La jeune fille et le commissaire
Tout a commencé par le bruit du vent dans les peupliers…
« Je levai la tête en regardant la grotte : je vis une dame habillée de blanc, portant une robe blanche, un voile blanc, une ceinture bleue, un long chapelet à la main et une rose jaune sur chaque pied. Je croyais me tromper. Je me frottai les yeux… Je regardai encore et je vis toujours la même dame. »
En ce 21 février 1858, le commissaire Jacomet rédige son rapport. Il consigne mot pour mot les paroles de la jeune Bernadette qu’il vient d’interroger. L’homme de loi est chargé d’enquêter sur l’affaire des apparitions. En ville, le récit de la jeune fille suscite un engouement populaire démesuré et trouble l'ordre public.
Face aux manœuvres d’intimidation dont elle est l'objet, Bernadette affronte le représentant des forces de l’ordre avec un sens de la répartie et un sang froid étonnants.
Qui aurait pu prédire un tel dénouement ?
En quelques décennies, Lourdes devient l’un des principaux lieux de pèlerinage au monde. Les gens s’y pressent par milliers pour se baigner dans l’eau de la source qu’elle a découverte afin d’être soulagés de leurs maux.
Des bâtiments civils et religieux voient le jour, les rues sont élargies, on y installe un nouveau système de canalisation. La ville connait un essor considérable et la haute société trépigne : 38 ans après, rien n’est encore prévu pour accueillir dignement les aristocrates de passage.
Ainsi je naquis par la volonté de Jean-Marie Soubirous et le talent de Jean-Marie Lacrampe. Je me nomme Grand Hôtel Moderne, un nom, je dois l’avouer, difficile à porter au fil du temps, même si j’apprécie cette vie aventureuse.
J'aime faire sensation auprès des dames. « Cette façade monumentale ornée de sculptures si délicates, n’est-ce pas l’incarnation de la beauté ? » s’est exclamée l'une d'elles un jour. J’aime surprendre les convives à l’entrée de la salle à manger, bouche-bée devant les boiseries de Louis Majorelle (1). Mon nom est cité parmi les hôtels les plus sophistiqués de mon temps, le premier à disposer de chambres équipées de salles de bains privatives avec l’arrivée d’eau chaude. Pourtant je doute : suis-je toujours à la hauteur des ambitions de mes pères ?
J’espère aujourd’hui me montrer digne de l’accueil que vous espérez trouver en ce lieu. Soyez les bienvenus au Grand Hôtel Moderne ! »
- Très originale cette présentation, tu ne trouves pas ? commenta Louis à la fin de sa lecture.
- Un commissaire chargé d’une affaire d’apparitions… Bernadette au commissariat. J’avoue que je ne m’attendais pas à une intrigue policière. Curieuse d'en savoir plus sur le bras de fer entre la jeune fille et le commissaire.
Nul besoin d’une imagination fertile pour se représenter l’effervescence qui régnait au palace à la Belle Epoque. Les deux amis se retrouvaient étrangement seuls dans un silence propice à la méditation. Depuis quand la vie s'était-elle arrêtée ici ?
Dans l'air du soir, quelques notes florales échappées des jardins avoisinants caressaient leurs sens. Les derniers rayons s’étiraient, dissipant une lumière poudrée sur les façades. Le jour s’alanguissait dans les ors crépusculaires.
Tant de volonté déployée pour un instant de légèreté !
Emma sentit les larmes l’envahir. Elle inspira profondément puis bloqua sa respiration. Privée d’oxygène, la pensée s’affole puis, peu à peu, s’accommode des limites imposée par le corps. En quelques secondes seulement, elle progresse dans les profondeurs de son être, là où la substance de l’esprit ne fait qu’un avec la chair. Elle dispose d'une minute quarante cinq pour trouver cet accord intérieur qui la relie à son existence. L’exercice répété de l’apnée l’a initié à cette forme de pratique méditative personnelle, interrompue cette fois par des pollens trop chatouilleurs.
- A… A Atchoum !
- À tes souhaits, ma chère !
- Cet hôtel ressemble à une maquette à peine sortie des croquis de Lacrampe.
- Et notre présence ici est aussi probable qu'une pièce de Shakespeare composée par un singe dactylographe (2) ! ajouta-t-il, pensif.
- Le paradoxe du singe savant ? Hum… peut-être pas aussi absurde que l'exploit inconscient d'un animal bien incapable d'apprécier Shakespeare.
- Tu te sens fière de nos exploits ?
- Oui évidemment ! Et impatiente de profiter de cette part infime que le hasard nous accorde.
- Je me demande ce que Lacrampe penserait, découvrant un couple illégitime dans la plus belle suite de son hôtel.
- Illégitime, à quel titre au juste ? Notre couple ne fait de tort à personne. Et puis, il est architecte, pas prêcheur !
- Tu sais, à l’époque, la dignité évoquait les convenances, la décence ou le rang social. Le mot « dignitaire » fait toujours partie de notre vocabulaire, d'ailleurs.
- Alors j’invoquerais sa fibre artistique. Possible que son goût pour l’éclectisme joue en notre faveur.
- L’art participe sans doute à l’évolution des consciences mais je parierais bien plus sur ton sens de la persuasion.
- En tout cas, je n’hésiterais pas à détourner son œuvre s’il me refusait son consentement.
- Tu as raison, au diable les convenances !
- J'ai déjà une certaine expérience pour ça.
- Je n'en doute pas mais saurais-tu aussi ignorer l’avenir ?
- Ignorer l’avenir ?
- Je vis avec une boule au fond de la gorge depuis le début de la maladie. Elle a disparu grâce à notre voyage parce que j’ai cessé de penser à ce que j’ai perdu ou à ce que l’avenir m’interdit désormais.
- Ignorer l’avenir, c’est ignorer les êtres chers qui nous survivront, Louis. Comment saurai-je me détacher d’eux ?
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(1) Louis Majorelle (1859 -1926). Ébéniste et décorateur français du mouvement Art nouveau de l'École de Nancy.
(2) « A propos du caractère tout à fait étonnant de l’apparition de la vie, aujourd’hui encore beaucoup pensent, à la suite de Jacques Monod, que l’avènement du premier être vivant est un avènement aussi invraisemblable, aussi rare que, disons, un poème de Shakespeare composé par un singe dactylographe ». Edgar Morin - Penser global
Paradoxe du singe savant : théorème selon lequel un singe qui tape indéfiniment et au hasard sur le clavier d'une machine à écrire pourra « presque sûrement » écrire un texte donné.
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