La Magie des Astres
Les étoiles ont toujours fascinées Julie. Si elle se concentre attentivement, elle peut se souvenir de la sensation qu'elle éprouvait en voyant ses minuscules paillettes étincelantes dans le ciel. Chaque hiver, quand elle était toute petite, ils allaient camper en famille, en hiver, dans une forêt pleine d'arbres immenses, avec au sol un océan de feuilles mortes et craquantes sous leurs pas. Ils montaient les tentes, avalaient une bonne soupe réconfortante, adossés aux arbres. Venait ensuite le moment tant attendu. Celui pour lequel ils avaient marché toute la journée.
Les parents et leurs trois filles déployaient la grande nappe à pique-nique. Cette fois-ci, elle leur servirait de drap. Julie et ses soeurs roulaient leurs sacs de couchage sur le tissu, s'en enveloppaient en gloussant, et les adultes éteignaient les lampes torches. Ils venaient s'étendre avec leurs filles et comme au cinéma, visionnaient ce que Julie appelait la Magie du Ciel.
Les étoiles, la Voie Lactée, l'Univers, n'étaient pas au-dessus d'elle, inaccessible. Ils étaient là. Devant ses yeux, juste devant. Elle voyait les arbres qui tendaient leurs longs bras en direction des diamants célestes, et les oiseaux qui traversaient ce paysage, en pleine migration. Julie est certaine, lorsqu'elle y repense maintenant, que les étoiles, dans ce ciel violet, émettaient une vibration. Un bourdonnement à peine perceptible, mais puissant. Spirituel, disait son père, céleste, lui préférait sa mère. Pour la petite fille qu'elle était, ce bourdonnement était tout simplement de la magie. Il lui donnait envie de sourire, de passer sa vie à rester là, à contempler ce spectacle immobile mais puissant, silencieux et excitant.
Ces soirées-là, il n'était pas rare qu'ils gardent les yeux ouverts jusqu'à l'aube. Ce qui au final ne les dérangeaient pas, puisque trop fatigués pour démonter la tente et repartir, ils se laissaient tenter par une nouvelle veillée parmi les étoiles.
Une année, Julie rentrait au collège, et le tableau de sa classe la laissait perplexe. On avait l'impression que dessus les six se confondaient avec les huit, les "g" avec les "j". Sans s'inquiéter outre mesure, elle n'en souffla pas un mot à sa famille, qui planifia le voyage habituel dans la forêt. Mais quelle ne fut pas le désespoir de Julie, lorsqu'elle comprit la nuit tombée en voyant des taches blanches et bouffies dans le ciel que c'était sa vision qui avait changé!
Cette nuit-là la jeune fille se sentit trahie. Par son corps défaillant, qui flanchait au moment où elle avait le plus besoin de lui. Par le ciel aussi, qui lui promettait un spectacle qu'elle ne pourrait plus jamais voir. Ces formes floues qui se chevauchaient, ces couleurs qui se mêlaient, comment serait-il possible que ce soit les merveilles de son enfance devant lesquelles elle avait poussé des cris d'admiration?
Avant de rentrer en 5e , ses parents lui achetèrent des lunettes. Et Julie put à nouveau profiter du spectacle. Non pas comme avant, car les verres des binocles recadraient sa vision de manière à l'empêcher de se perdre dans cette profondeur céleste. Les montures métalliques lui rappelaient sans cesse qu'il y avait désormais une barrière entre elle et ses étoiles qu'elle chérissait tant.
Et le pire restait à venir lorsque Julie se rendit compte que plus elle usait de ses lunettes, plus floue elle voyait en le monde en les enlevant. Ce cercle vicieux l' horrifiait. Elle craignait qu'un jour viendrait où même avec des lunettes le paysage ne serait qu'une flaque sombre et hésitante face à ses yeux. Un jour pourtant ses parents trouvèrent une solution.
Ils la présentèrent à une femme, âgée, dont le visage franc soulignait ses grands yeux bleus. Julie, qui se préparait à rentrer au lycée, portait désormais des lunettes aux verres si épais que chaque clignement d'yeux provoquait un frottement entre ses cils et les verres de ses binocles. C'était très désagréable. Julie ne voyait pas ce que cette femme pouvait faire pour elle, et à son avis, il n'y avait plus rien à espérer.
Mais Mme Rodriguel était professeure d'une discipline qui lui était inconnue, le yoga des yeux. C'était un assemblement d'exercices respiratoires, musculaires et cérébraux qui pouvaient lui redonner une chance de voir sans lunettes. De se laisser porter par le spectacle magique du ciel pour longtemps encore.
Subjuguée, Julie osa espérer que cette méthode pourrait lui rendre la vue qu'elle avait perdu. Toutes les semaines elle oxygénait ses yeux par des exercices, les détendaient avec un palming, massait son crâne, entraînait ses muscles oculaires, développait une bonne respiration. D'abord sa myopie ralentit l'allure, puis arrêta tout à fait de descendre encore plus dans le monde des formes floues. En constatant ces progrès inouïs, la famille reprit confiance. Afin d'accélérer le processus, Julie décida un matin pour aller au lycée de ne plus mettre du tout de lunettes. Elle se prit bien une balle de rugby en pleine figure et trébucha dans les escaliers, mais elle ne se décourageait pas. Une force brûlait en elle, qui lui donnait la motivation et lui faisait espérer qu'elle pourrait retrouver les magnifiques sensations de son enfance. Le soir, après ses exercices oculaires, elle essayait de visualiser les étoiles. "La visualisation est très importante pour ma vue. La visualisation m'aide à mieux voir. J'arrive à voir les étoiles." Et parfois, elle avait la sensation d'y arriver. Sa vue devint de plus en plus nette. Les taches floues se métamorphosaient en branches, les huit redevenaient des six et les "j" des "g".
Enfin,lorsqu'elle a dix-huit ans, l'hiver est particulièrement doux. Il neige, mais le ciel est exempt de nuages. "Cette année, ce sera encore mieux que les autres fois." déclare la soeur cadette, en songeant à leur soirée sous les étoiles. Julie sourit à ces paroles. Elle n'a plus besoin de lunettes maintenant. Elle est confiante.
Le 24 décembre, la petite famille arrive de bonne heure en forêt. Leur petite clairière les attend déjà, toujours rembourrée de feuilles mortes. Un oiseau hivernal gazouille au sommet d'une branche.
Le crépuscule est à peine surgi qu'il s'enfuit déjà pour laisser place à cette nuit, que tous attendent avec fébrilité. Julie, entre ses deux parents, a les mains cramponnées à son sac de couchage. Impatiente, elle brûle de sentir les derniers rayons du soleil disparaître .
Vient le moment où le soleil s'efface. Et alors, une extase incommensurable s'empare de la petite famille. La magie est époustouflante: c'est un rêve, magnifique, irréel, qui les emporte. Les branchages des arbres semblent tous s'orienter en direction des astres, comme pour mieux en montrer la direction.
Mais Julie n'a pas besoin qu'on dirige son regard. Ses yeux perçoivent tout avec une exactitude qui la laisse sans voix. Elle perçoit la limite entre le corps d'une étoile et le vide violet du Néant ; le bleu violacé du ciel contraste avec la force éblouissante des astres étincelants. Elle a même l'occasion de découvrir des étoiles qu'elle ne devinait même pas enfant ! La Voie Lactée forme un cercle devant ses yeux, un cycle, une spirale, qui tournoie et danse en l'emportant avec elle, dans la course céleste de ses retrouvailles avec l'Univers.
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