journée

de Image de profil de hannah18hannah18

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Tout le monde est là ce jeudi . Ils sont six. Tous les habitués. C'est pas non plus la foule des grands jours.

-Il est à qui ce chat ? Ca c'est Michèle. La soixantaine bien tassée. Elle ne vient que pour tricoter. La vieille femme arrive toujours avec son matériel. Petite, brune, bien habillée. Elle ne se laisse pas aller. Elle nous a raconté son histoire au fil des jours : une enfance à la campagne, un père qui travaillait dur, la famille suivait : travaux des champs, couture, cuisine, elle sait tout faire. Parfois en parlant de sa jeunesse elle s'étouffe et manque de faire un malaise. Des choses ne passent pas. Même 50 ans après. Douze petits enfants, 9 arrière-petits-enfants, ils sont 64 pour Noël. C'est épuisant, se plaint'elle parfois. C'est la grand-mère qui sert à tout . Et à rien. Ici elle a dû apprendre à tricoter à une cinquantaine de personnes . Cela fait déjà 9 ans qu'elle vient toutes les semaines sans exception. Elle est pâle, elle a maigri. Son ex-mari lui a intenté un procès : non content de l'avoir battu pendant 20 ans, il veut maintenant récupérer la moitié de la maison. Elle lui verserait ce qu'elle n'a jamais réussi à gagner en une vie passée à élever ses enfants. Justement, ils sont absents . Ils ne semblent plus avoir besoin d'elle.

-Vous allez bien, Michèle ?

- Pfff, ça ne va pas , ça ne va pas. D'habitude, je monte à Montmartre la semaine..

-Ben oui...

-Mais là j'y suis allé lundi, et pfff...J'avais pas envie. Je n'y suis pas retourné. Je suis fatigué.

Elle a demandé l'aide juridictionnelle pour pouvoir payer ses frais d'avocat, ça ne prend pas tout en charge. Elle ne mange plus que le soir.
Marine fidèle au poste.

-C'est quoi ça ? Une énorme boule de tendresse quand on la connaît.

-On n'a jamais eu de chats à la DASS.

Ses 45 ans étonnent. On lui en donnerait 30 , certains jours à peine 4 . Dans une vie antérieure, elle s'occupait du personnel au sein d'une maison de retraite : burn-out. Diagnostiquée bipolaire, elle mange trop, se gave de café. Sa spontanéité, doublée d'un sens du grotesque assez comique, la rend attachante. Marine est en demande permanente d'attention, même s’il faut pour cela qu'elle se fasse gronder : tout sauf être ignorée. Les nouveaux venus l'angoissent. Chaque jeudi, elle nous revient avec une nouvelle trouvaille, dénichée dans je ne sais quelle brocante du coin : pull taché, pantalon déchiré. il était à 2 euros au marché du 6e. Elle me regarde, honteuse de son achat. Elle n'avait pas fait attention à l'état du tissu. Ceux qu'elle m'apporte sont impossibles à recoudre. J'imagine qu'à la maison elle ne doit porter que des vêtements troués, glanés au hasard de ces promenades. Cette semaine, c'est un gilet marron rayé d'orange, déchiré aux manches. Comme d'habitude, il n'est pas réparable. Elle comprend sans que j’aie à lui avouer. Peut-être se sent'elle encore obligée de justifier sa venue, de défendre sa présence à nos côtés. Elle participe à l'atelier depuis 10 ans . Jusqu'au bout elle aura peur d'être rejetée. Parfois, j'essaye d'imaginer l'enfance qu'a dû avoir Marine au sein des diverses familles qui l'ont accueillie, mais je m'arrête. Ce n'est pas mon rôle. Il ne faut pas avoir pitié de ces gens, mais juste être présent : être humain.

-Salut le chat ! Mimimimimimi ! Il est beau lui. On a un chat maintenant. J'avais un chat quand j'avais 6 ans : blanche on l'avait appelé. Trop mignonne, elle s'est tirée.

