Aquerò

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Louis s'éveilla, surpris par la forte luminosité. Il avait dormi longtemps. Surpris, il le fut plus encore en constatant qu'il avait dormi dans le lit d'Emma. Il sentit son parfum. Où était-elle ? Leurs discussions, la chaleur de leurs corps blottis. Il ne se rappelait de rien d'autre de cette nuit paisible. Ni douleur, ni manifestation onirique n'étaient venues perturber son sommeil.

Aretha Franklin chantait en sourdine. Il augmenta le son et s'assit confortablement en ajustant les coussins pour apprécier ce moment de bien-être matinal.

Aux premières lueurs du jour, elle s'était faufilée dans la salle de bains. Se prélasser sous une montagne de mousse dans un palace était un acte révolutionnaire dans la vie Emma.

- Salut Louis ! Bien dormi ? questionna-t-elle d'un ton malicieux.

- S'endormir sans la crainte de ne pas se réveiller... Ça fait du bien !

- Elle t'effraie ?

- Je la sens, Emma. Juste au moment de sombrer dans le sommeil, je la sens m'empoigner. Je me réveille alors dans un sursaut avec un doute immense.

- La mort nous torture dans ces instants de faiblesse mais que peut-elle contre nos désirs ?

- Tu crois qu'on pourra la tenir éloignée encore un peu ?

- J'y compte bien ! dit-elle en lui caressant la joue.

- Humm, ton parfum est délicieux.

- Chronique des dix huit rencontres. Tu te renseignes sur Bernadette ? demanda-t-elle en lisant le titre de l'article qui s'affichait sur l'écran de l'ordinateur.

- Je t'avais promis. C'est assez incroyable, j'ai retrouvé les notes du commissaire Jacomet sur les interrogatoires de Bernadette. Il a consigné minutieusement toute une foule de détails.

- J'imagine bien qu'un certain nombre de personnes l'interroge sur ses visions mais je n'aurais pas pensé qu'un commissaire de police en soit l'investigateur principal.

- Eh bien, je pense être en mesure de te brosser un portrait assez proche de la réalité.

- Ouh, on dirait que tu viens de découvrir une pépite !

- Je ne suis pas mécontent d'avoir orienter mes recherches dans cette direction.

- Explique-moi donc ce que Bernadette fait chez ce commissaire.

- Pas si vite chère amie ! Le petit-déjeuner va arriver. Je vous raconterai tout ensuite.

Le maitre d'hôtel s'annonça peu après. Il salua poliment sans chercher à engager la conversation. Emma se demanda si cette discrétion extrême faisait partie du protocole. Elle se contenta d'observer cet homme imperturbable.

Armé d'un croissant aux amandes, Louis prit la voix menaçante du commissaire :

- « Il y a beaucoup de personnes qui soupçonnent que vous et vos parents pourriez bien vouloir exploiter la crédulité des gens. Je pourrais le supposer moi-même : votre famille est très pauvre ; depuis vos visites à la grotte, on vous procure des douceurs que vous n’aviez pas, et vous en espérez de plus grandes. Je dois vous déclarer que si vous n’étiez pas sincère dans vos récits d’apparitions, ou si vous ou vos parents en retiriez quelque profit, vous vous exposeriez à être poursuivie et condamnée sévèrement. […] Vos parents n’espèrent-ils pas améliorer leur position, en se servant de vous, de vos visions, quoiqu’elles ne soient peut-être que des rêves, et, ce qui serait pire, des mensonges ? »

- Ses parents sont pauvres... C'est tout ?

- Ajoute à cela que son père a été suspecté d'un vol de sacs de farine quelques mois plus tôt.

- Elle est donc accusée à son tour.

- Et menacée de prison.

- La sentence est totalement disproportionnée.

- Eh bien les autorités voient d'un très mauvais œil l'engouement suscité par les visions de la jeune fille.

