XII.

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Elle parcourut du regard les quelques lignes, se répétant les mots, encore et encore. « Le 18 septembre 1488, au cours du séjour du seigneur Léandre Erebus de Domecy au domaine, je lui ai remis la toile, la soie et les boutons de pourpoints dont il avait fait l’acquisition pour la somme de 26 livres et 18 deniers le 22 août. » Puis, quelques lignes plus bas : « Le 20 septembre 1488, pour la pension des trois chevaux du marquis de Domecy, j’ai déboursé un total de 2 livres ».

Ce même nom, Domecy, revenait ainsi périodiquement, presque toujours concernant de banals échanges commerciaux, durant l’année 1488, puis 1489 et ce jusqu’en 1491, où la dernière mention de ce fameux marquis était faite dans le cadre d’une banale acquisition de terres quelque part en Bourgogne.

Passé cette date, plus rien. Pas de mention d’un quelconque décès du marquis qui aurait pu expliquer cette brusque rupture et pas non plus d’évocation d’un possible héritier. A croire que les partenaires avaient simplement rompus leurs liens du jour au lendemain.

Peut-être s’étaient-ils brouillés ? Ou bien s’étaient-ils retrouvés adversaires dans un des multiples conflits qui opposèrent alors les nobles en ces temps-là ? Il était impossible d’avoir une réponse, mais au fond cela importait peu : Séléné avait enfin un semblant de piste.

Un nom complet. Parfois cité tel quel dans le cahier, tout simplement « le seigneur Léandre Erebus de Domecy » mais le plus souvent sous l’appellation « le marquis de Domecy ». S’il s’agissait véritablement de l’ancêtre de son mystérieux visiteur, la coïncidence était troublante. Mais Séléné eut beau consulter tous les livres, la seule mention du marquis remontait au XVème siècle.

Satisfaite malgré tout, elle pris grand soin de replacer les livres à leurs places et emporta les deux ouvrages concernés, qui de toute évidence ne manqueraient à personne.

Elle observa rapidement les alentours avant de sortir du bureau. Elle savait que ses parents avaient chargés la gouvernante de garder un œil sur elle, probablement inquiets des incartades que la jeune femme pourrait commettre à quelques semaines de son mariage.

Dehors, le soleil se couchait déjà et les discussions et bruits de casseroles provenant des cuisines l’informait que le dîner serait bientôt prêt. Il n’y avait personne à l’horizon.

Elle traversa les couloirs en silence et parvint à sa chambre sans encombre. En prenant soin de ne pas les abîmer, elle rangea les livres dans un des tiroirs de son cabinet. Trois coups frappés à la porte lui arrachèrent un sursaut, et elle prit soin de dissimuler son agitation avant de permettre à la domestique d’entrer.

Sur un ton poli mais qui ne pouvait masquer l’agacement de celle qui avait dû s’épuiser toute la journée à travailler dans une maison vide et n’avait pas envie de devoir attendre auprès de sa maitresse ; elle l’informa que le dîner était servi avant de prendre congé sans attendre de réponse.

Séléné ne s’en formalisa pas et poussa un soupir avant se rendre dans la salle à manger. Avec toutes les cachotteries qu’elle entretenait constamment, on aurait pu penser qu’elle était désormais parfaitement capable de prétendre être sage et tranquille, pourtant les choses n’avaient pas changées : Séléné avait un mal fou à mentir. La simple idée que l’on puisse ainsi apprendre qu’elle avait dérobé de précieux ouvrages de la famille en s’introduisant subrepticement dans une pièce qui lui était en principe inaccessible mettait ses nerfs en feu.

Comme d’habitude cependant, le repas se déroula sans encombre, dans un silence uniquement interrompu par les vas et viens des domestiques et les bruits des couverts tintants contre l’assiette. Toujours mal à l’aise de dîner seule à une si vaste table, elle écourta son repas en prétextant un manque d’appétit et s’éclipsa en direction de la bibliothèque.

Sans autre but réel que de se distraire, elle se dirigea vers un rayonnage poussiéreux et attrapa l’un des volumes à l’aspect les plus anciens et dont les coins de la couverture de cuir racorni avaient, avec le temps, été à moitiés arrachés. Elle tourna les pages dont l’état laissait à penser qu’il devait dater des débuts de l’imprimerie, et constata avec satisfaction que l’encre était toujours lisible.

Parfait. Le titre indiquait qu’il s’agissait d’un recueil des lettres d’un ancien homme d’Etat français dont le nom ne lui disait rien. Peu importait de toute manière, puisqu’il s’agissait simplement ici de se distraire en se plongeant dans un ouvrage inconnu plutôt que dans une lecture plus plaisante mais déjà familière.

