1.
— Le Maître est exigeant. Si tu ne conviens pas, tu seras renvoyé, et sans indemnités, suis-je assez claire ?
La gouvernante me toise d’un air mauvais. Je hoche la tête, silencieux. Avec sa robe pincée, son chignon strict et son tablier, elle ressemble à une nanny du siècle dernier.
Elle paraît très vieille et me donne l’impression que, si je la heurtais d’une façon un peu trop brusque, elle tomberait en poussière.
— Il ne tolère aucun esclandre, enchaîne-t-elle. Si tu le contraries, tu seras renvoyé également.
Elle redresse le menton, fait claquer ses talons sur le sol marbré, nerveuse. Ses cils clignotent derrière ses lunettes. J’ai beau avoir un siècle de moins qu’elle, je peine à suivre ses pas.
— Quel âge as-tu ?
— 21 ans, madame.
Ses yeux se plissent, soupçonneux.
— Je te préviens, mon garçon, si tu as menti à propos de ton âge, tu seras…
— Renvoyé ? je me hasarde.
La vieille affiche un air victorieux.
— Tu comprends vite, clame-t-elle, satisfaite. Peut-être resteras-tu parmi nous plus d’une semaine.
J’opine, bien décidé à faire profil bas. C’est vital pour moi de rester ici. J’ai besoin d’un job, et surtout d’un toit sur la tête pour l’hiver. Une pancarte pendait à la grille, à l’entrée.
Défraîchie, éventrée, à moitié effacée.
« Cherche personnel. Gîte et couvert inclus. »
Le type d’annonce que je n’avais encore jamais vu.
En me recevant, la gouvernante m’a averti que le patron n’était pas commode, qu’il renvoie aussi vite qu’il embauche. Mais quand on n’a ni diplôme ni expérience, on ne peut pas se permettre de faire le difficile.
— Tu seras affecté au jardinage et aux travaux.
— Bien, madame.
— Où sont tes affaires ?
Je désigne mon vieux sac à dos pour toute réponse. Ses yeux se plissent. Par réflexe, mes doigts se referment sur les lanières effilochées et crasseuses. Le contenu de ce sac est tout ce que je possède. Sœur Edina disait que l’esprit et le cœur devaient être nos seules possessions, que le reste reposait entre les mains du Seigneur. Foutaises. Manger à sa faim et dormir au chaud sont deux acquis vitaux quand on peine à survivre.
Nous passons par ce que je suppose être l’entrée du personnel. Discret, éloigné. Là où personne ne peut deviner la présence des petites mains dont le labeur fait tourner la baraque.
— Voici les cuisines de la Demeure.
Nous naviguons au milieu de cuisiniers, de commis, de servantes. Leur nombre me donne le vertige. On plume des volailles, on découpe des légumes, on arrose de sauce, on goûte du vin. Une fumée de viande grillée et de champignons me chatouille le nez. Mon ventre se tord, son gargouillis désespéré résonne entre les murs. L’un des chefs relève le nez, couteau de boucher en main. Il s’arrête de désosser une pauvre carcasse pour me toiser de ses pupilles bleutées. Un crâne rasé, des muscles bandés, un dos qui craque en se redressant. Il tend sa main libre vers le bol le plus proche et me lance une pomme rouge que j’attrape de justesse.
— Jonas, sermonne la veille.
L’homme lui montre les dents.
— Vas-y, gamin. Contrairement à la dame, elle n’est pas empoisonnée.
La peau du fruit me brûle les doigts. Ma bouche se met à saliver. Je lance un regard de chien battu à la gouvernante.
— Je serai renvoyé si je la mange ?
Elle lève les yeux, outrée. Jonas répond à sa place.
— Non. Ici, tu mangeras toujours à ta faim.
Ma bouche s’ouvre toute seule, mes dents se plantent dans la chair sucrée. Je mâche si vite que j’avale de travers. Quelques bouchées et je jette le trognon dans une poubelle. J’ai encore faim, mais je n’en dis rien.