Ecoute ce qu'écrit Jacomet : « La jeune visionnaire continue toujours ses faits et gestes au pied de la Grotte Massebieille ; depuis quatre jours, elle ne s’y rend plus à 5 h 30 du matin, c’est un peu plus tard, à 7 heures, heure plus favorable sans doute aux curieux ; car hier matin, on a compté, rentrant en ville, mille trois cents personnes, et aujourd’hui mille cinq cents ; joignez à cela cent cinquante individus et peut-être plus qui descendent de l’autre côté du gave et vous aurez un chiffre nullement exagéré. Les exercices se multiplient un peu chaque jour depuis vendredi ; ce n’est plus la visionnaire qui se met seule à genoux pour prier et réciter son chapelet, tous les spectateurs s’agenouillent et prient comme elle… ».

- On a connu pire comme trouble à l'ordre public.

- Jacomet est spécialement dépêché à Lourdes pour rétablir l'ordre. Il va s'y employer avec application et méthode.

- Si je comprends bien, le désordre tient simplement de l'affluence. Une jeune fille pauvre qui déplace les foules suscite la jalousie des puissants. Il est urgent de la faire taire.

- Grave ! À tel point que le préfet mandate des médecins pour tenter de la faire interner pour maladie mentale. En 1858 elle subit des milliers d'interrogatoires : Jacomet mais aussi le maire, le procureur, les médecins, les juges, les gendarmes, puis des prêtres, des évêques, des théologiens, des parlementaires, des journalistes venus de Paris...

- Ciel ! Et comment a-t-elle affronté tout cela ?

- Là je peux te citer les propos de Mgr Bertrand-Sévère Laurence, évêque de Tarbes-Lourdes qui écrit dans une lettre : « Petite pour son âge, chétive et sujette à des crises d’asthme, elle supporte tout cela sans broncher, preuve d’une foi et d’une détermination sans failles. Elle esquive tous les pièges, ne se confond jamais et ne se contredit jamais. »

- Preuve d'une foi, que veut-il dire ? Etait-elle croyante ?

- Non, pas particulièrement. À cette époque, elle ne fréquente ni l'école ni le catéchisme. Elle ne sait ni lire ni écrire.

- Lorsque l'évêque dit preuve d'une foi, cela veut dire foi en ce qu'elle a vu ?

- Ce qu'elle a vu fait débat justement. Bernadette ne dira jamais qu'elle a vu la Vierge.

- Tu veux dire que les autorités l'accusent d'avoir vu la Vierge alors qu'elle dit ne pas l'avoir vue ?

- Elle explique qu'elle a vu « aquerò ». En occitan, cela signifie « ceci », « cette chose » différent de « aquèra » qui veut dire « celle-là ».

Emma se servit une nouvelle tasse de café qu'elle serra entre ses mains, savourant les effluves délicates qui s'en échappaient.

- Je te laisse juge. Revoici le commissaire et les réponses de Bernadette :

"Alors, Bernadette, tu vas tous les jours à Massabielle ?

Oui, monsieur.

Et tu y vois quelque chose de beau ?

Oui, monsieur.

Et alors, Bernadette, tu vois la sainte Vierge ?

Je ne dis pas que j’ai vu la sainte Vierge.

Ah bon. Tu n’as rien vu ?

Si. J’ai vu quelque chose.

Alors, qu’est-ce que tu as vu ?

Quelque chose de blanc.

Quelque chose ou quelqu’un ?

Aquerò. Cette chose a la forme d’une jeune fille.

Et elle ne t’a pas dit : je suis la sainte Vierge ?

Aquerò ne me l’a pas dit."

- Ses réponses sont claires et sans ambiguïté.

- Face à cette assurance, le ton monte. Là, c'est le garde-champêtre qui témoigne, un certain Pierre Callet, qui écoute derrière la porte :

"Non, Monsieur ... Vous m'avez tout changé !

Si ! Tu m'as dit cela.

