Olivia

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Je lis et je ne lis pas. Mes yeux suivent les mots, mon esprit les entend, mais je ne les écoute pas. Je suis ailleurs. Je pense et pense que je ne veux pas penser. J’aimerais être tranquille de moi-même et pouvoir me concentrer sur mon livre. Fuir. Ma réalité. Mon weekend. Lui.

— Salut.

Je sursaute. Même si je reconnais la voix de la term’ aux mangas, la peur de voir Léa est mon premier réflexe. Je lève les yeux et la détaille. Elle a une allure de lutin. D’elfe peut-être. Filiformes, ses oreilles discrètement pointues qui dépassent de ses cheveux roux coupés au carré.

— Léonore, dis-je simplement.

— Tu as retenu mon prénom.

Elle n’est pas vraiment étonnée. Je ne sais pas ce qu’il y a derrière sa voix. Elle me regarde sans rien dire, j’appréhende. Que me veut-elle ? Qu’attend-elle ? Pourquoi ce regard si scrutateur ? Mes mains serrent d’instinct les pages de mon livre.

— Tu viens manger avec nous ?

Non.

Elle se tient là, devant moi, un sourire pourtant affable aux lèvres, mais je n’arrive pas à la croire. Elle veut quelque chose, je ne sais pas quoi, mais elle veut quelque chose de moi. Pour l’autre jour, pour Léa. La bienveillance n’existe que dans les livres. Et pas tous. Pas beaucoup même.

— Non, désolée, j’ai déjà mangé.

Ce n’est pas vrai. J’ai faim. J’attends seulement la fin du service pour être tranquille.

— Ah ok, pas de soucis ! C’est vrai que je dois te paraitre un peu bizarre. Je me disais juste que tu voulais peut-être parler un peu de ce qui s’était passé avec l’autre débile.

— Non, ça va.

Elle pince les lèvres et se balance très discrètement sur la pointe des pieds avant de me faire un rapide salut de la main et s’en aller.

Je n’ai pas tout compris. Pourquoi voudrait-elle que je lui parle de Léa ? Il n’y a rien à en dire, je ne vais pas la changer, elle non plus. Et ses amis doivent bien sans moquer.

Je referme mon livre un peu agacée, définitivement incapable de me concentrer. Je ferme les yeux.

La sonnerie de 14 h me réveille en sursaut. Je me dépêche de ranger mes affaires et file en SVT, tant pis pour le déjeuner.

Depuis l’épisode « Léa », j’ai perdu ma transparence. Je suis devenue une attraction grotesque, la fille qui dort dans le parc, la fille qui n’a pas changé son sac déchiré, la fille qui a un bleu sur la joue. Le regard des autres est lourd sur mes épaules, chaque pas est plus dur à faire à mesure que je m’approche. Et j’entends les murmures. « T’as vu c’est l’aut’ clodo », « tu crois qu’elle a pas de famille ? », « ah ça put ! Ouais ça sent le SDF ».

Dans la salle, je me cache tout au fond, sur une paillasse esseulée, soulagée de ne plus être vue. Jusqu’à l’annonce fatidique du prof :

— Aujourd’hui, travail de groupe. Mettez-vous en binôme.

Nous sommes un nombre impair, par pitié, laisse-moi seul.

— Tenez, Olivia est toute seule, qui veut bien la prendre dans son groupe ? Surtout, parlez pas tous en même temps !

— Je préfère faire le travail en individuel, monsieur s’il vous plait.

— Entendu.

Sa moue désolée pèse sur moi aussi lourdement que les regards dégoutés des gars devant moi.

Lorsque la cloche sonne, je cours presque au CDI, m’empresse de sortir mon livre et colle mes yeux sur les lignes. J’ai beau me forcer, les mots ne s’impriment pas, je ne comprends rien à ce que je lis. La tension commence à me prendre. Lire a toujours été ma bulle, mon silence. Pourquoi je n’y arrive pas aujourd’hui ! Je m’appuie au dossier jaune maïs de l’énorme fauteuil, essaie de respirer calmement, ferme les yeux. C’est ma place habituelle, j’aime ce fauteuil à l’angle des deux vitres donnant sur la petite forêt derrière le lycée en contre bas. En rouvrant les yeux, je vois l’amie de Léonore entrer dans le CDI et ma tension remonte d’un coup. Finalement, elle se dirige vers les mangas sans même jeter un œil dans ma direction. Je soupire.

