• La famille Igdrasil 2/2 •

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Bien qu’elle haïssait beaucoup de choses chez les elfes, Astal ne pouvait nier leur élégance et leur magnificence. Alferilim, véritable havre de paix, affichait cet esprit noble et légèrement m’as-tu-vu que les sylvestres arboraient en permanence. Les magnifiques constructions qui s’élevaient dans les ramifications des arbres de la forêt, peintes d’un blanc pur et lumineux, communiquaient entre elles par le biais de petits pontons et escaliers, eux même produits grâce au bois des grandes yeuses. L’arbre de Vie, le plus vieux de toute la cité, abritait sur ses branches les temples dédiés à Irriel, dieu de la chasse, et Ariel, divinité de la forêt. Si le gros chêne procurait à son peuple émerveillement et admiration pour ses temples merveilleux, il exaltait tous les elfes lorsque ceux-ci pénétraient en son antre, au sein même de la maison royale qui s’étalait sur des dizaines d’étages.

La jeune fille, toujours flanquée dans les pas de son ténébreux cousin, s’attarda un instant à contempler l’immense beauté de l’arbre dans lequel ils venaient d’entrer. Les quelques ouvertures que le tronc possédait laissaient filtrer les doux rayons du soleil, qui se reflétaient dans les millions de petits miroirs accrochés aux murs pour éclairer l’ensemble de l’habitation. La nuit, lorsque les trois lunes de la planète brillaient dans le ciel, on installait quelques bougies de cire qui tamisaient l’espace et rendaient l’arbre doux et chaleureux. Terendul sortit la demi-elfe de sa fascination et l’entraîna dans les escaliers de bois qui tournoyaient dans le tronc comme des serpentins malicieux. Même après quatre années passées ici, l’adolescente ne savait se repérer dans la maison, et si Teren’ n’était pas aussi attentionné envers elle, personne ne daignerait lui adresser le moindre conseil.

Le garçon l’accompagna jusqu’aux abords de sa chambre, et lui murmura d’un sourire timide :

― Ne tarde pas trop à te changer. Tu sais que Grand-père n’aime pas le retard, et il paraît qu’il n’est pas de très bonne humeur aujourd’hui.

Pour toute réponse, la jeune fille lui tira la langue, et fila sans un mot dans ses quartiers privés. Astal n’aimait pas sa famille, qui n’avait jamais eu que du mépris pour elle. Mais plus que tout, elle détestait son grand-père. Hormis le fait qu’il la mésestimait plus que quiconque, Thangil Igdrasil était un vieil homme froid et mesquin. Rien n’était assez bien pour lui, et il se débrouillait toujours pour rejeter la faute sur elle, si ce n’était parfois sur d’autres membres malheureux de cette grande famille.

Non, décidément, Astal détestait sa vie dans la cité sylvestre. On la privait de toute distraction et de tout divertissement, on l’insultait de regards incendiaires et de réflexions malpolies, on l’obligeait à renier son ascendance naïade… on voulait la formater.

Terendul avait dû informer les gouvernantes qu’ils rentreraient plus tôt que prévus, puisqu’un bain chaud et apaisant l’attendait dans la baignoire improvisée, faite d’écorce de bouleau et de planches fines de bois. La jeune fille ne perdit pas une seconde de plus. Elle retira la tunique d’entraînement salie par sa chute dans la poussière, ce qui lui arracha une grimace de douleur – son cousin savait où frapper pour faire mal – et plongea une première jambe dans l’eau tiède qui l’attendait. Poussant un soupir d’extase, elle se laissa couler dans le liquide chaud et détendit tous ses muscles. La séance du jour n’avait pas été particulièrement tendre. Teren’, comme à son habitude, l’obligeait à s’échauffer longuement avant d’accepter le duel. Bien qu’Astal progressait un peu plus chaque matin, l’elfe profitait de deux années d’expérience supplémentaires, qui lui permettait toujours de la bloquer – sauf quand elle trichait. Les hématomes qui couvraient sa peau à plusieurs endroits trahissaient les talents du garçon, et Astal se demanda même si l’une de ses côtes n’était pas fêlée.

Lorsqu’elle ressortit de son bain, toute fraîche et revigorée, la demi-elfe se dirigea lentement vers les quelques tenues qu’elle possédait, en sélectionna une bleu azur, et l’enfila presque sans difficulté. Le tissu doux et léger de sa robe provenait des meilleurs artisans faunes, qui élaboraient leurs tuniques et leurs vêtements avec amour et passion. C’était une sorte de chiton au dos nu, révélant la peau douce de la jeune fille jusqu’au creux de ses reins. Lorsqu’elle avançait sa jambe, la fente de sa robe révélait sa cuisse rose. Ses épaules découvertes portaient sans problème la masse volumineuse de ses cheveux de nacre et ses pieds menus chaussaient confortablement dans des petites spartiates en cuir de nain. S’il y avait bien une chose qu’Astal ne détestait point dans cette cité – hormis son cousin – c’était assurément la mode elfique qui la mettait en valeur. Comme à son habitude, la jeune fille souligna son regard d’un trait de Khôl, qui rendait ses prunelles bleues encore plus intenses et profondes. Cela allait sûrement faire enrager ses aïeux, et elle s’en délectait déjà.