Après tout, elle avait déjà parcouru tous les classiques, et ses récentes découvertes avaient éveillées son intérêt pour le XVème siècle. D'une certaine façon, elle voyait ainsi dans la lecture d’un ouvrage datant de ces temps ancien une occasion de se rapprocher de ses ancêtres.

Elle savait bien cette tentative illusoire, mais le simple contact du cuir râpé contre ses mains provoquait en elle une forme d’excitation. Peut-être son aïeul avait-il lui aussi parcouru le petit volume ?

Elle ne pouvait pas tout à fait s’expliquer cette fascination soudaine pour une période historique qui lui avait jusqu'à l'ors été relativement indifférente, mais elle avait toujours été prompte à se trouver de nouveaux passe-temps pour tromper l’ennui.

Et bien sûr, le fameux marquis de Domecy était toujours présent dans un coin de son esprit…

Comme attendu, l’ouvrage se révéla plutôt inintéressant, mais dispensait parfois quelques détails intéressants sur la situation du royaume à l’époque. Elle persista néanmoins jusqu’à en venir à bout, et quand elle referma enfin le livre, le soleil avait depuis longtemps laissé place à la lune dans le ciel.

S’approchant de la fenêtre, elle lança un regard vers le jardin plongé dans l’obscurité. Elle imagina un instant des ombres mouvantes entre les allées avant se rendre à l’évidence. Tout comme cette résidence, la cour était déserte, les rosiers inertes, et il n’y avait personne pour lui rendre son regard.

Cela durait depuis une semaine maintenant, et elle devait bien admettre qu’elle était frustrée de cette attente.

A la suite de la nuit où Léandre et elle avaient passés la nuit à discuter, le jeune homme était revenu lui rendre visite trois jours plus tard, et, à sa grande surprise, lors de deux nuits consécutives.

Comme à son habitude, il était réapparu avec la même audace après l’avoir laissé sans nouvelles, ayant cependant cette fois ci, quelle surprise, le bon goût de frapper à la fenêtre de sa chambre avant de la saluer d’un sourire.

Plus surprise de son savoir vivre inattendu que de sa façon impromptue de faire irruption, à laquelle elle s’était désormais habituée et considérait comme une norme pour ce curieux individu, elle l’avait alors laissé entrer.

Cette nuit s’était alors déroulée d’une façon relativement similaire à la première : ils avaient discuté de sujets et d’autres, même si cette fois encore, Léandre s’était montré quelque peu sur la réserve, éludant toute questions personnelle qu’avait pu lui adresser la jeune femme, arguant sur le ton de la plaisanterie qu’il devait conserver son aura de mystère, sans quoi « il perdrait tout intérêt à ses yeux ». Elle avait donc fini par capituler, sans pour autant abandonner l’idée de le percer à jour.

Cependant, le jeune homme lui sembla cette fois-ci plus distant que lors de sa dernière visite, où il s’était à certains moments montré familier au point de largement franchir le seuil de la bienséance. Il demeura ainsi calfeutré comme un chat dans le fauteuil qu’il avait choisi pendant tout leur entretien, ne quittant sa place qu’au moment de s’en aller.

Si cette apparente distance inquiéta quelque peu Séléné, elle se rassura en songeant qu’il avait simplement pris conscience de son impolitesse et veillerait désormais à la préserver. Ce n’était d’ailleurs pas tout à fait pour lui déplaire : ses rapprochements soudains et les rares contacts physiques qui avaient eu lieu entre elles l’avait par le passé décontenancée au plus haut point, la faisant douter de ses propres capacités cognitives.

Ce fut ainsi, somme toute, à nouveau une nuit fort agréable, qui ne se distingua véritablement de la précédente que par l’heure à laquelle son invité pris congé, aux alentours de deux heures du matin, bien plus tôt cette fois-ci.

Il l’avait quitté en la saluant avec la même politesse piquée d’ironie, et elle s’était contentée de lui adresser un sourire alors qu’il se sauvait comme à son habitude, les mots d’adieux et les questions restant étranglés dans sa gorge.

Pourquoi la quitter si tôt ? Quand reviendrait-il ?

En si peu de temps, ces rencontres fortuites étaient indubitablement devenues les moments les plus excitants de sa morne vie, et elle devait bien s’avouer que ce n’était pas uniquement lié à la qualité des conversations qu’elle pouvait avoir avec Léandre.

Cette nuit-là, après son départ, elle tenta en vain de repousser les pensées qui commençaient à lui polluer l’esprit.

Qu’ils étaient traitres, ces sentiments.

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