La cloche sonne à nouveau et mon cœur se serre. Je ne veux pas y retourner. Pas sans ma transparence.

À quelques pas du mouton d’élèves devant la salle d’anglais, je les entends déjà. Les ricanements, les sourires sardoniques et les regards en coin qui me sont ouvertement adressés. Je me fais violence pour ne pas faire demi-tour.

Je suis encore plus anxieuse alors même que je sors du cours et qu’il ne s’est rien passé d’étrange. Mais la journée est terminée. Enfin. Une de plus. Maintenant, je n’ai plus que moi et moi-même avant qu’il ne soit l’heure de rentrer à la maison. Je vais aller au parc. Peut-être que le silence frissonnant des arbres m’apaisera. Je retrouverais alors le refuge de mes livres.

J’ai compris pourquoi ils rigolaient.

Je suis debout devant le banc sur lequel je m’assois souvent, près des jasmins, et regarde le tag rouge peint dessus.

« Chambre réservée »

— Ça te plait ?

Je sursaute. Léa, ses deux toutous et trois mecs de la classe.

— On a même amené de quoi la décorer, ta chambre, continue-t-elle.

Et je les regarde verser deux sacs poubelles sur le banc. Léa fait un pas vers moi, se grandit et m’écrase de ses quelques centimètres supplémentaires.

— Et maintenant tu vas faire quoi sans la term’ qui t’a sauvé le cul, clocharde ?

Je recule d’instinct, heurte Kevin qui vient de se glisser derrière moi. Il m’attrape fermement les épaules. Je ne cherche même pas à m’enfuir, ce n’est pas la peine, sa poigne est comme la sienne, trop ferme. Le coup sera moins douloureux que de résister. Et le coup vient. Pas de lui, de Léa. Une gifle brulante.

— Ça, c’est pour son coup de poing.

Kevin me lâche et tout le monde ricane.

— Allez v’nez on se casse, ça pue par ici ! Dort bien la cloch’ !

Avant de partir, Kevin attrape toute une poignée de déchets et les laisse retomber sur ma tête avant de s’essuyer la main sur mon pull avec dégout.

Me voilà seule à nouveau. Dans mon havre de paix. Mon sac toujours à la main. Le livre qui attend à l’intérieur. Le vent qui froisse les feuilles des arbres. Le jasmin qui parfume l’air. Mon banc. Et ses ordures.

Je lâche mon sac, un peu abrutie. Il doit se passer cinq minutes avant que je n’ose bouger. Puis j’attrape le sac poubelle vide et commence à nettoyer. Des boites de sandwichs pleines de sauce, des restes de frittes, des mégots, des bouteilles, beaucoup d’emballages, je décolle de mes cheveux une feuille de salade et de mon pull une serviette en papier pleine de glace.

— Hep, toi là ! qu’est-ce que tu fais ! Ah, mais je te reconnais, t’es la gamine qui vient tout le temps lire ici ?

C’est l’un des gardiens du parc. Quarantenaire, bedonnant, qui se dandine tranquillement le long des sentiers et me salue quand il me voit.

— Qu’est ce que c’est que ce bazar ? Qui a fait ça ?

— Je ne sais pas, je l’ai trouvé comme ça.

Il me regarde avec scepticisme, certainement pas convaincu, mes cheveux encore pleins de sauce blanche.

— Rentre chez toi te débarbouiller. C’est gentil, mais ce n’est pas à toi de faire ça, dit-il les yeux posés sur le sac déjà plein par-dessus mon épaule.

Je m’exécute presque à contrecœur. Ce n’était pas l’heure de rentrer chez moi. J’avais encore deux heures rien qu’à moi.

Plus je passe vite, moins j’ai de chances de le croiser, non ?

— T’as pas oublié mon argent, j’espère ? beugle-t-il du salon.

À mi-chemin dans les escaliers, je me fige.