Astal rejoignit son cousin, qui l’attendait devant le pas de sa porte sans un mot, et tous deux descendirent jusqu’à la salle du repas. Le garçon avait revêtu une longue tunique noire qui s’arrêtait un peu après ses genoux, le rendant encore plus mystérieux.

L’anxiété grandissait au creux de la poitrine de la demi-elfe, qui imaginait déjà tous les reproches que son ignoble grand-père trouverait à dire à son égard, mais jamais elle ne montra sa faiblesse devant son ami. Les repas étaient rarement chaleureux au sein de la famille Igdrasil, car même lorsque Thangil ne s’occupait pas de sa petite-fille, les querelles familiales ne cessaient d’éclater durant le repas.

Quand les deux arrivèrent devant la grande table de la salle, Terendul sembla se refermer instantanément. Il faisait cela à chaque fois, comme s’il désirait porter un masque de fer pour se protéger des remarques cinglantes que l’on pouvait lui lancer. Galant tel le prince qu’il était, le sylvestre aida sa cousine à s’installer sur son siège, avant de prendre place à sa droite. Pour une fois, ils n’étaient pas en retard. Cela retirait donc une épine du pied de la jeune fille, qui élimina un reproche de la longue liste qu’elle s’était inventée. C’était sa technique la plus efficace, qu’elle avait développé un peu après son arrivée dans la famille : plus elle planifiait les critiques de ces aristocrates purificateurs, moins elle se sentait touchée par lesdites critiques. Après quatre longues années de perfection, la Demi était passée maîtresse dans cette nouvelle forme d’art.

Tous les elfes présents à table papotaient entre eux, partageant les derniers potins qui circulaient dans la ville. Aranduil, le père de son cousin, discutait joyeusement avec son époux, Nephilim, tandis que sa grande-tante, Luminael, contait à ses cousins éloignés un nouvel épisode de ses exploits de guerre. Toute la tablée semblait heureuse de se retrouver pour le repas, mais Astal connaissait désormais les griefs de chacun, et ces grands nobles pleins de belles paroles n’étaient pas si innocents que cela.

Lorsque Thangil et sa femme, Darasriel, entrèrent dans la grande salle, le silence s’imposa. Le couple royal scruta l’assemblée familiale d’un regard froid et calculateur. Thangil avait une longue chevelure noire parsemée de cheveux de sel, qu’il préférait laisser détachés dans le creux de son dos. Ses yeux glacés transperçaient l’enveloppe charnelle de ceux qu’il étudiait, jugeant leur âme et découvrant leurs sombres secrets. Lorsque ses yeux se posèrent sur sa petite-fille, leurs pupilles rétrécirent et ses sourcils se froncèrent de déplaisir. La tenue de sa descendante, qu’elle avait choisie dans le pur intérêt d’énerver l’assemblée, produisait prodigieusement l’effet escompté, et fit bouillir le sang du vieux roi. Comment osait-elle s’afficher ainsi dans son palais, alors même qu’il lui avait offert l’hospitalité, faisant fi de sa tare ignoble ?!

― Astal, siffla l’homme, furibond. On m’a rapporté, une fois de plus, que tu ne te battais pas de façon honnête. Si tu espères continuer à vivre dans cette maison, élimine tes Faiblesses de ta mère et comporte-toi comme une Vraie elfe !

On sentait à son intonation qu’il avait accentué volontairement les termes de « faiblesses » et « vraie », ce qui rendit la jeune fille folle de rage. Quand elle voulut se lever pour affronter, une fois de plus, son grand-père, Terendul l’avait déjà devancé et s’adressait à son ancêtre avec autant de diplomatie que faire se peut, même si sa cousine n’aimerait pas ses paroles.

― Grand-père, salua-t-il en se courbant légèrement vers lui. Bien que les méthodes peu orthodoxes d’Astal révèlent ses défauts métisses, elle s’améliore chaque jour et bientôt, j’en suis sûr, elle n’usera plus de ses dons naïades.

― Ce n’est pas un don ! s’écria Dorriel, leur oncle. Cette calamité détruit la vie de cette petite, bien qu’elle se refuse à l’admettre ! Le métissage elfique ne produit jamais rien de bon, et même si ma nièce pense être bénie par Nalii ou n’importe quel dieu de pacotille, il finira par ronger les vertiges d’elfe qu’elle porte.

― Je vous interdis de parler comme si je n’étais pas là ! hurla la concernée, dont la colère faisait pulser la veine de sa tempe. Ce qui détruit ma vie, mon oncle, c’est l’attitude permanente que vous avez à mon égard. Recevoir insultes et critiques à longueur de journée, ce n’est déjà pas évident à supporter. Mais être rejetée par son propre sang… Imagines-tu un peu ce que cela me fait d’être à ce point un fardeau pour vous ?