La femme fait une moue triste, d'enfant. C'est Bernadette. Longue, maigre, très blonde, les cheveux à la garçonne, elle claironne son statut d'artiste à tous les nouveaux. Elle nous parle très souvent de son théâtre de marionnettes. Un vrai sens du mime. Cette femme brûle de l'intérieur, elle est toujours en mouvement, telle une horloge. Ses bras effilés en plein exercice de karaté ou dans une danse fébrile censée la détendre. Grande consommatrice de thé : jamais de café, sil, vous plaît ; j'arrive pas à dormir après.
La sœur de Bernadette, Thérèse, vient de rentrer. Elle jette un coup d'oeil au chat. Thérèse regarde autour d'elle, semble se demander si elle a des hallucinations, poursuit son chemin vers la chaise. Petite blonde, lèvres charnues, nez à la Goulue de Toulouse Lautrec. C'est un peu la mascotte du groupe. Complexé par son enfance campagnarde, elle parle de façon guindée, la tête haute, cherchant ses mots dans une aristocratie désuète. Elle est crainte et respectée. Sourde, les dents tombantes, les yeux fatigués, elle réunit à elle seule tous les problèmes de la vieillesse. Le diabète la guette. Pourtant elle est pleine de charme. Tous les hommes sont naturellement attirés par sa gouaille railleuse. Je l'imagine bien en danseuse de french cancan. Elle aurait eu un succès fou au siècle dernier. Elle ne tricote pas : l'arthrite sûrement. Elle s'assoit à côté de Michèle pour papoter ou fait du bricolage : dessin à l’éponge, panier en laine, attrape- rêves, selon le thème et le matériel trouvé par Marie, notre infirmière spécialiste du travail manuel. Ses jeunes années , elle les a passés à la campagne avec ses sœurs. Elle ne parle jamais de son père. Mais des bals auxquels elle allait avec sa mère, des anciens qui leur offraient, après, un coup à boire et un bout de saucisson, sur le coin d'une table. C'est une grande gourmande. Chaque semaine, elle se plaint de ce qu'elle ne peut plus manger : petit beurre, chocolat, quatre-quarts, madeleine, crêpes. Elle a réussi à perdre 9 kilos. Thérèse nous montre son ventre, relevant haut sa jupe. -J'ai mis une jolie robe verte pour vous... Moi, je vais faire mon caca. A tout de suite Thérèse s'est fait une tresse aujourd'hui. Ses cheveux blond paille sont de plus en plus fins. Je m'enquis de sa santé de temps en temps, l'air de rien. Je cherche à savoir si elle prend bien ses médicaments contre le diabète, si elle a apporté ses lunettes, si elle est allée chez le dentiste. Elle ne prête aucune attention à ces choses-là : elle refuse de vieillir, elle nie le temps.

-Et ben ! Ca fait du bien. Elle sort de toilettes, toutes les femmes baissent la tête devant son manque de pudeur.

-Thérèse voyons ! Je la sermonne gentiment, retenant un rire.

-Ben quoi, on est entre nous, c'est natuurel...

J'ai la nette impression qu'elle nous fait une leçon de choses à l'ancienne.
Danielle a remarqué le chat la première.Examinant l'animal en entrant, elle nous a jeté un regard interrogateur. Bonjour Danielle. Je lui parle à voix basse, pour ne pas l'effrayer. J'ai du mal à savoir si elle est timide ou secrète.

-Bonjour. Elle répond calmement, mais trop rapidement.