— Je n’ai pas d’argent…

Son pas lourd s’approche et sa vision crasseuse m’apparait sur le pas de la porte. Il a les cheveux luisants de gominés et son marcel tâché laisse dépasser son ventre à bière. Son visage empâté s’étire d’un sourire qui me fait froid dans le dos.

— T’as bien un ou deux types qui te donneront quelques billets malgré ta tronche, non ?

Je monte les dernières marches en courant et claque la porte sur son rire gras qui résonne longtemps dans mes oreilles.

C’est hors de question ! Je préfère encore endurer la punition ! C’est ma faute si le sac s’est déchiré, j’aurais dû mieux prendre soin de mes affaires, il a raison.

Adossée contre la porte, ma chambre m’apporte un peu de réconfort. J’aime regarder tous les livres soigneusement rangés. Ils me sont très précieux, glanés un à un de boite à livre en boite à livre, certains pour quelques euros accablants acquis chez des bouquinistes, des brocanteurs. Quand je les regarde, chaque tranche me plonge quelques secondes dans l’univers qu’elle abrite et je m’efforce de me souvenir de toutes ces histoires.

Presque sans réfléchir, j’attrape Oliver Twist et me laisse tomber sur mon lit. Certaines pages se détachent, tant je l’ai lu. Il est une sorte de port auquel je reviens toujours chaque fois que la haute mer me fait chavirer. Et cette fois-ci, je peux enfin lire. Les mots prennent sens, forment des images, dessinent Oliver, l’hospice, sa faim. Je le vois et je suis avec lui dans le Londres du XIXe.

La soirée s’étire et je lis jusque tard dans la nuit, puis le sommeil finit par me terrasser. Quand le réveil sonne, je me sens mieux, prête à tout affronter. Léa peut me frapper, je ne serais pas toute ma vie dans sa classe. Ma bonne fortune changera, comme celle d’Oliver.

Je prends une douche rapide, trop absorbée par mon livre pour y avoir pensé la veille et grimace quand l'eau glaciale touche ma peau. Il n’a pas payé la facture. Et ne la paiera pas ce mois-ci. Entre mon sac et le surplus d’alcool de maman, il nous dit qu’on lui coute bien assez cher comme ça.

Frigorifiée, je change mon pull, essayant de choisir le moins usé, enfile un vieux jean de maman trop grand pour moi et ma paire de tennis. Le prof de sport va encore râler parce que je n’ai pas de baskets.

Ça ne loupe pas.

— Olivia, va te changer ! Je t’ai déjà dit la semaine dernière qu’on ne fait pas du sport en jean et en tennis !

— Je n’ai pas d’autres vêtements à la maison monsieur.

— Arrête, tu ne vas pas me faire croire ça. On a tous un jogging et une vieille paire de baskets.

— Bah non, m’sieur, elle dort dehors ! lance Kevin qui passe en trottinant.

Il ricane et s’éloigne alors que le prof le menace d’une heure de colle pour comportement insultant.

— Bon, ça ira pour cette semaine, mais la semaine prochaine, je veux te voir en tenue appropriée ! Allez file !

Je me mets à trottiner tout en pensant que je n’aurai pas de nouvelle tenue mardi prochain, et que nous aurons cette discussion jusqu’à la fin de l’année.

À l’angle du virage, je ne vois pas Kevin caché derrière le gros arbre au bord de la piste. Son crochepied me prend de court et je tombe, mains nues sur le bitume. Il repart en riant. À côté de moi, je vois quelqu’un se mettre à sprinter. Je reconnais Léonore qui se rue sur Kevin, lui attrape l’arrière du teeshirt et le jette en arrière. Kevin se relève immédiatement et la soulève par le col, mais la repose aussitôt, l’ombre menaçante d’un très grand garçon le dissuadant d’entreprendre quoi que ce soit. Je n’entends pas ce qu’il marmonne, mais il repart en courant.

Léonore revient vers moi accompagnée du grand garçon, alors que je me relève.

— Ça va ? Tu n’es pas blessée ?

Elle veut attraper mes mains, pour les examiner je pense, mais je les retire.

— Ça va. Merci, mais laisse-moi tranquille s’il te plait, tu vas aggraver les choses.

Je repars.

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