La veille me lance un regard courroucé, et Jonas, amusé.
— Les restes vont dans le compost, mon grand.
Je manque de m’étrangler lorsqu’il ajoute :
— Le Maître ne tolère aucun gaspillage, mais, pour cette fois, je passe outre. Comment t’as atterri ici ?
— La pancarte sur la grille.
Ses yeux s’arrondissent.
— Ah bon ?
— Il suffit ! coupe la gouvernante. Nous manquons de personnel, il va travailler avec Daniel.
Le cuistot ricane. Ses lèvres se retroussent, dévoilant des canines bien trop pointues à mon goût.
— Alors bon courage, gamin. Les repas sont à 7 heures, 13 heures et 19 heures. Toujours après ceux du Maître et de la lady, termine-t-il.
La lady ?
— Suis-moi, ordonne la vieille d’un ton sec.
— Beatrix, sois sympa avec le gosse.
— Mais je le suis, répond-elle du tac au tac.
Je marche derrière elle, tête basse, tandis que Jonas lève le pouce en l’air avant de s’en retourner désosser son cadavre.
Une brise fraîche nous accueille une fois à l’extérieur. Le ciel est légèrement voilé, le parc sent l’humidité et la terre fraîche. Je cille. Des hectares de verdure me surplombent. Des vignes. Des écuries. Une forêt. Et, en son centre, une demeure victorienne. Côté jardin, elle semble immense, démesurée. Avec des tourelles, des moulures, un fronton. Imposante et atypique, transpirant le luxe et le bon goût. Portes rouges. Poutre en bois blanc. Toiture en ardoises grises, surplombée de girouettes et gargouilles qui pointent vers les cieux.
Je déglutis.
Cet endroit est sublime. J’ai trouvé refuge dans un château.
La vieille reste silencieuse, tandis qu’une voix rauque fuse à nos côtés :
— C’est qui ?
Un homme trapu vient à notre rencontre, en salopette et bottes boueuses. Il boite légèrement et transpire à grosses gouttes. Il me tend sa paume dégoulinante que, par politesse, je n’ose pas refuser. Il réajuste ses lunettes épaisses et s’approche au plus près de mon visage. Je grimace, il pue autant la transpiration que l’alcool.
— Beatrix. C’est un gosse ! peste-t-il.
La gouvernante dodeline de la tête.
— Il n’y a pas d’autres volontaires. Tu connais le Maître, il est exigeant.
— C’est un vieux con obtus, oui.
— Daniel !
— Y a que la vérité qui blesse, ma chère.
Il mime une révérence maladroite et la gouvernante fulmine de plus belle.
— Tu as besoin d’aide.
De son index, elle désigne le parc négligé.
— Cet endroit est dans un état lamentable, il semble mort.
— Parce qu’il l’est.
La vieille se pince l’arête du nez avant de tourner les talons.
— Je te laisse lui expliquer son travail, siffle-t-elle.
Le jardinier boiteux me détaille de la tête aux pieds. Je m’enhardis sous son regard peu avenant. Je dois faire mes preuves. Je refuse de dormir dehors une nuit de plus.
— Je suis jeune et capable, affirmé-je. Je savais tout faire là d’où je viens.
Dès qu’on avait l’âge, les Sœurs nous mettaient un marteau, un pinceau ou des ustensiles de cuisine dans les mains. Chacun mettait la main à la pâte. Dans la peinture, le cambouis ou la farine.
Daniel tord le nez en grattant un début de barbe. Il mitraille :
— Peinture ? Bricolage ? Boiserie ? Travaux d’entretien ? Nettoyage ?
Je réponds « Oui, monsieur » à tout. Il renifle de dédain.
— C’est Dédé, gamin. Toi, c’est Sam, hein ?
Je cille.
— Non, pas du tout. Je m’appe…
— T’as la tête de Sam Gamegie, me coupe-t-il, avant d’ajouter devant mon air paumé : Tu sais, le Seigneur des anneaux. Sauf que t’es pas joufflu, t’es même un sacré maigrichon. Mais t’as sa tronche sinon, rit-il. (Ses yeux tombent sur mon sac.) Allez, viens que je te montre où tu vas crécher.
