Haurn - La Trinité Haurnienne [3/4]
Voilà plusieurs minutes que Traëmas se tenait face à la porte de la chambre de sa belle-sœur, qui se situait dans l’extension de ses propres appartements. Il avait congédié le soldat assigné à sa surveillance afin de s'entretenir seul à seul avec elle. Pourtant, il n'y parvenait pas.
Cette simple paroi en bois dont il suffisait d’abaisser la poignée métallique afin de la franchir été devenue pour lui un obstacle insurmontable. Il savait pertinemment qu’il devait lui parler, qu’il devait crever cet abcès qui le rongeait depuis son arrivée. Prit de culpabilité, il n’avait osé approcher aucun membre de sa belle-famille et ce même si le vassal dinait tous les jours avec eux. Traëmas n'était jamais parvenu à nouer des liens ni même à entamer une simple conversation digne de ce nom, mais il ne supportait plus cette situation aussi pesante que le monde lui-même.
Il repensa soudainement à la réaction violente qu’avait eu son père lors de leur entrevue. Cet évènement difficile était sûrement la raison principale pour laquelle il refusait de passer le cap. Il craignait d’essuyer un nouvel échec avec sa famille. Depuis le jour où il avait été rejeté par Hogrim, il avait abandonné toutes les notions qui entouraient cette sphère, de près comme de loin. Il avait oublié, volontairement ou non, car il ne s’en rappelait plus vraiment, ce que pouvait signifier ce mot. Traëmas était devenu un paria et il s’était mis en tête qu’il resterait ainsi jusqu’à ce qu’il trouve la mort, libératrice, dans les recoins d’une ruelle sombre, assassiné pour une dette impayée ou étouffé dans sa propre bile après avoir trop bu.
Pourquoi n’avoir reconnu que sept enfants sur une centaine ? Pourquoi ne pas m’avoir choisi ? En quoi serais-je moins légitime que l’enfant d’une putain Haurnienne ? Mon sang est noble, je ne suis pas n’importe qui ! Il me méprisait, il ne pouvait pas supporter que je puisse rivaliser avec lui… c’est évident, pensa soudainement le vassal, visiblement affecté par cette évocation.
Dans un élan de courage, le vassal chassa cette peur qui grimpait en lui et il tendit la main vers la poignée, s’efforçant de garder son bras tremblant levé. On aurait pu penser que son esprit tentait d’empêcher son corps d’agir. Traëmas luttait contre lui-même, il tentait de vaincre une force dont il ignorait tout, hormis sa présence étouffante.
Alors que ses doigts éraflèrent le métal froid, la poignée s’abaissa et la porte s’ouvrit lentement. Il recula de deux pas et se figea. Il ne dit rien lorsque la jeune fille au teint étrangement pâle apparût sur le pas de la porte, face à lui, l’accueillant avec un large sourire. Il ne sut quoi faire ni penser. Il tenta de parler mais sa bouche ne put manifester que de simples balbutiements. La jeune fille habillée d’une longue robe blanche qui trainait sur le plancher le devança.
- Vous cherchez quelque chose, messire ?
- Je… comment savais-tu que j’allais… enfin, comment se fait-il que… ? bafouilla Traëmas, confus par la tournure des évènements.
- J’ai aperçu votre ombre se glisser sous le seuil de la porte, elle a sûrement été reflétée par la lumière venant de la fenêtre juste derrière vous.
- Oui… oui, ce doit être cela, répondit-il alors, pivotant sa tête pour voir ladite fenêtre. Je… je voulais te parler, Lys. Pouvons-nous entrer ? Je n’ai pas envie d’attirer les oreilles indiscrètes.
La jeune fille tendit le bras vers l’intérieur de sa chambre, en guise de bienvenue. Elle s’installa sur son lit parfaitement bordé, à l’image du reste de la pièce. Tout dans cette pièce était en ordre, tout semblait être à sa place. Les fournitures minutieusement allignées sur son bureau, les quelques livres entièrement dépoussiérés et triés par ordre alphabétiques sur son étagère. Traëmas, de nature méticuleux, ne put s’empêcher de sourire à la vue d’une telle conformité. Cela lui permit même de se détendre un peu.
Alors qu’il observait le lieu, ébahi, Lys l’invita à s’asseoir sur la petite chaise de bureau. Il l’empoigna alors après une légère hésitation, la pivota de façon à ce que le dossier puisse longer son buste et s’assit face à elle. Les deux restèrent ainsi pendant plusieurs secondes que le vassal vécu comme un soulagement. Elles lui permirent de faire le vide, d'amoindrir son angoisse.
Il se dit alors qu’il y avait quelque chose de mystérieux avec cette salle, quelque chose d'inexpliquable. D'une certaine manière, entre ces murs de bois tout à fait ordinaires, il se sentait chez lui. La chambre était bâtie en forme de pentagone. Deux grandes fenêtres qui avaient été condamnées depuis la conquête donnaient une très bonne visibilité, ce qui alimentait cette idée de pièce chaleureuse. Il put aussi voir plusieurs fleurs de toutes les couleurs trempées dans l’eau contenue dans des petits pots de verre. Bien qu’il fût enivré par la douce odeur végétale qui planait dans la chambre, il se demanda comment Lys avait pu se les procurer alors qu’elle était enfermée ici depuis plus d’une semaine.
