• La tempête 2/2 •
― Général ? Général ! appela le jeune Herendil.
Leur chef, perdu dans ses souvenirs, s’était arrêté et fixait le vide d’un regard nostalgique. Les quatre jours de voyage qu’il avait passé en compagnie d’Astal resteraient gravés dans sa mémoire. Ces quatre petites journées avaient suffi pour changer sa vision du monde, grâce à la jeune princesse.
― Mon Général, le salua Elwen en claquant ses talons au sol, comme le protocole le voulait. Les fées ont trouvé refuge dans leurs engins de pierres, et avancent vers notre position. Si leur rythme ne faiblit pas, ils auront atteint cette bâtisse d’ici moins d’une heure !
Hyamendacil se racla la gorge pour se donner un peu de contenance et ramener une bonne fois pour toute son esprit à la réalité. Il n’était plus en compagnie d’Astal, sur son cheval gris, mais enfermé dans une vieille auberge féerique grinçante qui menaçait de s’écrouler à chaque instant.
― Daetoris, Ciryandil, qu’avez-vous trouvé ? lança-t-il en jetant un coup d’œil à la trappe ouverte qui menait à la cave.
― C’est une cave d’auberge monsieur, l’informa Daetoris. Pleine de vin et de bonne nourriture, mais pas d’issue de secours.
― Même si les fées avancent lentement, ils ne tarderont pas à nous rattraper. Nous ne pouvons pas rester ici plus longtemps.
Inquiets, les soldats ne détachaient plus leurs yeux du chef, qui réfléchissait corps et âme pour trouver une solution à leurs problèmes. S’ils sortaient de ce bâtiment, le vent et la tempête auraient vite raison d’eux. S’ils attendaient une accalmie, ce serait les fées qui les domineraient. Bien qu’étant de preux combattants finement entraînés, la petite escouade menée par Hyamendacil n’était pas équipée pour combattre les fées et leurs machines diaboliques.
Plus tôt dans la journée, le sylvestre eut vent d’une rumeur selon laquelle un groupe de fées du village avaient réussi à s’infiltrer dans le camp militaire près de la frontière et y avaient volé les plans de toutes leurs installations stratégiques présentes en Herlyae. Il avait alors réuni quelques hommes pour débusquer ces rebelles et récupérer les plans dérobés. Mais le stratège n’avait pas imaginé une seconde que la rumeur n’avait été lancée que pour faire le faire sortir de la ville. A peine avaient-ils retrouvé la trace des voleurs qu’ils furent encerclés par un groupe beaucoup plus important, muni de tours mobiles imprenables. La tempête s’était déclarée presque à ce moment, et l’escouade se réfugia dans la seule demeure qu’ils trouvèrent : la vieille auberge abandonnée.
Hyamendacil savait au fond de lui qu’il n’aurait pas du prendre en charge cette traque. Il était l’un des elfes les plus importants de cette guerre puisqu’il présidait au conseil de gouvernance de Celestiae depuis l’occupation de l’armée. Il aurait dû envoyer l’un de ses lieutenants. Mais le général passait ses journées dans la salle du conseil, à régenter la vie des fées du village en couchant sur le papier de nouveaux arrêtés et de nouvelles lois militaires. Alors, quand l’occasion se présentait à lui, le sylvestre n’hésitait pas à fuir ses responsabilités de gouverneur pour profiter de quelques heures de liberté. Hyamendacil était un soldat. Il ne vivait que par l’adrénaline des combats et l’excitation de la bagarre. Diriger un petit village occupé par l’armée elfique fut sa punition pour avoir montré trop d’intérêt à la jeune Astal, et il en souffrait chaque jour.
Alors que le général réfléchissait toujours à un plan de sortie, un nouveau grincement menaçant envahit les lieux, encore plus sinistre que les précédents. Le vent dehors redoublait de force et la vieille bâtisse ne faisait pas le poids face à lui. Un premier craquement résonna dans la pièce voisine, puis un deuxième, suivi de violentes rafales de vent qui s’engouffrèrent par les brèches qu’elles avaient créé. Les grincements de l’auberge reprirent de plus belle tandis que le bois des murs cédait sous la pression de la tempête. Les planches du plafond tombaient au sol avec lourdeur.
