Rosa
Les yeux de Rosa brillent d’une incandescence maîtrisée. De celle qui fait le vide sur son passage, de celle qui écarte les flingues, de celle qui bouge les montagnes. Elle avance, se rapproche de la maison.
La porte s’ouvre. Elle entre.
*
Un peu plus tôt dans la matinée, elle binait son petit carré de jardin sous un ciel chargé. Le voile sombre encombrait l’horizon et augurait d’une pluie qui ne venait pas. Elle en avait profité pour enfiler une paire de bottes puis se mettre au travail. La terre ne rendait pas les efforts qu’elle lui consentait mais peu lui importait. Ce lopin était à elle, ainsi que la maison nichée derrière l’église Santa Lucia de Chera.
Elle se redressa suite à un début de mal de dos puis, appuyée sur le manche de son outil, elle leva la tête. Un instant, son regard se perdit sur les boursouflures cotonneuses des nuages, elle voulut s’en détacher, mais leur pouvoir attractif la retint. Leurs noirceurs la plongèrent au-delà de son existence et lui rappelèrent les années sombres qui jalonnaient sa vie.
Si elles avaient commencé sous l’aura du soleil de l’homme qui partageait sa fièvre, sa mort l’avait enterrée en même temps que lui. Le commissaire Durisoti était venu un soir d’été, ce qu’il avait dit avait déclenché la foudre dans tout son être, mais aussi dans celui des deux fillettes cloîtrées dans la maison. L’impact électrique avait tout déréglé. Du jour au lendemain, elle avait fui la villa sur les hauteurs de Bonifacio pour se réfugier dans un appartement de Bastia. Si au début elle s’en était sortie en faisant de petits boulots, l’emprise de Tony avait écarté tous les pourvoyeurs de travail. Les portes s’étaient refermées sur elle, si bien que d’un trois pièces, elle avait dû passer à un logement plus petit puis avait fini dans un studio. À cela, s’était ajouté les disputes incessantes de ses filles. Inexorablement, elles s’étaient écartées l’une de l’autre, de jumelles fusionnelles, elles étaient devenues des inconnues. Alors qu’Émilie vivait dans le souvenir d’un père aimé, Patricia s’était enfoncée dans des relations douteuses. Elle était devenue, au contraire de sa sœur, irascible et incontrôlable, jusqu’à son départ le jour de ses dix-huit ans. Son absence l’avait encore plus meurtrie. Un jour, alors que sa fille était passée prendre des nouvelles, elle lui avait jeté à la figure la vérité sur la mort de son père. La violence de sa réaction avait été sans surprise et son éloignement définitif. Plus tard, Émilie lui avait parlé de sa sœur et de ses intentions de tuer Tony. Ce jour-là, Rosa avait pensé que plus jamais elle ne reverrait sa fille. Puis, la douce Émilie avait elle aussi pris son envol après des études d'architecture et voyageait partout dans le monde. Seule, les journées s’étaient étirées en mois, monotones, sans couleurs. Jusqu’à ce jour de printemps de l’année dernière.
La sonnette de la porte avait retenti sur la solitude du studio. Rosa n’était pas là et l’homme en complet veston, manifestement pressé, avait regardé sa montre avant de rebrousser chemin. Il était arrivé à mi l’escalier lorsqu’une femme était apparue. Elle portait un sac de provision et il s’était proposé afin de l’aider. Son apparence et son sourire avaient poussé Rosa à accepter. Arrivés devant la porte de l’appartement, il avait pris la parole.
- Vous êtes Rosa Novi ?
Son accent, légèrement américanisé, l’avait mise sur ses gardes. L’homme l’avait remarqué et il avait enchaîné :
- C’est votre fille Patricia qui m’envoie.
La surprise s’était lue sur le visage de Rosa et ses yeux s’étaient embués. À l’intérieur, elle l’avait invité à s’asseoir et lui avait préparé un café à réveiller les morts.
- Je m’appelle Fred Larsen, je suis l’agent de votre fille et de son compagnon. Tous les deux sont des auteurs à succès en Amérique et Patricia m’a demandé de vous remettre ceci. Son ami n’est pas au courant de sa démarche mais le connaissant, je suis sûr qu’il l’approuverait.
