Le déjeuner sur l'herbe
- Imagine si Edouard Manet (1) débarquait là, maintenant, avec son chevalet et ses pinceaux ?
- Pour peindre une œuvre miroir à son déjeuner sur l'herbe ? Pourquoi penses-tu à Manet tout d'un coup ?
- Parce que j'ai appris qu'il a exposé son tableau, la première fois, sous le titre « Le bain ».
- Tiens, c'est bizarre ! la nudité est aussi incongrue à son déjeuner qu'elle est adéquate dans le bain. Qu'est-ce que tu as appris d'autre ?
- Sa peinture a été refusée par le jury de l'exposition de 1863 mais exposée la même année au « salon des refusés » où il a fait scandale alors que la Vénus de Cabanel (2) a produit un véritable tabac.
- La Vénus de Cabanel est une créature improbable qui flotte sur une vague, une femme habillée de mythologie alors que la femme nue de Manet est authentique, peinte avec des touches très réalistes : ses formes, sa chair, les plis à la taille... C'est cette vision si réaliste qui m'a dérangée d'ailleurs.
- Assise au milieu de ses messieurs tout habillés, il y avait tout lieu de croire qu'elle ferait scandale.
- Manet avait peut-être l'intention de déranger ou d'attirer l'attention du public. Je me rappelle du regard très insistant de cette femme.
- Il peut signifier qu'elle revendique cette position. Son regard nous interroge sur quelque chose qu'on ne perçoit pas.
- Crois-tu que je ferais scandale habillée à côté d'un homme nu dans une baignoire ?
- Ce tableau interrogerait tout comme Le déjeuner sur l'herbe. Tu ne sembles pas à ta place dans ce bain mais tes yeux indiquent aussi que tu l'apprécies.
- Si les tableaux étaient exposés côte à côte, on verrait alors que la nudité n'est pas forcément le thème central.
- Qui serait d'après toi ?
- La position atypique des personnages dans leur environnement.
- Si le peintre voulait atteindre un large public, il n'y a pas plus explicite que la nudité comme argument.
- Il était sûr de produire une réaction et j'imagine que ça l'amusait d'écouter les commentaires.
- Ça l'amuserait encore aujourd'hui, je pense.
- Les inégalités homme-femme restent un sujet sensible, c'est sans doute pourquoi nous réagissons ainsi à la première vue de cette peinture.
- Que dirais-tu à Manet si tu le rencontrais ?
- Je lui dirais qu'il a un esprit doublement visionnaire.
- Ah oui ?
- Une femme nue lumineuse au premier plan d'un clair-obscur... je vois dans cette lumière, le courage, la volonté de s'affirmer.
- Tu penses que Manet a fait du nu une arme contre les forces obscures ?
- Possible. Ça ne te rappelle rien ?
- Les photos de ces femmes seins nus et fleurs aux cheveux qui ont fait le tour de la planète.
- Au départ du mouvement, les femens ne sont que trois femmes ukrainiennes à s'attaquer au machisme et aux injustices sociales...
- Je reconnais qu'elles ne manquaient pas de courage ni de volonté d'affirmer leur position.
- Leur façon de troubler l'ordre établi, c'est le surgissement, un peu comme la femme du tableau qui accapare l'attention face à ces messieurs habillés par le pouvoir et la société.
- Ton interprétation me parait plausible. Tu disais doublement visionnaire ?
- Si on s'approche du tableau puis qu'on s'en éloigne, des visions différentes de la scène apparaissent. Il y a donc peut-être plusieurs niveaux de lecture.
- Et ça t'inspire quoi ?
- Où cette scène scandaleuse ne paraitrait-elle pas scandaleuse ?
- Je ne sais pas quoi te répondre.
- Cite-moi des endroits qu'il est possible de fréquenter nu sans troubler l'ordre public.
- Quelque part en Europe du Nord, je suppose.
- Cette scène aurait pu être peinte de nos jours à Munich à l'Englisher Garten, par exemple, un des principaux parcs de la ville.
- J'ai un peu de mal à imaginer des gens nus qui se retrouvent mêlés à des personnes vêtues, sans qu’il n’y ait de regards appuyés ou de propos moqueurs.
- Outre Rhin, la nudité intégrale est permise en tout lieu «naturel», dans la mesure où la personne nue n’importune pas le public par des gestes déplacés.
- Les allemands doivent avoir une vision du corps culturellement différente de la nôtre pour légaliser cette pratique dans les lieux publics. J'imagine le tollé en France.
- C'est ce qui m'interroge justement. Contrairement à nous, ils parviennent à voir le corps nu détaché de toute connotation sexuelle.
- Le corps détaché du sexe rend la nudité respectueuse aux yeux de tous.
- Oui, c'est une manière de considérer le corps autrement qu'un objet de désir.
- J'ai des doutes quand même sur cet idéal...
- Ils appellent ça la reconnaissance d'un « droit naturel ». Le naturisme est associé au respect des autres et de l’environnement.
- Je me demande ce qui a conduit historiquement cette évolution des mœurs.
- Ces questions sont passionnantes, tu ne trouves pas ?
- Je ne sais pas trop où tu veux m'emmener.
- Tu veux un indice ?
- Oui, je ne n'ai absolument aucune idée.
- La même raison qui conduit les gens à Lourdes, pousse les naturistes allemands à fréquenter de nombreux lieux publics.
- Dieu ?
- Absolument !
- La religion et le naturisme, je ne vois toujours pas le rapport.
- La prédominance de l'Eglise protestante en Allemagne a favorisé le mouvement du Freikörperkultur (3) qui a émergé dans les années 1920.
- Que disent les protestants ?
- Pour le protestantisme, il n'y a pas d'intermédiaire entre Dieu et ses fidèles. Le naturisme est vu tout simplement comme une célébration de l'œuvre divine, une manière de s'adresser à Dieu en communion avec la nature.
- Je suppose que les catholiques sont plus réservés sur le sujet.
- La religion catholique voit le corps du haut comme le corps du bien, et celui du bas comme le siège du mal.
- Vu comme ça évidemment...
- Qu'est-ce que tu en penses, Louis ?
- Je trouve cette vision séduisante surtout par la notion de respect et de tolérance qu'elle implique. Ça ne fait pas de moi pour autant un adepte du naturisme. Je n'aime pas me promener nu, pas plus dans la nature qu'en privé.
- Moi non plus. Je suppose qu'on ne peut pas changer nos pratiques du jour au lendemain. Cela veut dire aussi que sans être catholique, on subit l'impact culturel de la religion dans nos vies jusque dans notre intimité.
- Tu as sûrement raison, à quelques exceptions près. Je pense à Pierre. Malgré son éducation catholique très conservatrice, il aurait aimé adopter cette manière de vivre.
- Il se trimballait souvent tout nu ?
- Oui assez souvent avec un tel naturel que la vue de son corps ne m'inspirait pas d'envie sexuelle dans ces moment-là.
- Tes doutes sont dissipés alors ?
- Ces moments me manquent...
- Comme je ne suis pas protestante ni toi non plus, ferme les yeux !
- Tu ne veux pas rester encore un peu avec moi dans le bain ?
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(1) Édouard Manet (1832 - 1883) : peintre et graveur français majeur de la fin du XIXᵉ siècle.
(2) Alexandre Cabanel (1823 - 1889) : artiste peintre français, considéré comme l'un des grands peintres académiques du Second Empire, dont il est l'un des artistes les plus admirés.
(3) Freikörperkultur : culture du corps libre.
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