L'échange

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Antoine regardait la pension Marie de Saint Frai. Sur le fronton, il remarqua l'inscription 1874, année où le bâtiment accueillit les premiers pèlerins sous le nom de « Hôpital Notre-Dame des Douleurs ».

Les douleurs avaient-elles imprégné la pierre pour traduire tant d'austérité ?

Le vitrail incrusté dans l'imposante façade laissa Antoine perplexe : l'allure d'un grand hôtel avec l'expression d'une église. Le doute semait le mystère dans l’esprit du baroudeur.

Ce n’est tout de même pas l’Overlook Hotel ! Antoine coupa court aux scénarios angoissants qui s'imposaient à lui.

Il se ressaisit, sa mission réclamait à présent toute son attention.

Etape numéro 1 : investir les lieux.

Seule fantaisie par ici, une vedette de l'art topiaire se donnait en spectacle. Adossé au mur, un corps magnifiquement sculpté, Buxus sempervirens exhibait librement ses formes végétales. Antoine n'avait jamais su déterminer si l'odeur caractéristique de la plante était plaisante ou désagréable. Peu importe, car il l'apprécie pour une toute autre faculté. L'arbuste a le don d'éveiller les âmes et grâce à lui, en diverses occasions, il peut converser avec sa grand-mère. Sa vision se renouvela une fois encore. La petite femme dynamique se tient là, tout près de lui, avec ce même sourire impatient, témoin de l'attention qu'elle porte à l'enfant depuis sa naissance. Il aurait aimé la serrer contre lui mais elle n'est qu'un vent de souvenirs soufflant sur ses pensées.

Le souvenir de la messe du dimanche en compagnie d'Adeline le fit sourire. Du haut de ses huit ans, Antoine s'appliquait à respecter les rituels, mimant génuflexions et signes de croix même si, entre deux cantiques, son oeil distrait s'égarait à contempler la communauté pratiquante. Il avait observé deux femmes prier avec une telle ferveur sur l'homélie du fils prodigue qu'elles furent transportées dans d'une transe mystique intrigante pour le jeune garçon. L'office terminé, les inconnues s'étaient approchées de lui. L'air revêche, affublées d'un chemisier au col blanc retourné sur un chandail aux odeurs de naphtaline, les Claudines, l'avaient alors bombardé de questions en lui pinçant vigoureusement les joues. Ce jour-là, Antoine décida secrètement de ne jamais faire abus de la prière.

Investir les lieux... Encouragé par le sourire de son aïeul, il pressa le pas et franchit le portail.

Un puits de lumière naturelle illuminait le vaste hall circulaire dont le modernisme contrastait avec l'austérité de sa façade.

Pire qu'une gare un jour de pleine affluence ! À gauche, un groupe d'une vingtaine de personnes en fauteuil roulant, à droite une longue file de pèlerins équipés de béquilles ou déambulateur. Comment atteindre la réception ? Un bénévole peut-il passer devant tout le monde ?

Joie, souffrance, peur, espérance… se lisent tour à tour sur ces visages inconnus dont il ne peut se détourner. Face à lui, un homme s'avance au prix de contorsions et de mouvements si désordonnés qu'Antoine ferme les yeux.

Lorsque ses paupières se relèvent, une silhouette féminine apparait en ligne de mire. Ses gestes attentifs et ses pas rythmés ne semblent nullement contrariés par ce tableau surréaliste. Le bénévole en herbe se faufile, s'excuse, remercie. Son trajet est semé d'embûches, Il invoque Notre-Dame des douleurs, qu'elle lui vienne en aide... au moins jusqu'à la réception.

L'enfer et le paradis ont-ils la même salle d'attente ?

- Bonjour ! dit-il vainqueur de cette périlleuse traversée. Je m'appelle Antoine Montana. Je débute dans le bénévolat auprès des malades. C'est la première fois que je viens ici.

- Aurélie Lemaire, salariée ici depuis quinze ans, je connais les lieux comme ma poche ! Bienvenue à la pension Marie de Saint Frai.

Observant son interlocuteur droit dans les yeux, l'hôtesse l'invite poliment à lui serrer la main.

- Cela vous donne un avantage très sérieux !

- Tout va bien Monsieur Montana ? Vous semblez bouleversé.

- Parfaitement bien, rassurez-vous. Le vieux loup que je suis en a vu d'autres !

- Un loup au service de brebis égarées ? Vous seriez le premier à vous aventurer par ici.

Elégance, humour et répartie, un soupçon de provocation, le cocktail avait du mordant et Antoine un grand besoin de se désaltérer.

- Certes, le prédateur révolutionne la presse à scandale mais savez-vous que l'animal est fidèle et d'une loyauté absolue en amour comme en amitié ?

- Me croiriez-vous, Antoine... dit-elle affûtant le silence pour attiser le suspens, si je vous disais...

Dévoré par la curiosité, Antoine dévisageait son interlocutrice.

... être la marraine d'une fratrie de jeunes loups ?

- Vous ? Aurélie en chaperon du loup !

La Fontaine aurait été vert d'un tel dénouement, Antoine Montana, lui, était aux anges.

- Si nous voulons éviter l'émeute, je crois que nous devrions revenir à nos moutons. Dites-moi quels sont les noms des pèlerins que vous accompagnez ?

Le bénévole jeta un œil distrait sur l'horloge de son téléphone. En dix minutes, il venait d'établir un contact précieux. Timing parfait !