Non, Monsieur !

Si !

Non !

Tu fais courir tout le monde, tu veux devenir une petite p... Ivrognasse, couquino, putarotto..."

- Il en perd ses moyens, le commissaire.

- Et Bernadette tient tête à l'homme de loi.

Jacomet écrit un peu plus loin dans son rapport : « Le bruit a couru que les parents faisaient payer quinze centimes à chaque personne qui désire la voir. Cela peut être et j’ose le croire ; mais jusqu’à présent, il nous a été impossible de l’établir. Nous exerçons, à cet effet, une surveillance de tous les instants ».

- Le commissaire est déterminé mais rigoureux dans son travail d'investigation. Et si un type comme lui ne parvient pas à établir la moindre preuve... Finalement, l'acharnement de Jacomet va finir par plaider la cause de la jeune fille.

- C'est ce qui se passe en effet mais chose étrange, ce rapport reste introuvable pendant une centaine d'années avant que les autorités religieuses parviennent à le localiser dans un grenier savoyard.

- Des apparitions, des rapports de police qui disparaissent. Eh bien quelle histoire rocambolesque !

- Bernadette a vu 18 fois Aquerò et cette rencontre lui a valu des milliers d'interrogatoires.

- Je suppose qu'elle s'attache à répéter exactement ce que Aquerò lui a dit.

- C'est Bernadette qui engage la conversation sur l'insistance d'une femme de l'assistance. Bernadette demande : "Voulez-vous avoir la bonté de mettre votre nom par écrit ?". Aquerò répond "Voulez-vous avoir la grâce de venir ici pendant 15 jours ?" Bernadette promet et Aquerò poursuit : "Je ne vous promets pas de vous rendre heureuse en ce monde, mais dans l'autre".

- Je ne vous promets pas de vous rendre heureuse dans ce monde mais dans l'autre. Etrange promesse, presque une forme de suggestion.

- 8e apparition : "Pénitence ! Vous prierez Dieu pour les pécheurs. Allez baiser la terre pour la conversion des pécheurs."

- Ouais, c'est sûr que leur appétit mystique laisse penser qu'ils ont besoin d'être sauvés.

- 9e apparition : "Allez boire à la fontaine et vous y laver. Vous mangerez de cette herbe qui est là."

13e apparition : "Allez dire aux prêtres qu'on vienne ici en procession et qu'on y bâtisse une chapelle."

- Aquerò est assez autoritaire tout de même.

- Sans doute parce que je ne traduis que l'essentiel des propos. Aquerò demande son consentement à Bernadette ou lui fait préciser si "cela ne la dérange pas".

À la 16e apparition, la Dame finit par se nommer : « Que soy era Immaculada Counceptiou »

- L'immaculée conception, là évidemment...

- Cette expression désigne un dogme marial proclamé quatre ans plus tôt par le Pape Pie IX, et ce terme n'est pas encore connu de la population.

- Bizarre effectivement, à moins que tous sous-estiment la jeune fille.

- La sous-estime, de quelle manière ?

- Elle est pauvre, ne sait ni lire ni écrire, mais cela ne l'empêche pas d'avoir des capacités particulières. Cette détermination à toute épreuve, cette clairvoyance, sa sincérité... Tu vas rire, mais sur bien des points, son attitude me fait penser à Julien. Que se passe-t-il ensuite ?

- Une tempête médiatique s'abat sur elle : les uns veulent la convaincre qu'elle se trompe, les autres lui faire avouer qu'elle a vu le Diable, ou au contraire, s'agenouillent comme devant une sainte.

- Elle reste égale à elle-même, n'est-ce pas ?

- Oui, j'ai trouvé pas mal de témoignages et d'anecdotes.

- Raconte-moi, dit-elle impatiente.