Elle nous a rejoints il y a 3 mois, son intégration se fait difficilement. Danielle semble vouloir franchir les limites entre acteurs et participants. Marie et moi sommes des intervenants au sein de cette association : nous occupons et resocialisons ces personnes isolées par leur âge, handicap, situation financière. Nous ne sommes pas leurs amis, Danielle ne l'admet pas, comme si, à ses yeux, cela n'était pas classable. Trop flou. Elle ne comprend pas les signes d'émotion sur le visage de ses interlocuteurs . Elle force ses propres mimiques. Son esprit semble perdu dans des brumes, mou. Une colère sourde transparaît dans ses gestes, inattendue, surprenante, elle fait reculer. Sa froideur rebute, elle est hautaine sans vraiment s'en rendre compte. Quand nous l'avons connue, son cops tendu comme un fil pouvait s'envoler au moindre coup de vent. Depuis Danielle a plus de présence et d'assurance. Elle parlait un peu plus, mais toujours avec la crainte de déranger, comme s'attendant à être de trop. Tout aussi déstabilisant que sa froideur, son côté sauvage nous désarçonnait. Elle redoutait la structure même de l'association. Nous avions eu de sérieux débats : hakim l'avait accueilli puis sortit, ses regards inquisiteurs angoissaient les autres. Je lui ai fait comprendre que si le l'atelier se fragilisait à ce point, il allait se dissoudre. Un individu ne pouvait pas être mis au ban au profit du groupe, si différent soit-il. Mais elle était revenue, un an plus tard. Moins sauvage, plus ouverte. Les autres l'acceptaient, à part Marine, qui la testait encore. Elle la piquait et moquait les compliments destinés à Danielle. Marine se comportait comme une enfant à l'arrivée d'une petite sœur. Danielle s'était installée à côté de Michèle pour tricoter. Elle avait appris seule , en travaillant les mailles 8 h par jours , devant la télévision. Elle appréciait les personnes âgées. Le chat jouait avec le bol d'eau sur l'évier.

-Vous avez choisi ce que vous voulez faire aujourd'hui Marine ?
Marie était fatiguée ces temps-ci.Elle n'avait pas même vu le félin couché devant la porte, l'écrasant presque. Sa fille l'inquiétait. Marie se qualifiait de mère poule. Qualité très appréciée, mais aussi sursollicitée dans notre métier. J'avais fini de coudre le drap qui servirait à nous cacher. Notre local donnait sur la rue, chaque promeneur jetait un coup d'oeil à l'intérieur comme devant un théâtre. C'était très intrusif pour tout le monde, mais nous faisions avec . Parfois je me posais cette question : le spectacle était-il dedans comme semblait le penser les passants, ou à l'extérieur, comme je l'apercevais de mon point de vue ? Impossible maelstrom de communication muette , de regards attirés puis gênés par notre vue , nous n'étions pas des produits à acheter. Les gens mettaient une ou deux secondes à s'en rendre compte. Puis se détournaient , contraints, ou insistaient, comme intéressés par cette vie qui s'étalait, gratuite , sous leurs yeux avides . Les vitrines d'Amsterdam et leurs femmes lascives me revenaient en tête. J'aimais mon métier. Depuis quelques années, les subventions et autres aides de la mairie se faisaient rares. Nous récupérions tous les déchets sous prétexte de recyclage, pour les ateliers bricolage. Ces temps-ci j'étais usée, à cran.

-Bonjour !Euh, personne a vu un chat ?

-Un chat ? Je la regarde. C'est Mathilde, elle habite à côté. Elle est phobique sociale. Elle était venue il y a trois ans, avait cessé. Trop dur. La maladie prenait souvent le dessus.

- Oui, il a eu peur des voisins.Lorsque j'ai descendu la poubelle, il était sur le palier, la porte fermée, il a paniqué il s'est enfui pour se cacher. Il n’est pas là ?

-Si ! J'étais heureuse. Je jetais un regard complice vers Marie. Si Mathilde, si, regardez ! Il est là , il s'amuse avec son bol !

-Son bol ?

- Eh oui, il nous a adoptés, je lui dis pour la taquiner. Elle fronce les sourcils.

-Vous voulez rester un peu ?

-Euhhh, elle cherche autour d'elle,

-il est bien, là, votre chat ! Thérèse cri comme si nous étions sourds nous aussi.

-Ok.... Ca reprenait. Certains jours j'aimais plus mon métier que d'autres.

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le chatChapitre8 messages | 4 ans

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