- Des auteurs… mais de quoi ?
- Ils écrivent des romans d’aventures et leurs textes sont traduits en plusieurs langues. Je vous ai emmené quelques exemplaires.
Sans voix, Rosa avait attrapé l’enveloppe d’une main tremblante puis l’avait ouverte. Elle contenait un chèque.
- Je suis là pour vous expliquer, Rosa.
La discussion s’était éternisée et Fred était resté jusqu’au dîner qu’elle lui avait servi. Il avait tiré un trait depuis longtemps sur l’avion qui devait le ramener sur Paris et ne l’avait pas regretté. Minuit sonnait quand il avait pris congé, puis, après avoir posé deux bises sur les joues de Rosa, il lui avait glissé un bout de papier sur lequel était noté un numéro de téléphone.
- Ne dites pas que c’est moi qui vous l’ai donné, avait-il dit avant de s’éclipser.
Quelques jours s’étaient écoulés avant qu’elle ne se décide à appeler.
Le mois suivant, un agent immobilier l’avait contactée. Un bien, correspondant à ce qu’elle recherchait, était disponible dans le petit village de Chera. Étonnée, elle avait répondu qu’elle ne recherchait rien puis s’était rappelée de la discussion qu’elle avait eue avec cet adorable Fred Larsen et sa promesse de tout faire pour qu’elle soit heureuse. Perdu dans la montagne, le bourg l’avait accueilli il y a presque un an déjà. Les rares habitants lui avaient souhaité une bienvenue cordiale et des liens s’étaient rapidement tissés avec eux. La fraternité de ceux qui partagent ce pays n’était pas vaine, tout comme leur hospitalité. Depuis, la vie simple qu’elle menait ici s'écoulait doucement sans peur des lendemains et elle correspondait régulièrement avec ses deux filles qui ne s’étaient pas revues depuis de nombreuses années.
Un petit coup de vent et un peu de pluie lui rappelèrent qu’elle ne devait pas traîner si elle voulait se rendre à la boulangerie. Elle rangea sa binette, retira ses bottes puis fila au village. Un petit attroupement s'était constitué et les conversations allaient bon train. Elles se turent à son arrivée et Rosa demanda ce qui se passait. L’ensemble des personnes baissèrent la tête, seul un vieil homme s’approcha.
- On a entendu dire que Tony retient prisonnière deux filles.
À ces mots, Rosa se raidit. Ce qu’il venait de dire lui aurait presque suffi pour qu’elle comprenne, mais elle lui intima de continuer.
- Moi, je suis trop vieux pour que cette saloperie de type s’en prenne à moi, mais comprend que les gens du village fassent attention. Ne leur en veut pas. Ces filles, on dit qu’elles sont jumelles et que seuls leurs yeux permettent de les différencier, on dit aussi qu’elles s’appellent Novi.
Rosa lâcha son cabas. Le vieil homme remarqua les contractions des traits de son visage et le feu qui s’allumait dans ses iris. L’instant suivant, elle n’était qu’une silhouette qui partait en courant jusqu’à sa maison.
Les pneus de sa voiture crissèrent en bas du chemin d’accès de la bergerie. Trois hommes en armes la braquèrent à sa descente, elle leur fit front. Au plus âgé, elle parla :
- Toi, tu me connais, va prévenir ton patron que j’arrive.
- Non, il ne veut voir personne.
- Alors pousse-toi et ne t’avise pas de m’empêcher de passer.
Les flingues se baissèrent, le passage se libéra.
*
La porte s’ouvre. Elle entre, se trouve en territoire connu. Une multitude de souvenirs lui saute au visage, elle les repousse, avance. Un gars vient à sa rencontre, les braises de ses pupilles le dissuadent de la toucher, lui aussi se pousse. Personne ne résiste.
Tony, accoudé à son bureau, perçoit son arrivée. Il chausse ses larges lunettes noires et s’enfonce dans son fauteuil lorsqu’elle pénètre dans la pièce. Rosa vient se placer en face de lui.