Soudain, être ici ne me plaît plus. Peut-être que je quitte une misère pour une autre. Alors que j’ai envie de détaler, je remarque une silhouette nous observant depuis la fenêtre d’une tour. Je vois flou, car elle s’amuse à souffler sous la vitre pour dessiner des fleurs au milieu de la buée formée. C’est une fille aux longs cheveux dorés qui ondulent telles des vagues. Le haut de son visage est couvert d’un masque noir.
Elle salue Dédé de la main. Ce dernier s’incline aussi bas que son dos le permet. Peut-être est-ce le protocole du lieu, alors je fais de même.
Quand je redresse la tête, la fille dépose un baiser sur la buée. Ses lèvres s’imprègnent sur la surface avant de disparaître. Mon cœur se bloque. Je me demande alors si ses baisers ont le goût des nuages.
D’un geste brusque, elle rabat les rideaux et disparaît, me privant de sa vue.
— C’est la lady, la fille du Maître, explique le jardinier. Elle ne descend pas de sa tour. Et toi, ne cherche jamais à y monter.
— Pourquoi ?
Il renifle de plus belle.
— Ça regarde qu’elle.
Nous pénétrons dans la Demeure par une porte réservée aux employés. Elle est d’un rouge légèrement plus foncé que les autres. Nous longeons ensuite un couloir, passons par une arrière-salle, dévoilant un vieil escalier raide. Malgré les marches de guingois, Dédé les monte une par une. Sous les combles aménagés, il me désigne la porte du fond.
— C’est là-bas que tu vas pieuter. C’est le côté des hommes, mais on est que deux, moi et Jonas, les autres habitent en ville. Ce sont des piaules de bonnes, c’est la lady qui les a fait rénover, on a même une salle d’eau chacun. Elle était douce et généreuse, la lady, paix à son âme.
Il sort une clé de sa poche.
— Personne ne vole personne ici, mais au cas où, tiens. Le Maître n’est pas commode, mais ses ouailles sont honnêtes. Du moins, pour celles qui restent.
— Madame Beatrix m’a expliqué que vous aviez du mal à recruter, dis-je en récupérant la clé.
Dédé hausse les épaules.
— Le vieux est lunatique, il a ses têtes. C’est un foutu emmerdeur.
— Alors pourquoi restes-tu ici ?
Ses yeux s’écarquillent.
— Où veux-tu que les éclopés comme nous aillent, gamin ?
Je déglutis. Nous. Ceux que la vie a abîmés et qui tiennent à peine debout.
— J’te laisse vingt minutes. Après, je te montre le boulot. Et les endroits où t’as pas le droit d’aller.
— Pourquoi ?
— Parce que c’est comme ça, soupire-t-il. Et va demander un truc à bouffer à Jonas, t’es pâle comme un cul.
Je l’entends pester dans l’escalier tandis que j’ouvre la porte de mon nouveau de lieu de vie.
Un lit simple. Un bureau. Une chaise. Une commode. Une petite fenêtre ronde.
C’est dépouillé, spartiate. C’est pourtant tellement plus que la rue où j’ai vécu ces dernières semaines. Je dépose mon sac, étends mon corps fourbu sur le lit. Le matelas est confortable, l’édredon moelleux et chaud. Mes doigts enserrent ce que je cache contre ma peau. Mon sourire s’étend, des larmes de reconnaissance coulent.
Moi, le gosse de l’assistance publique sans qualification a été embauché par l’un des hommes les plus riches de la région.
Le sans-abri qui, ce soir, dormira dans un lit chaud.
L’employé à tout faire d’une Demeure dans laquelle une fille masquée dépose des baisers brumeux sur la vitre de sa fenêtre.
Ah oui, et maintenant je m’appelle Sam.
Peut-être que la vie est belle finalement.
Annotations
Versions