See you on the other side of the mirror
Ma joue chauffe sous le tatouage éphémère. Constellation de rouge appliquée sur ma peau. La vivacité de la gifle m’a surpris et m’a obligé à reculer de deux pas. Nos regards se croisent en chien de faïence lorsque Les Yeux Bleus entre dans la cuisine. Elle me parle, me présente sa sœur. Encore abasourdi, je l’entends à peine et m’approche d’Émilie. Incroyable gémellité, deux gouttes d’eau. Semblables, jusqu’au vernis habillant leurs ongles. Seuls ses yeux sont différents. Un s’éclaire en pistache-noisette alors que l’autre distille les profondeurs de l’océan. Sans ce vairon, un miroir s’y tromperait. Pourtant, ce regard électrique ne transpire pas la même détermination que celui de sa jumelle. J’y décèle une pointe de lassitude, de mélancolie, de regret. Un trouble s’empare de moi. Je le connais, je ressens le même en présence de la femme au coyote. J’arrive à comprendre ses émotions.
Est-ce parce qu’elles sont identiques ?
Répondre m’est impossible, pourtant je discerne une faille. Cette fille est là, mais elle ne vit pas ici. Son esprit est ailleurs. Je le devine sur des falaises escarpées, sur une plage cachée dans une crique, dans une cabane au fond du maquis. Émilie n’est pas heureuse dans ce pays qui n’est pas le sien, mais plus que tout, elle est seule. De cette solitude qui te ronge, qui te bouffe de l’intérieur, qui t’enterre avant l’heure. Cela se voit à la courbe de ses lèvres, aux ridules de son visage, aux reflets gris qui brouillent ses iris.
Je crois qu’elle a perçu que je lisais en elle, ses paupières ont cligné sur du cristal liquide. Elle m’adresse un sourire gêné en guise d’excuse, je le lui renvoie. Les Yeux Bleus a deviné ce manque chez sa sœur, il est palpable chez elle aussi. Elle s’avance. C’est d’abord un bras qui se tend puis le deuxième. La fusion s’opère. Elles s’amalgament, ne font qu’une. Les distinguer est chimérique. Enlacées, elles laissent échapper l’absence l’une de l’autre, la séparation de ce sang qu’elles partagent et, qui au-delà de tout, peut briser le pire des ressentiments.
Pouvait-il en être autrement ?
Je m’efface. Ce qu’elles ont à se dire ne me regarde pas, se retrouver est toujours plus dur que de se perdre. Le tissu qui les relie ne demande qu’un peu d’ouvrage. Le temps n’est pas un problème, au contraire. Qu’elles prennent le leur, il leur appartient. Sa nécessité n’est pas un défaut mais une force.
Je monte au premier. De la chambre de Roberto s’élève un chant dont je reconnais quelques paroles. Je reste immobile derrière la porte et hume les mots qui s’élèvent de la bouche de mon fils. Je n’ose pas l’interrompre, m’éclipse dans la salle de bain.
Ma main chasse la condensation accumulée sur le miroir. Mon reflet m’apparaît trouble, distendu. Un peu de blanc parsème les poils de ma barbe de trois jours. Le temps fait son œuvre. J’applique de la mousse et commence le mouvement de la danse du rasoir. À mi-visage, la mécanique se grippe sur mes pensées. Je m’arrête.
Qu’allons-nous trouver dans ce retour aux sources ?
Ce pays est celui des racines de Les Yeux Bleus, d’Émilie, de Roberto. On ne coupe pas si facilement ce qui te retient au sol, même si c’est de la mauvaise herbe. Et, à bien y réfléchir, ce rocher est aussi celui de ma rédemption.
Après tout, peu importe ce qui nous attend de l’autre côté du miroir. Bon ou mauvais, je sais que nous y avons rendez-vous. Là-bas, un renouveau nous tend les bras, une vie espérée.
Les Yeux Bleus et Émilie reviennent un peu avant midi. Des rires les entourent. Roberto, qui prépare à manger avec moi, se précipite devant elle puis stoppe d’un coup. Il ne sait pas laquelle est Blue et fait demi-tour. La surprise se lit sur son visage, me fait rigoler.
– N’aie pas peur, bonhomme, je lui dis. Y en a une qui griffe et l’autre qui frappe, mais sinon elles sont gentilles.
Les deux sœurs ressortent dans l’après-midi. Seule Les Yeux Bleus rentre alors que le soleil se casse la gueule derrière les collines entourant le lac. Son feu découpe en ombres chinoises chaque sommet puis se reflète dans le mercure de l’eau. Il s’y noie lentement, ne laisse derrière lui qu’une flaque aux étoiles. Une fois de plus, je reste bouche bée devant le spectacle de la nature.
Une assiette de crudités et un verre de vin l’attendent sur la table de la terrasse. Elle prend soin de fermer la porte vitrée, isolant Roberto dans le salon. Il nage au milieu des briquettes de Légo, défait puis construit son monde parfait. Profites-en mon fils. Un sourire raye les lèvres de Les Yeux Bleus, des étincelles embrasent ses prunelles. Je ne l’assaille pas de question, elle a besoin d’un peu de temps pour digérer sa journée et accepter que de sa clepsydre plus rien ne s’écoule. Je sais que son verre fini, elle sera volubile. Elle vient se serrer contre moi.
– Tu en as d’autre des surprises comme celle-là ? je demande.
Elle s’esclaffe.
– Chacun ses petits secrets, répond-elle en me regardant par en dessous. N’est-ce pas, Marsh ?
C’est moi qui me marre maintenant. Je connais son passé de tueuse et les méandres qui l’ont conduite à le devenir, mais toute une zone d’ombre recouvre encore son existence. Nos arcanes sont au bord de nos lèvres. Une partie va s’effriter ce soir. Enfin.
– Commence, dis-je.
– J’en ai pour un moment, tu sais.
– J’ai toute la nuit et une bonne bouteille.
Elle a plongé dans ses souvenirs, a déterré ceux enfouis au plus profond de son âme. Des plus nobles aux plus noirs.
Les premiers sont rayonnants, joyeux, pleins de vie sur cette terre de racines. Inconsciemment elle ne s’y attarde pas, peut-être lui font-ils trop de mal. Les autres, plus sombres, accaparent sa mémoire. Elle les attend de l’autre côté du miroir.
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