- J'accompagne six pèlerins dont voici les noms. Deux personnes nécessitent une assistance.

- Très bien. Les badges sont personnels. Les pèlerins doivent les conserver sur eux pour tout déplacement dans la pension comme lors des visites des lieux saints.

- Comptez sur moi pour transmettre la consigne. J'imagine l'importance de cette disposition pour assurer la sécurité des malades.

- Puisque vous êtes un nouveau venu, j'ai le devoir de vous présenter les lieux.

Aurélie déplia un plan du site sur le comptoir, invitant Antoine à se rapprocher.

Elle reprit ses explications :

La pension peut accueillir 424 personnes valides ou handicapées. Chaque étage possède une salle à manger, deux salles de soins, un office. Une salle à manger de cent couverts est située à...

L'hôtesse jouait consciencieusement son rôle. Sa robe laissait entrevoir ses formes drapées dans un bustier de soie noire... sauvage, aventureuse, Antoine l'imaginait... lorsque le manège incessant des bagagistes le fit brusquement sursauter.

- Excusez-moi, reprit-il embarrassé, j'ai oublié un élément capital. Je dois vous abandonner quelques minutes.

Les bagages ! un détail auquel Gérard n'avait pas fait allusion. Il retourna en hâte vers le bus, à temps pour stopper l'embarquement des valises du couple.

Gérard et son satané sens de l'impro !

Antoine profita d'une accalmie dans le flux des arrivées pour rejoindre la réception. Retrouver Aurélie fut presque un jeu d'enfant.

Etape numéro 2 : l'échange.

- Votre départ précipité, j'ai cru vous avoir fait fuir !

- Bien au contraire. Excusez mon impolitesse, une urgence organisationnelle. Je vous promets de ne plus m'échapper.

- Vous occupez la chambre 260, voici la clé et votre badge accompagnateur. Il ouvre à peu près toutes les portes.

- Ouvrir toutes les portes ! Je crois n'avoir jamais possédé un tel pouvoir. Pourriez-vous m'indiquer où sont les salons privés ?

- Les salons privés ?

- Excusez mes propos confus, dit-il sentant ses joues rosir. Je dois organiser une rencontre familiale à la demande d'un couple de pèlerins.

- Votre badge ouvrira toutes les portes sauf celles des salons privés. Ces espaces ne sont accessibles que sur réservation.

Bravo Gérard ! Je fais quoi maintenant ?

Après une rapide analyse de la situation, il conclut à trois alternatives : 1. organiser l'échange dans le bus mais le lieu était loin d'être discret, 2. dans la chambre de la pension mais la distance à parcourir pour Louis serait pénible, 3. renoncer à l'échange selon le plan établi, ou...

Etape numéro 3 : improviser !

Antoine imita le regard du loup lorsqu'il cherche à percevoir au-delà de son champ de vision.

- Aurélie, puis-je vous demander une faveur ?

- Si je peux vous aider, très volontiers.

- Me permettriez-vous d'occuper un salon privé sans autorisation ?

- Vous comprenez, le protocole m'oblige...

- Vous êtes une femme intuitive qui sait réagir lorsqu'une situation le nécessite, n'est-ce pas ?

La jeune femme marqua un temps de réflexion :

- Eh bien, votre demande ne contrarie en rien la devise de Marie de Saint Frai...

- Une devise ?

- « Aime simplement, avec un cœur universel et compatissant », c'est la philosophie de cette maison.

- Me faites-vous confiance, Aurélie ?

- Accorder sa confiance au premier regard est une attitude instinctive aussi fascinante que risquée.

- Pour l'affaire qui nous occupe, je vous assure que nous n'avons pas le temps de faire plus ample connaissance. Suis-je un escroc manipulateur ou un honnête homme ? À vous de décider. Maintenant !

- Très bien, suivez-moi ! Le salon Nazareth est libre toute la semaine. Vous pouvez en disposer le temps qu'il vous plaira.

Jésus Marie Joseph ! J'ai la tête d'un honnête homme !

***

À quelques pas de Nazareth, Antoine savourait sa victoire. Il n'avait pas œuvré pour un simple rendez-vous. Ici et maintenant, l'échange prend tout son sens : Alexis et Louisa font don d'une petite partie d'eux-mêmes pour qu'Emma et Louis jouissent d'un moment d'exception.

L'évidence est sous ses yeux : je peux faire quelque chose de facile pour moi qui ait une grande importance pour vous. (1)

Antoine imagina les mille et une manière de mettre en pratique cette incitation au bonheur, découverte qui le rendit serein et confiant dans l'avenir.

Aime simplement...

Nul doute Marie de Saint Frai aurait approuvé cette rencontre dans ses salons envers et contre tous les protocoles établis.

Emma et Louisa riaient ensemble, essuyant quelques larmes au hasard de leurs paroles.

Louis remercia chaleureusement sa doublure puis s'avança vers Antoine :

- Une évasion réglée comme du papier à musique ! Un immense MERCI.

- Merci à vous ! Je ne m'attendais pas à tant de révélations en participant à votre projet. Sauvez-vous à présent. Votre taxi vient d'arriver, dit-il en adressant un clin d'œil complice à Louis.

Prochaine étape : remercier Aurélie !

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(1) Tirer bénéfice du don pour soi, pour la société, pour l'économie - Jean Michel Cornu

Vous sauvez tout sur Antoine, ici : https://www.scribay.com/text/1470904605/la-resilience-du-vieux-loup

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