La clé des songes
Assise sur le canapé face à la baie vitrée, Emma contemplait le ciel. Elle aimait se perdre dans cette immensité bleutée aux contours indéfinis. Souvent, elle se confiait à lui ou l'interrogeait dans les moments difficiles. Lui, moqueur, s'était contenté de lui répondre : « Aide-toi le ciel t'aidera ! » Emma avait donc appris à ne rien attendre de lui. Pourtant, en cette fin d'après-midi, sa clarté si particulière le rendait complice des événements de cette journée.
- Emma ? Ah tu es là, dit-il en rejoignant son amie.
- J'ai compris que tu parlais à François.
- Son accent rieur, le velours de sa voix... Quelle émotion !
- Viens t'asseoir à côté de moi. Tu sembles tout chamboulé.
- Mes jambes sont en coton et je tremble comme une feuille.
- D'ici, il m'a semblé que votre conversation était plutôt joyeuse.
- Oui, très.
- J'étais sûre que tu ne serais pas embarrassé à trouver les mots.
- On a parlé de notre institutrice du CP, de nos vies, de mes silences aussi...
- Est-ce qu'il t'en veut pour ça ?
- C'est moi qui m'en veux ! François m'a dit tout de suite qu'il n'a jamais cessé de penser à moi.
- Tu vois, tes craintes n'étaient pas fondées.
- "Je t'ai imaginé heureux toutes ces années", c'est cette pensée qui m'a le plus touché.
- Penser l'autre heureux, c'est porter votre amitié au-delà des circonstances de la vie.
- Mon silence m'a fait l'effet d'une gifle. Quelle absurdité !
- Mais ton silence n'a rien détruit de ce lien tissé dans l'enfance.
- Comment ai-je pu balayer notre amitié aussi facilement de mon existence ? Je n'en sais rien.
- Arrête de culpabiliser ! Il y a différentes façons d'être présent à l'autre. Ce n'est pas parce que tu n'as pas pensé à lui tous les jours qu'il ne gardait pas une place importante dans ta vie. Tu ne serais pas tout à fait ce Louis, dit-elle en le pinçant, si tu n'avais pas connu François.
- Oui, ça c'est certain !
- Est-ce que vous comptez vous revoir ?
- Je ne t'ai pas encore dit le plus troublant. François n'est pas veilleur de nuit à l'hôtel, non... mais il habite à une heure de Lourdes. On doit se rappeler demain.
- Ton rêve avait donc quelque chose de prémonitoire.
- C'est réellement troublant et tu n'es pas étrangère à tout ça.
- Le monde onirique recèle bien des mystères et nous ne cherchons pas à les élucider la plupart du temps... Tu ne penses jamais à ce qui relie le corps et l'esprit ? Comment l'un est attaché à l'autre ?
- Je me suis toujours imaginé que c'est l'âme qui relie le corps et l'esprit.
- Et comment tu la vois ?
- L'âme est la plus secrète des trois. Le corps s'identifie par son patrimoine génétique, il s'exprime à travers les sens qui l'animent, l'esprit analyse et interprète ce qu'il perçoit. À leur frontière, on y trouve la parole.
- Source intarissable des mots... compléta-t-elle. Mais ce n'est pas elle qui les relie ?
- Non, je ne crois pas. La parole est un organe utile à la compréhension et la communication, un facilitateur du sens, en principe...
Emma réalisa le bien-être que lui procurait leur conversation. Elle n'avait pas à chercher d'explications pour assouvir la curiosité de son frère, ni redouter les soupirs désabusés d'un interlocuteur peu enclin à parler métaphysique. Avec Louis, elle pouvait s'exprimer librement.
- La science a élucidé quelques mécanismes liés à l'apparition de la vie mais regarde comme chacune de ces découvertes nous éloigne d'une explication incontestable, poursuivit-il.
- Eh bien, disons que chaque découverte ouvre de nouveaux horizons et pose de nouvelles questions. Ce qui échappe à la science, c'est l'âme, selon toi ?
- Impalpable. Invisible. Inobjectivable. Pourtant, je continue à me la représenter.
- Je ne sais pas si je saurais définir l'âme.
- Je l'imagine investie d'une connaissance ancestrale, une connaissance qui dépasse ce que le monde extérieur ou notre expérience pourrait bien nous apprendre.
- Tu veux dire qu'elle nous relie à des sensations du passé ?
- Oui, d'un passé si ancien qu'aucune parole ne pourrait nous parvenir de si loin pour nous l'expliquer.
- Ce passé si lointain m'évoque le monde des intuitions, des pensées qui traversent notre esprit sans que nous n'ayons jamais fait appel à elles ou encore à ces gestes dictés par l'instinct de survie...
- L'homme a choisi de se fier à ses connaissances mais...
- Tu penses que la connaissance le détourne de ses intuitions ?
- Oui, en quelque sorte. Une forme d'intelligence nous a poussé vers la connaissance mais cette quête de savoir nous a aussi éloignés de la nature.
- Alors que les animaux ont poursuivi leur évolution en développant des aptitudes instinctives.
- Un instinct d'autant plus développé qu'il participe à leur survie.
- C'est une hypothèse plausible.
- Tu connais beaucoup de gens qui prennent des décisions sur une intuition ?
- Heureusement ! L'intuition peut nous tromper aussi.
- Si notre intuition nous trompe, c'est parce que nous sommes devenus inapte à saisir sa nature.
- Une question d'interprétation alors ?
- Oui. L'intuition et la connaissance ne devraient pas avoir à s'opposer mais plutôt à se compléter.
- Ta réflexion me fait penser à ces scientifiques qui se demandent si l'animal ne serait pas un allié pour prévenir les séismes ou détecter des cancers alors même que nos outils sont très performants dans ces domaines.
- Il serait temps que l'homme cesse de s'autoproclamer le plus intelligent des espèces vivantes.
- Mais l'âme dans tout ça ?
- L'âme ? Je la vois comme ce supplément indispensable à notre humanité. Je la vois comme la grande lectrice de cette aventure humaine dont chacun de nous est un infime prolongement.
- Il faudra que je pense à rapporter cette définition à Julien.
- L'âme a mûri à travers les perceptions de nos corps et les pensées qui ont émergé. Elle s'est instruite des clairs obscurs de nos vies.
- Tu la décris comme une aptitude presque... inconsciente ?
- Elle tapisse chaque parcelle de ce monde intérieur aux limites aussi invisibles que cette immensité céleste. N'as-tu jamais ressenti en toi une force dont tu ignorais jusqu'alors l'existence ?
- Oui, j'ai fait cette expérience plusieurs fois : je pensais toucher le fond du gouffre, m'effondrer et au lieu de ça, je me suis retrouvée à la surface avec des idées plein la tête.
- Tu as une âme sensible et très persuasive.
- Tu crois que les âmes s'attirent, qu'elles peuvent se rencontrer ?
- C'est peut-être ce qu'elles ont fait la nuit dernière. J'ai la sensation que tu es passée me prévenir dans ce rêve. J'étais si bouleversé au réveil que je ne pouvais plus l'ignorer.
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