― Tous dans la cave ! s’écria Hyamendacil à l’adresse de ses hommes. Le bâtiment s’écroule !
Sans discuter, les elfes se glissèrent un à un dans le trou du sous-sol. De plus en plus faible, la structure de la maison s’écroulait autour de ceux qui n’avaient pas encore rejoint le garde-manger. De justesse, le jeune Herendil esquiva une lourde poutre qui s’écrasa sur le plancher dans un bruit sourd.
― Je suis coincé ! hurla Elwen, qui, lui, n’avait pas échapper aux débris du plafond.
― Herendil, tonna le chef. Va te mettre à l’abri avec les autres ! Je m’occupe d’Elwen.
Mais le soldat se précipita aider son compagnon, faisant fi des ordres de son supérieur qui lui lança un regard noir, mais fier. Herendil avait toujours eu un cœur noble.
― Accroche-toi à moi ! lança-t-il à son compagnon tandis que le général s’attelait à soulever les planches de bois qui entravaient les jambes du garçon.
Lorsque le poids qui pesait sur les membres inférieurs de l’elfe s’allégea un peu, son ami le tira sans ménagement vers la cave, suivi de près par Hyamendacil. Il s’assura que tous ses hommes étaient hors de danger avant de refermer la trappe. Daetoris avait trouvé une lanterne en bois, suspendue au-dessus de leurs têtes, s’empressa de l’allumer, et bientôt, la faible lueur de la bougie illumina les visages inquiets de ses compagnons.
― Lorsque le vent aura faibli, les fées se précipiteront dans cette maison, marmonna Narmacil en se posant lourdement contre un tonneau en chêne. Nous ne réchapperons jamais vivant de cette mission.
― Ne soit pas si défaitiste, le rabroua Daetoris. Les fées ne sont pas stupides, ils ne sacrifieront pas de potentiels otages. Ils connaissent forcément notre général, et ils doivent également savoir qu’Herendil n’est pas qu’un simple soldat. Cela leur donnerait deux moyens de pression sur le roi, ils ne gâcheront pas une telle opportunité.
― Plutôt mourir que de laisser ces fées marchander pour ma vie ! s’écria le jeune elfe pâle.
― Mais nous, nous n’avons aucune valeur pour eux ! enchaîna Elwen, à l’adresse de l’optimiste jeune femme. Si Herendil et le général auront la vie sauve, je puis t’assurer, ma chère Dae’, que les fées n’auront pas autant d’intérêt pour nos vies.
― Cessez ! protesta Hyamendacil, le regard dur. Personne ne va mourir aujourd’hui, c’est bien clair ? Nous allons sortir d’ici, ensemble, et montrer aux fées de quel bois nous sommes faits ! Herendil fait peut-être partie de la famille royale, et j’ai beau être le régent de Celestiae, nous sommes avant tout des soldats de l’armée elfique, et s’il le faut, nous mourrons comme tel. Mais pas aujourd’hui. Maintenant si vous le voulez bien, reposons-nous et profitons des vivres que nous disposons ici. La tempête n’est pas encore passée et il nous faut retrouver des forces pour botter le derrière des fées qui nous attendent dehors. Narmacil, veux-tu bien dégager la table pour que l’on puisse s’installer ?
Le concerné acquiesça d’un signe de tête respectueux et s’affaira à la tâche. Un silence lourd envahit alors la pièce mal éclairée, et on n’entendit bientôt plus que les hurlements du vent au-dessus d’eux. Le général fut le premier à retirer son casque, imité rapidement par les autres elfes du groupe, qui posèrent leurs heaumes dans un coin de la cave et s’approchèrent de la table pleine de victuaille.
