Je t'expliquerai...
Avec une analyse rapide de la situation, cela semblait difficile de miser plus d'un dollar sur nos chances de sortir vivants de la mélasse dans laquelle nous étions englués. À nos trousses, d'un côté, l'équipe de bras cassés du grand-père qui souhaite récupérer Roberto pour le ramener au pays. Et de l'autre, le clan sicilien ou corse prêt à tout pour dominer le marché black et sale du banditisme de la Côte Ouest, y compris éliminer tous les membres de la famille adverse. Pour Clara, le boulot est déjà fait. Il leur reste donc à abattre Tony, Marsh et le petit. La seule chose dont on est sûr, c'est qu'ils ne vont pas nous lâcher, ces fils de chiens. Il faut vite élaborer un plan B pour, dans un premier temps, planquer nos miches et ensuite regagner la Corse.
Une pensée fugitive traverse mon esprit. Je repense à la bagarre de Marsh avec Tic&Tac et il y a un détail qui me perturbe, il était à l'aise, bien trop à l'aise... Comme s'il connaissait déjà tous les automatismes des sports de combat. On n'acquiert pas de tels réflexes après seulement quelques cours à la salle. Bizarre...En fait, je me rends compte que je ne sais rien de lui. Il a été gigolo, a fait tomber en amour la belle Clara qu'il a refusé d'épouser, s'est barré aux States et a vécu d'expédients jusqu'à ce que j'arrive dans sa vie pour le buter. Rien de plus. Son enfance, ses parents, ses études, son parcours, tout est mystérieux. D'ailleurs, est-ce vraiment son nom, Marsh... ? Est-ce que j'ai envie de creuser, de poser des questions, de lire son CV ? Pas sûr. Il a eu un passé avant moi, c'est certain. Moi, je n'aime que le présent. Alors... Je ne lui demanderai pas de m'expliquer, mais si un jour il veut le faire, je l'écouterai.
*
On reprend la route tous les quatre sans trop savoir où aller. Marsh veut qu'on descende jusqu'à Tijuana, au Mexique pour trouver un moyen de rejoindre l'Ile de Beauté. Bonne idée ou pas ? Je suis fatiguée, Roberto et Billy ont eux aussi besoin de se remettre de ce qui s'est passé. Les départs sur les chapeaux de roue, dans la violence et la furie, c'est bon pour des adultes aventuriers mais nous avons la charge d'une famille maintenant. À Oceanside, je demande à faire une pause. On se gare le long de l'avenue qui borde la plage, on s'installe sur la banquette arrière du Mitshu pour dormir, enchevêtrés les uns dans les autres. Mes hommes s'endorment avec une faculté surprenante. ils sont pareils tous les deux. Ils ferment les yeux dès qu'ils se couchent, comme des poupées. Billy et moi, on veille, toujours aux aguets.
*
La lumière du soleil apparaît au petit matin derrière les hauteurs d'Hidden Meadows, les rayons découvrent progressivement l'immense digue qui se perd dans la mer. Pas une âme qui vive sur la jetée, l'endroit est désert, c'est magnifique. Je sors sans bruit de la voiture, le coyote m'accompagne. Nous foulons les planches, 400 mètres de chemin avec comme seule vue l'eau, les vagues, à l'infini. A l'extrémité d'Oceanside Pier, un restaurant déploie sa terrasse. J'attrape mon téléphone, appelle Marsh. Il arrive quelques minutes plus tard portant un Roberto encore endormi. Le serveur se pointe avec des assiettes remplies, j'ai commandé un brunch monstrueux. Il y a de tout, du salé, du sucré, des oeufs, des pancakes, des saucisses, du bacon, du chocolat et du café. Installés au bout du monde, les pieds au-dessus du Pacifique, nous sommes une famille et nous sommes toujours en vie.
J'ai décidé qu'aujourd'hui, ce serait relâche dans notre parcours de fugitifs. À quelques kilomètres de là, se trouve Legoland California. Roberto va adorer. Je lui fais la surprise de me garer juste devant. Ses yeux papillonnent de joie, il est prêt à jaillir de la voiture. Je propose à Marsh de passer une partie de la journée avec lui, dans le pays merveilleux des briquettes colorées. Billy n'a pas le droit d'entrer et il faut que je règle certains détails de notre avenir. Il me regarde l'air un peu soupçonneux se demandant ce que je mijote, mais finit par accepter. Je leur donne rendez-vous au même endroit, ils ont quatre heures pour faire le tour du monde.
J'ai pas mal de choses à faire pendant ce temps. Il nous faut une base arrière, une maison un peu cachée pour nous mettre à l'abri. En trois coups d'internet, je trouve un ranch à Escondido, le réserve pour deux semaines. Perdu au milieu de nulle part, perché sur une colline avec vue sur le lac et les montagnes, cela ressemble au paradis. Un havre de paix pour quinze jours, je l'espère.
Je file ensuite au supermarché, j'achète des vêtements pour nous trois, de la nourriture en quantité, des bouquins. J'ajoute au caddy qui déborde déjà des téléphones pré-payés. Je règle le tout en liquide. Ne pas laisser de traces, pas encore, pas maintenant. La benne du Mitshu est pleine. Comme à Noël.
Il me reste encore deux trucs à faire. Et pas des plus simples.
Je m'installe dans un café sympa, au soleil pour écrire la suite des aventures de nos héros pour notre prochain bouquin. Marsh ne m'a pas fait de cadeau dans son dernier chapitre, je me creuse la cervelle pour imaginer un rebondissement à la péripétie bien piégeuse qu'il a inventée. Ce type est démoniaque, ce ne va pas être facile, il a flingué ma seule idée en donnant une orientation inédite au récit. Je le déteste, mais je vais trouver. Comme toujours. Je lui envoie le premier jet, on relira ensemble.
Et enfin, dernière mission. Celle que j'espérais ne jamais avoir à réaliser. Il va falloir entendre de nouveau cette voix. Et cette fois-ci, c'est moi qui vais devoir faire le premier pas.
Je cherche dans mes contacts, sans savoir si le numéro est toujours bon. J'hésite. Je n'ai pas le choix. J'appuie sur Appel. Quelques sonneries... quelqu'un décroche. Je me liquéfie.
- Allo ? C'est moi.
Je n'entends qu'un souffle, rien de plus.
- Je sais que tu es sur la Côte Ouest. Ça m'arrache les tripes de te le dire mais... j'ai besoin de toi. Je t'envoie l'adresse, tu peux venir me retrouver ? Je t'expliquerai.
- Demain.
- OK. Merci.
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