- Une des servantes te les a apportées ? questionna Traëmas en ciblant le pot juste à côté d’elle.
- Non, j’ai cueilli celle-ci il y a un mois dans la forêt. Celle derrière vous est là depuis six mois.
- Mais… comment peuvent-elles rester dans un tel état après tout ce temps ? demanda-t-il alors, confus.
- Il suffit d’un bon entretien, dit-elle en lui souriant, les yeux pétillant de vitalité.
Étrangement, Traëmas sentit qu’il y avait autre chose qu’une simple main verte derrière la beauté intacte de ces fleurs. Il éprouva le même sentiment concernant l’aura agréable qui émanait de la chambre de sa demi-sœur. Cette organisation, ce rangement, cette lumière, tout semblait irréel. Il comprit alors que cette pièce représentait un havre de paix, une bulle perdue dans l’air, loin des malheurs du monde.
- Dis-moi, Lys. Que penses-tu de tout cela ? De ce qu’il s’est passé et de ce qu’il en est à présent ? Je me demandais… au nom du ciel ! lâcha Traëmas qui ne parvenait pas à trouver ses mots et qui semblait perdre ses moyens face à elle.
- Non, messire, je ne vous en veux pas pour la guerre, pour la mort de mes frères et sœur, pour celle de mon père. Vous avez gagné car cela était votre destiné. Notre défaite nous était prédite depuis des siècles, répondit-elle d’une traite, dans un ton aussi calme que décidé.
Alors que le vassal était de nouveau bouche-bé, Lys se leva et vint s’agenouiller face à lui afin d'enlacer sa main gauche. Ils s’observèrent longuement et Traëmas put enfin se rendre compte de la puissance que dégageait ses yeux turquoise. Il examina ses tâches de rousseurs parsemées sur ses pommettes arrondies qui coloraient son teint pâle, ces longs cheveux fins et argentés, aussi lisses et abondants que l’eau d’un lac ainsi que son visage en forme de cœur. Il pensa alors que Lys était une personne captivante qui semblait avoir le remède pour guérir tous les maux de la race humaine.
- Je sais que vous vous inquiétez pour nous tous. Au fond, ils ne vous détestent pas, ils haïssent simplement ce que vous représentez. Montrez-leur votre vraie nature. Ouvrez-vous à eux pour qu’ils le fassent à leur tour. Ils apprendront à vous aimer à mesure que vous prendrez le temps de vous intéresser à eux, dit-elle alors, comme si elle avait lu dans ses pensées.
- Comment faire ? Dès que je tente de leur parler, dès que je leur souris, ils rebroussent chemin.
- Non, messire. C’est ce que vous traduisez avec vos propres émotions. C’est votre propre perception de la réalité. Faites-vous confiance, n’ayez pas peur de vous affirmer. Vous êtes ici chez vous après tout, vous êtes exactement là où vous devriez être.
- Et comment en être bien sûr ? Qu’est-ce que le destin hormis le jet d’une pièce dans l’inconnu ? Qu’est-ce que la réalité si chacun la perçoit différemment ? lâcha Traëmas, frustré.
- Seule la patience et la persévérance pourrons vous aider à trouver la réponse à vos questions. Faites-moi confiance, ces deux éléments sont indispensables afin de trouver la voie vers la paix intérieure.
Le vassal était intrigué par la façon dont sa demi-sœur parlait. Comment est-ce qu’une enfant de seize-ans parvenait-elle à employer de tels mots, à avoir de tels raisonnements ? Il ne pouvait pas cependant s’empêcher de boire ses paroles comme un remède contre un mal profond. Traëmas comprit alors que sa demi-soeur allait lui être d'une grande aide et que d'une manière ou d'une autre, elle le sauverait de cet enfer. Du moins, il s'en persuada jusqu'à ce qu'il finisse par s'extirper de ses pensées.
Ses traits se durcirent de nouveau. Perturbé, les sourcils froncés et le regard noir, il tenta de changer de sujet afin de reprendre pleinement le contrôle de la situation, arrachant sa main de celles de Lys.
- Allons diner, le reste de la fratrie nous attend, dit-il alors. Et appelle-moi Traëmas. Je ne suis pas ton geôlier, je refuse de l’être. Après tout, nous sommes de la même famille, m’appeler par mon prénom serait la moindre des choses, non ? dit-il d'un ton faussement sec après s'être levé afin de se dirigeant vers la sortie.
- Comme tu le voudras, Traëmas, répondit-elle en ricanant, ce qui fit sourire le vassal qui se trouvait dos à elle.
Ensemble, ils quittèrent la chambre, l'un derrière l'autre. La chaleur et le calme de la pièce furent bientôt délaissés pour la monotonie et le vide propre au reste des appartements du dirigeant d'Haurn. Seule l'odeur amère du bois sec, le bruit accablant du silence et le portrait fade aux teintes beiges et marrons de la demeure parvinrent à leurs sens, ce qui mina davantage le moral de Traëmas. Étrangement, cet aspect morne que dégagait les lieux n'affecta pas la petite Lys qui se contenta de suivre son hôte tout en souriant, étonnamment satisfaite.
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