- Tu retiens prisonnière mes filles, libère-les, crache-t-elle.
Un sourire se dessine sur la face du mafieux.
- Je savais que c’était toi qui arrivais. Le bruit de ta démarche quand tu es en colère. Il me manquait. Je suis content de te voir, Rosa. Cela fait bien longtemps.
- Pas assez. Ne me fais pas répéter, Tony, sinon…
- Sinon quoi ? Tu n’es pas en mesure de me dire ce que je dois faire ou pas. Tu es ici chez… moi.
L’hésitation trouble sa voix, il respire fort et reprend.
- Ça aurait pu être chez nous si tu n’étais pas partie avec André. Mais non, tu l’as préféré à moi le jour où je voulais te demander en mariage. Si tu savais le…
- Arrête ton cinéma, Tony. Nous deux c’était une erreur, et tu me l’as faite payer au centuple ta soi-disant peine. Tu as tué mon mari puis tu m’as pourri la vie et aujourd’hui, tu t’en prends à mes enfants. Je ne sais pas ce que tu mijotes, mais j’en ai rien à foutre. Je ne partirai pas sans elles, que tu sois d’accord ou pas.
Tony se lève brusquement. Dans son mouvement, il butte contre le bureau et fait tomber ses lunettes dévoilant la couleur de ses iris. Les mains du mafieux fouillent à la recherche de ses carreaux. Rosa, un instant surprise, les attrape et les lui donne.
- Depuis quand es-tu aveugle ? demande-t-elle.
- Un peu plus d’un an, dit-il en se rasseyant. Une maladie… Rosa, je ne ferai jamais de mal à tes filles. Regarde ce que j’ai fait de Clara et comment je l’ai laissé mourir. C’est comme si c’était moi qui tenais le flingue qui l’a tué. Je suis le seul responsable de ce désastre et je dois vivre avec ça. La punition m’appuie sur les épaules, je l’accepte, je la mérite… je l’attendais. Alors, comprends-moi, je veux revoir mon petit-fils, ce sera la dernière fois. C’est Patricia qui l’élève avec le père. Tu me connais, je ne sais pas demander sans me servir de la force, et je pensais n’avoir que cette solution pour obliger cet homme à m’amener Roberto. Il est sur l’île et vient de partir avec Émilie pour aller le chercher. Mais je ne sais pas s’il va revenir.
Abasourdi, Rosa se retient au bureau. Ces révélations la font tanguer. Elle en comprend les portées et leurs conséquences. Sans successeur, le règne prend fin. Tony s’y abandonne. D’ici peu, un autre prendra la place laissée vacante.
Sera-t-il meilleur, sera-t-il pire ?
Elle s’en fiche, qu’ils s’entre-tuent tous…
Quelques secondes lui sont nécessaires pour se reprendre. La voix cassée elle demande :
- Tony, laisse-moi partir avec Patricia. Je te promets que je ferai tout afin que tu puisses revoir Roberto. Fait ça pour toi et ton petit-fils. Fait ça pour moi. Fais ça pour… Clara.
Un regard indéchiffrable se lève sur Rosa. D’un geste de la main, le mafieux essuie ses yeux puis baisse la tête. Sans rien dire, il acquiesce.
Émilie se serre contre sa mère dans la voiture. Des larmes inondent ses joues, celles de Rosa aussi. Elle lui explique que c’est Patricia qui était partie avec le père de Roberto, que les geôliers n’y avaient vu que du feu. Elle savait qu’elle ne reviendrait pas et avait pris cette décision pour le gamin, mais pas que. À l’interrogation de sa mère, elle répond que ce n’est pas à elle de le dire.
Chera se dévoile au détour d’un virage, la voiture de Rosa contourne l’église puis stoppe devant sa maison. Un autre véhicule est là aussi, elle ne le connaît pas. Elle passe le seuil…
Dans le salon se tient un petit garçon. Il joue avec des briquettes. Assis à côté de lui, un gaillard lui adresse un sourire, mais aussi celle qu’elle pensait ne jamais revoir.
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