- Un jour, un individu parvient à découper des morceaux de sa robe et de son capulet, elle s'exclame "Qu'ils sont imbéciles !". On lui demande miracles ou oracles. Elle répond simplement "Je suis comme tout le monde". À des prêtres qui réclament sa bénédiction, elle dit : "C'est à vous de me bénir". Quand on lui propose de l'argent, elle répond : "Ça me brûle !"

- Eh bien ! Si elle est fascinée par Aquerò, elle ne se fait aucune illusion sur la nature humaine. Ses réponses témoignent d'une grande maturité.

- En 1863, elle consent à réaliser une série de portraits à la demande de l'évêque. Pour l'occasion, le photographe lui demande de se faire belle.

- J'imagine déjà une douce protestation.

- "Si monsieur Dufour ne me trouve pas assez belle, dites-lui qu'il me laisse ici. Je serai plus contente. Qu'il se contente de mon costume, je ne mettrai pas une épingle de plus".

- Simple et efficace. Si ces photos existent toujours, on peut dire qu'elles ne sont pas truquées.

- Il y a aussi l'épisode de la statue qui est assez drôle.

- La statue ?

- Nous sommes toujours en 1863. Les apparitions reconnues par l'évêque de Tarbes, un sculpteur lyonnais, Joseph-Hugues Fabisch, a été choisi pour ériger une statue de la Vierge. Il rencontre plusieurs fois Bernadette cette année-là.

- Elle lui donne des indications pour affiner son oeuvre ?

- Oui, mais quelques jours avant l'inauguration à la grotte, on lui présente la statue à l'Hospice des Sœurs de la Charité à Lourdes en présence de quelques élus locaux...

- Elle ne reconnait pas vraiment Aquerò ?

- Bernadette s'étonne : "Mais pourquoi lui avez-vous fait les yeux levés vers le ciel ?"

"Mais parce que la Vierge regarde toujours vers le ciel", répond Fabisch.

"Mais pas du tout, elle me parlait, donc elle me regardait !"

Elle demande encore "mais pourquoi lui avez-vous fait un goitre ?" Puis faisant une fois encore le tour de la statue, elle ajoute "Dieu que vous l'avez fait bien raide !"

Gênées, les sœurs la prient de sortir mais sur le pas de la porte, elle explose de rire et s'écrie "ils seront bien surpris ces messieurs les sculpteurs lorsqu'ils arriveront au ciel !"

- Elle ne manque pas d'humour.

- J'étais sûr que Bernadette allait te séduire.

- Pas toi ?

- Si. Je dirais sans doute comme le Dr Dozous : "Je ne sais pas ce qu'elle a vu mais elle a bien vu quelque chose".

- Elle convainc donc aussi les scientifiques...

- Le médecin présent à la grotte lors de la 17e apparition, constate que la flamme du cierge au contact de la main de Bernadette durant plusieurs minutes n'occasionne ni trace de brûlure ni douleur. L'homme de science abandonne alors son scepticisme.

- C'est une femme libre. Quelles que soient les circonstances ou les pressions, elle poursuit sa route. Aquerò, c'est... c'est une lumière dans le néant.

- C'est peut-être sa lumière intérieure qu'elle projette dans la grotte.

- C'est-à-dire ?

- Si elle dispose de cette intelligence particulière comme tu le supposes, il est possible que son esprit projette l'image que le monde extérieur lui refuse dans cet univers étriqué.

- Lorsque Aquerò parle de l'autre monde, j'ai d'abord pensé qu'il s'agissait de l'au-delà mais c'est peut-être le monde qu'elle peut inventer par la force d'un désir.

- Tu as raison, les souhaits d'Aquerò se sont concrétisées au-delà même des paroles énoncées. Bernadette a fait Lourdes un lieu connu du monde entier où les espoirs les plus fous se raniment. Le miracle est en nous !

- Je ne regrette pas du tout d'être venue ici.

- Moi non plus !

- Si tu veux dormir à mes côtés les nuits prochaines, c'est d'accord !

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