Edmond

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La mère Lenoir. Aussi antique que feu mes aïeux et une patience incommensurable. C’est cool de la retrouver cette année. Cela dit, cette pensée s’échappe de mon esprit aussitôt terminée, car il y a bien d’autres choses plus intéressantes sur lesquelles s’attarder. Autrement dit, les filles. Plus de la moitié de la classe. Une année qui s’annonce occupée.

Non pas que je sois un animal, un gentil animal alors, peut-être, mais je les aime toutes, les filles. J’ai du mal à me résoudre à l’idée qu’il n’en faille qu’une. Laquelle ? Elles sont toutes extraordinaires, avec leurs différences, et leurs excentricités. Rachelle par exemple. Un nom aussi affreux que le mien, des dents écartées et des lunettes plus épaisses que mon doigt. Malgré tout, je suis tombé sur elle au parc une aprèm cet été, et ça restera un des meilleurs de ma vie ! Là où je ne voyais que la tranquillité de la bronzette au soleil, j’entends désormais le chant des oiseaux. Non pas que je ne les entendais pas avant, mais maintenant je les entends, j’y fais attention. Je peux même en reconnaitre certains. Merci Rachelle pour cette initiation d’ornithologie.

Et Myriam. C’est pareil. Un cul d’enfer que j’affectionne tout particulièrement, et je bénis le fait d’être encore une année dans sa classe, mais surtout, la musique qu’elle écoute ! Incroyable, éclectique, j’ai découvert l’univers de la musique orientale. Bien que ce soit réducteur de simplement dire « oriental ».

L’inconvénient majeur d’aimer toutes les filles, c’est qu’en retour elles ne s’aiment pas les unes les autres. Impossible d’aller de l’une à l’autre sans créer un cataclysme de jalousie frénétique ou se faire abreuver d’une colère noire poisseuse d’insulte. Ou alors je suis un banal coureur de jupons et un sacré con. Ce n’est pas l’image que je veux donner, mais c’est celle que j’ai, et même si je l’explique, je ne m’explique pas mon incapacité à faire comprendre mon point de vue.

— Edmond de Valérian ?

— Présent.

C’est décidé, cette année je ne lèverais pas le petit doigt. Je ne dirais pour autant pas non si l’on m’accoste, je ne suis pas fou, mais j’essaierais de m’intéresser plus sérieusement aux raisons profondes qui pousseraient ladite nana à m’accoster. Oui, je vais faire ça.

Mes élucubrations ne m’amènent pas bien loin, car à la seconde où je relève la tête, alors même que j’ai pris cette résolution de fer, celle-ci s’oxyde sitôt forgée. Léonore. Cette beauté irrésistible qu’elle cache au fond du vert sapin de ses yeux en amande. Je l’ai toujours vue, toujours regardée, toujours admirée, jamais approchée. Elle m’effraie. Elle brule d’un charisme si ardant que je me sens à côté comme un tas de cendre. Un flocon au soleil. Ridicule.

— Monsieur de Valérian, peut-être aurait-il quelque chose à ajouter ?

Que je sois damné ! Cette prof repère tous les lunaires ! Je n’ai pas la moindre idée de ce qui s’est dit depuis l’appel.

— Tout pareil.

— Ça, c’est une réponse argumentée. Vous n’avez pas changé durant l’été monsieur de Valérian.

Les autres ricanent et je me fais tout petit, la tête entre mes épaules. Finit de rêvasser, je n’aime pas passer pour un imbécile. Thérèse Raquin, à nous deux ! En plus, ce livre était chouette, j’ai aucune raison de décrocher.

Lorsque la cloche sonne, je m’apprête à filer, mais une idée folle me retient. Je vais parler à Léonore. C’est absurde d’avoir peur d’une femme. D’autan qu’il s’agit du moment idéal, Hiroko n’est pas là !

Je fourre feuilles et stylos en vrac dans le sac et enjambe les trois rangées qui nous séparent.

— On mange ensemble ?

Je retiens ma respiration quant au sourire qui se dessine sur ses lèvres. Il est à la fois magnifique et terrifiant. De ces sourires énigmatiques qui annoncent l’absence de réponse. Certes, on ne me dit pas non, donc je ne suis pas habitué au non, même si en soi, je n’ai aucun problème avec le non. Je me targue de ne pas être ce genre d’animal, le genre balourd grossier.

— Me voilà la nouvelle cible du très désiré Edmond de Valérian.

Je ne sais pas si je tousse, éternue ou m’étouffe, mais la remarque me reste en travers. Je ne m’y attendais pas. Et pourtant elle me fait sourire. Elle a à la fois tort et raison.

— Tu ne réponds pas à ma question.

— Ma foi pourquoi pas ? Ça peut être amusant.

Je fais un effort pour ne pas me liquéfier, ou du moins garder ma bouche fermée. L’ironie qui flotte dans ses sourcils arqués est guère rassurante, j’en aurais presque envie de déglutir.

C’est plus facile d’habitude, les nanas que j’aborde m’attendent, malgré moi évidemment, mais c’est un fait. Elles se sentent un peu comme l’élue choisit par la lumière, je suis le beau garçon du lycée qui les a enfin regardées, alors c’est facile pour moi. Trois phrases enjôleuses et elles me mangent dans la main. Mais Léonore se moque de moi comme d’un cure-dent. Et même si je suis tout à fait à court de mots, d’idée ou autre, j’avoue qu’en un sens je me sens soulagé. Je ne suis pas déifié sans raison. J’ai la sensation que je vais pouvoir me comporter normalement, sans avoir besoin d’entretenir une fausse image de beau gosse, puisque je ne suis qu’un imbécile à ses yeux.

Ah ! Dieu que c’est cliché. Le beau gosse que tout le monde s’arrache s’intéresse à la paria du lycée qui le rejette. Ne serait-ce pas un tiers de la filmographie d’aujourd’hui ? L’autre tiers consacré à la situation inverse, et l’autre tiers encore au ténébreux garçon qui ne veut pas que la nana l’aime et qui finalement tombe désespérément amoureux d’elle. Des trois archétypes je préfère le mien. Au moins, j’en ressortirais grandi, je ne serais plus cet animal sans cervelle du début du film.

Edmond, tu fais des plans sur la comète. Tu t’imagines déjà sortir avec Léonore alors que tu ne sais même pas lui dire bonjour correctement. « Tu lui en as mouché un coin », mais qu’est ce qui m’a pris ? J’ai déjà sorti bien pire, certes, mais celle-là peut rentrer dans mon top 10 sans problème.

— Fais gaffe tu risques de m’user à force de me regarder.

Fichtre, je ne m’étais même pas rendu compte que je la fixais. Creepy Guy

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