intime. Il ne me posait plus autant de questions existentielles, il conversait directement avec Pascal.
- Le fait qu'on parle d’intérêt à croire en Dieu me choque moi qui ne suis pas croyant. J'avais cru comprendre que la vraie foi était désintéressée. Ah sacré Pascal !
- Surtout ne parle pas de Pascal en ces termes à mon frère si tu veux rester en bons termes avec lui. Julien dit toujours d'un ton amusé "le livre livre une nouvelle réponse à chaque lecture". Il dit à qui veut l'entendre que le pari de Pascal est un puits sans fond. Bref, il ne se sépare jamais de ce bouquin.
- Je serais très curieux d'en parler avec lui.
- Sa dernière explication est celle-ci : "Nous ne naissons pas pour quelque chose, nous allons mourir pour rien… Dit comme cela, la vie n'est qu'un scandale. Le pari de Pascal n'est pas un texte de prosélytisme religieux, mais une invitation à trouver du sens à notre existence, car nous touchons l'absurde à ne pas imaginer un sens à notre existence."
- Et toi qu'en penses-tu ?
- Il y a matière à penser sans même ouvrir le livre.
- Que veux-tu dire ?
- La réaction de tous les lecteurs est la même que la tienne : s'interroger sur la démonstration rationnelle de Pascal à propos de la croyance en Dieu. Cela signifie combien Dieu nous interroge quelle que soit notre culture ou notre éducation religieuse. Nous avons tous une représentation de Dieu.
- Sans doute mais je ne vois pas où tu veux en venir.
- Eh bien je te parie que Dieu est le sujet secondaire du livre de Pascal.
- Tu es arrivé à cette conclusion sans même ouvrir l'ouvrage ?
- Et si le sujet principal de sa réflexion est le pari et non la question de Dieu ? Quelle fonction a le pari dans nos vies ?
- J'avoue n'avoir jamais réfléchi à ça.
- Le pari est une porte ouverte sur l'avenir. Parier c'est prendre conscience qu'une partie du monde nous échappe. C'est d'ailleurs comme ça que je nommerais Dieu. Je peux ainsi reconnaître que Dieu est grand, sa grandeur étant proportionnelle à ce que nous ignorons du monde. Je pense aussi que notre connaissance n'égalera jamais la totalité de l'univers, ce qui justifie tout simplement l'existence de Dieu.
- Tout simplement...
- Parier sur quelque chose de risqué, c'est faire appel à notre capacité d'espérer. L'espérance est une force créatrice, peut-être celle que Dieu a insufflée en nous ?
Que seraient nos vies sans l'espérance, Louis ?
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