― Parlez-moi de la Demi, demanda soudainement Herendil, le regard perdu dans le vague. A ce que l’on dit, vous êtes le seul elfe qui la considère comme l’une des nôtres. Pourquoi ? Comment cette petite a-t-elle réussi à vous retourner le cerveau au point que vous ne reconnaissiez plus vos propres traditions ?
― Elle fait partie de ta famille, fit remarquer le sylvestre dans un soupir. Et je ne suis pas le seul, ton frère aussi a vu en elle la princesse elfique qu’elle est.
― Nous ne sommes pas liés par le sang, contra le garçon. Je n’ai rien en commun avec cette demi-elfe, tout comme je ne fais pas réellement partie de la lignée Igdrasil. Porter leur nom ne fait pas de moi un prince. Ça ne coule pas dans mes veines.
― Être digne du titre princier n’est pas une simple histoire de gênes. Prends exemple sur ton frère : lui aussi n’est pas directement un Igdrasil par le sang, et pourtant personne ne doute de sa légitimité.
― Personne à Alferilim ne veut de lui comme roi ! pesta le soldat en perdant son sang-froid. Finalement, ça ne m’étonne pas de savoir que Terendul a pris la Demi sous son aile. Il doit se sentir moins seul. Désormais, le vieux Thangil ne se focalise plus uniquement sur lui, il a trouvé un nouveau bouc émissaire. Maintenant, parlez-moi d’elle. Qu’a-t-elle de si spécial pour que vous ayez risqué votre carrière en la protégeant ?
― Astal n’est pas une Demi comme les autres, murmura Hyamendacil. Certes, son ascendance naïade se remarque énormément. Entre la couleur de ses yeux et la pointe de ses cheveux, on ne peut pas la louper ! Mais c’est une apparence trompeuse, car à l’intérieur de cette jeune fille se trouve l’une des elfes les plus pures qu’il soit. Elle se bat comme une elfe, elle pense comme une elfe, elle vit comme une elfe… mais les gens ne s’arrêtent qu’à l’extérieur et ne cherchent jamais à en apprendre plus à son sujet.
― Tout à l’heure, vous m’aviez dit croire qu’Astal était responsable de la tempête qui se déchaîne dehors. Aucun elfe n’est capable de maîtriser l’eau : ce sont les naïades qui ont ce genre de pouvoir. Et vous trouvez toujours qu’elle nous est semblable ?
― Tu sais comme moi qu’aucune de ces créatures n’est capable d’une telle prouesse. Ces muses jouent peut-être avec cet élément, mais elles n’ont jamais réussi à créer un tel déluge. Si notre race cessait un peu de craindre ce qui est différent, nous pourrions exploiter les avantages qui découlent de certains métissages. Si Astal laissait son pouvoir s’exprimer librement, cela donnerait à notre armée une avance énorme pour cette guerre.
― Mais elle n’est pas censée utiliser ses pouvoirs, remarqua le soldat, les sourcils froncés. Et pourquoi créer une tempête de cette envergure si loin d’Alferilim ?
― Comme je te l’ai dit, Astal est obligée de refouler ses dons de naïade si elle ne veut pas être punie par le roi. Mais quand son cœur déborde d’émotions, elle ne réussit pas toujours à le contenir, et il se manifeste sous cette forme assez imposante. Pourquoi cet orage est-il venu jusqu’à nous ? Ça, je n’en ai aucune idée.
Avant que le jeune Herendil ne pût rajouter quoi que ce soit, Hyamendacil se tourna vers les autres soldats et mit fin à cette conversation. Au fond de lui, il savait que le jeune prince avait bon cœur, et finirait par accepter sa cousine. Il suffisait juste qu’il la voie pour se rendre compte de ce que lui-même avait vu quatre ans auparavant.
Quelque chose lui disait que cette rencontre n’allait pas tarder, mais il n’en informa pas le principal intéressé. Car là où allait Astal, Terendul n’était jamais très loin. Et ça, Herendil ne serait pas ravi de l’entendre.
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