Chapitre 2 - Partie 1
"Le Citoyen devra déclarer chaque centime perçu, incluant les salaires versés par ses employeurs, ainsi que toute autre forme de rémunération qu'il serait en mesure de recevoir, par quelque biais que ce soit."
Extrait de la Convention des droits et des devoirs du Citoyen en Union Russe, du 25 mars 2114.
— Quarante centimes de nouveau rouble ? s'étonna Lev. Qu'est-ce que ça signifie ?
— Aucune idée, reprit son voisin. Et si tu veux mon avis, le boss ne va pas tarder à se ramener pour nous demander d'investiguer.
Dans le bureau, le bruit ne faisait que croître. Certains pianotaient à leur bras à la recherche d'une réponse aux nombreuses questions qui fusaient.
— Elle vient d’où, cette application ?
— Il y a un nom quelque part ?
— Oui, elle s’appelle Némésis.
— On a vraiment gagné quarante centimes ?
Lev fit une grimace, agacé par le chaos qui, désormais, régnait. Adepte du calme, il étouffait dans cette ambiance grisante.
— Je sors prendre l'air.
Son voisin hocha la tête sans même le regarder.
La porte d’un bureau privatif s'ouvrit brusquement et claqua contre le mur adjacent. Tous les bavardages cessèrent immédiatement et le silence retomba quelques secondes. L'homme qui venait d'apparaître avait, de sa simple apparition, instauré le calme. Malgré son front dégarni et sa petite bedaine, le quinquagénaire bénéficiait d'une autorité naturelle dont il usait quotidiennement pour obtenir ce qu'il souhaitait. Peu charismatique, ce sont ses capacités de réflexion et sa volonté qui, plus jeune, lui ont fait gravir les échelons jusqu'à devenir, trois ans auparavant, rédacteur en chef du journal Le Moscovite.
— Filipp, Alex, et Sergueï. Dans mon bureau, tout de suite ! tonna le nouvel arrivé d'une voix grave.
Les trois chefs d'équipe se regardèrent, inquiets, puis se levèrent à l'unisson. Il était rare qu'ils soient sollicités en même temps pour une réunion commune. Sans un mot, ils quittèrent la pièce.
Bien décidé à se ressourcer à l'extérieur, Lev s'apprêtait à quitter l’open space à son tour lorsque son patron l'apostropha en le regardant.
— Où allez-vous ?
— Prendre l'air, répéta l'intéressé, guère impressionné par les yeux perçants de son responsable.
— Personne ne quitte les locaux maintenant. Vous venez aussi dans mon bureau.
A ces mots, le rédacteur en chef se retira pour regagner son repaire. Lev soupira et s'engouffra à sa suite, sous les yeux exorbités de ses collègues.
Les quatre hommes étaient déjà installés dans des fauteuils en cuir lorsqu'il referma la porte derrière lui. Pour sa part, il préféra rester debout à attendre les remontrances.
De sa position, il pouvait admirer l'intégralité de la salle. Une table en U, faite de bois d'ébène, trônait en son centre, occupée en majeure partie par trois écrans d'ordinateur. Un sous main transparent laissait découvrir un calendrier où étaient inscrits les grands événements de l'année en cours.
Le reste du bureau était parsemé de babioles et gadgets électroniques dont son propriétaire raffolait.
Dans le coin opposé à la porte d'entrée, deux grandes bibliothèques contenaient toutes les éditions du Moscovite jamais produites en version papier. En quarante ans d'existence, le journal n'avait produit que trois milliers d’exemplaires distincts, ensuite contraints par la loi à dématérialiser l'ensemble de ses textes.
— Prenez place, indiqua Yegor en désignant un fauteuil vide.
Lev hésita puis, prudent, obtempéra. Il s'attendait plutôt à devoir partir sitôt les critiques terminées.
Le patron les regarda à tour de rôle puis entama son explication.
— Vous avez, probablement comme moi, remarqué cette nouvelle application.
Chacun hocha la tête en signe d’assentiment.
— Nous devons être les premiers à publier un article dessus. Tout le monde a reçu le même message en même temps, et je suppute que nos amis du Kolsoy Express sont déjà sur le sujet.
Nouvelle approbation de la part des employés.
— Je veux que vos équipes cessent toute autre activité courante et que vous me sortiez des informations dignes d'intérêt, reprit-il en pointant du doigt chacun des responsables d'équipes. Je veux tout savoir : qui est à l’origine de l’application ? dans quel but ? pourquoi maintenant ? J’ai cru comprendre que l’argent que l’on gagne est réel. D’où vient cet argent ? Sergueï, je compte sur toi pour mettre tes meilleurs informaticiens sur le coup. Décryptez-moi cette chose !
Il accompagna ses paroles d’un coup de poing dans la table qui fit sursauter les responsables.
— Si je peux me permettre… commença Lev.
Yegor tourna la tête vers lui, lèvres retroussées, manifestement agacé par son intervention.
— Je ne sais pas pourquoi je suis dans ce bureau, mais si je devais donner mon avis, je dirais que ce n’est pas tant la question de l’origine de l'application, qui pose problème.
— Et quel est le problème, selon vous ?
— Le fait qu'elle nous soit imposée.
Lev se leva de sa chaise, conscient d'être au centre de l'attention. Discret de nature, il se transformait complètement lorsqu'il s'évertuait à convaincre son public. Il redevenait alors l'avocat passionné, prenant son affaire à bras-le-corps.
— Cette application... Némésis, c’est bien ça ? s'est installée toute seule. Avez-vous donné votre consentement explicite pour l'autoriser ? Avez-vous donné une quelconque autorisation pour lui permettre de créditer une somme directement sur votre compte en banque ? Sommes-nous vraiment sûrs qu'elle le fasse seulement ?
A côté de lui, Filipp hocha la tête avec une moue approbatrice.
— Je suis allé consulter mon compte à la minute même où j'ai reçu la notification. J'ai bien quarante centimes qui ont été versés. Sans mon accord, en effet.
— Mais comment auraient-ils obtenu notre relevé d'identité bancaire ? interpella Sergueï. Je ne l'ai jamais renseigné où que ce soit sur mon Profiler.
Lev opina.
— C'est une bonne question en effet. Une chose est sûre, elle enfreint clairement la loi relative à la protection de la vie privée dans le cadre de l'utilisation du Profiler, article 36-76, alinéa C de la loi du 20 octobre 2098 relative à l'utilisation des produits informatiques gouvernementaux.
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