Un silence tendu s’installa, accentuant la frustration et la colère que la demi-elfe enfouissait depuis des années. Elle se forçait à respirer calmement pour ne pas se laisser emporter, quand le rire gras de son grand-père brisa la gravité de la situation.

― Pauvre sotte, ricana-t-il en jouant avec la flamme d’une des bougies posées sur la table. Quand le général Hyamendacil t’a ramené ici, nous avons accepté de te reprendre dans cette famille. Nous avons accepté que notre nom, le nom qui dirige ce pays, soit traîné dans la boue à cause de toi. Nous avons accepté que la trahison de mon fils, Loraen, ait un visage et un nom, et que cette trahison vive parmi nous, comme un rappel constant. Et tu as l’audace de te plaindre de ton sort ? Tu n’es ni une elfe, ni une naïade. Sans nous, tu n’es rien.

Les pupilles océans d’Astal ne quittaient pas le bout lumineux de la chandelle, captivés par son ballet flamboyant, tandis que les paroles acerbes de son aïeul lui mordaient le cœur. Des sons et des cris lui revinrent. L’espace d’un instant, elle crut se trouver dans l’escalier en feu de sa maison, à Celestiae.

Sans nous, tu n’es rien.

Cette dernière phrase résonnait au creux de ses oreilles, comme un écho de plus en plus fort. Elle inspira, les poings serrés.

Tu n’es ni une elfe, ni une naïade.

Elle expira, et détendit tous ses muscles. Puis, le silence envahit son esprit, et quelque chose se brisa.

Tu n’es rien.

De grosses perles salées roulaient sur les joues rougies de l’adolescente, qui venait finalement de craquer, après quatre ans de lutte acharnée. Hyamendacil était parti depuis trop longtemps, et l’oreille attentive de son cousin Teren’ n’avait hélas pas suffi à calmer ses peines. Astal les haïssait tous. Que ce fût Luminael, Darasriel, Nephilim ou Thangil, Dorriel, Aranduil et les autres, ils ne faisaient qu’attiser sa rage et incendier son cœur. Mais pire encore, pour la première fois, la métisse haïssait ses propres parents, responsables de tous ses malheurs.

Terendul attrapa maladroitement la main d’Astal, ce qui fit tressauter la jeune fille et la calma un tant soit peu. Sa grand-mère, Darasriel, qui ne s’était toujours pas assise à table, contourna les sièges et vint plus près de la demi-elfe. Pour la première fois, son regard ne fut ni méprisant, ni condescendant.

― Tu as le visage de ton père, murmura-t-elle en la prenant dans ses bras.

Les sanglots explosèrent, et avec eux coulèrent les peines et la rancœur. Elle était fatiguée de cette histoire sordide qui pourrissait son quotidien. Si seulement elle pouvait changer les choses, devenir normale, elle n’hésiterait pas un seul instant.

― Il existe un moyen de te guérir de ces maux, avoua son oncle, l’air grave et interdit.

― Et tu as attendu quatre ans pour en parler ? le gronda Nephilim en se levant à son tour du siège qu’il occupait.

― Une rumeur court depuis plusieurs années, sur un Demi redevenu elfe pur… commença l’homme. Il aurait demandé l’aide du Zaeim, Seigneur du Sahir et maître d’Elgerim, qui l’aurait purgé de ses tares. Je n’en sais pas plus à son sujet, si ce n’est qu’aucun autre métisse n’a osé quémander une telle requête auprès des djinns, car le Demi-redevenu-elfe n’est pas réapparu depuis sept printemps. J’ai beau haïr la partie naïade qui habite ma filleule, je ne veux pas l’envoyer dans un piège ou un quelconque plan-suicide. Après tout… ce n’est rien de plus qu’une rumeur.

De nouveau, le silence s’imposa dans l’assemblée, créant une tension si importante que l’air semblait manquer à chaque personne présente à cette table.

― Je… je veux y aller.

Terendul se retourna vers sa cousine, la mine ahurie et la bouche ouverte en un « oh » interloqué. Astal, qui s’était détachée de l’étreinte maternelle de Darasriel, séchait péniblement les larmes qui avaient fait couler son crayon Khôl sous ses yeux.

― S’il y a un moyen de me rendre plus légitime à vos yeux, je le trouverais, affirma-t-elle avec détermination.

― Dans ce cas, je t’accompagnerais, décréta le garçon, tout aussi résigné.

Thangil esquissa un sourire intéressé. Finalement, cette petite chose insupportable finirait peut-être par s’avérer utile… Si effectivement elle se rendait au Sahir demander au Zaeim de la soigner, il pourrait enfin tirer profit de sa petite-fille. Peut-être même éprouvera-t-il de la fierté à son égard, une fois sa tâche accomplie ?

Les rouages de son esprit de fin stratège se mirent en route, pendant que le reste de la table se réjouissait de la décision que la jeune Astal venait de prendre.

Un long voyage l’attendait.

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