CHAPITRE 10 : LATREBAYA

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CHAPITRE 10 : LATREBAYA

Confortablement installés dans la charrette, à l’abris des rayons du soleil, les sept voyageurs discutent avec Davis. Non contents de pouvoir reposer leurs jambes endolories par le début du voyage, ils tentent d’en apprendre davantage sur l’Inckya sans pour autant révéler leur identité à leur interlocuteur. Malheureusement le jeune homme ne connait pratiquement rien du monde. Il ne s’agit que de sa troisième expédition et l’occasion de faire du tourisme ne s’est pas encore présentée. Il ignore tout en dehors de la place du marché et de la taverne. Les locaux préférant éviter les patrouilles mariquaises, personne ne reste plus discuter avec les commerçants ces derniers temps. Le bruit coure que les impôts devraient encore augmenter d’ici le retour des vents chauds et qu’une guerre civile se préparerait dans le Nord du continent. Toutefois, si le peuple meure autant de faim dans le Nord que dans le Sud, s’il tremble de peur de la même façon en apercevant l’ombre des soldats, alors ces murmures ne seraient pas plus fondés qu’un château de sable.

- Ce qu’il nous faudrait… soupire Davis en réfléchissant. Ce qu’il nous faudrait c’est le retour des Sept. Mais ils sont partis. Ils nous ont abandonnés comme les dieux l’ont fait avant eux.

Un lourd silence tombe sur les voyageurs qui échangent un regard aussi coupable qu’embarrassé. Au bout d’interminables secondes, Sarah porte une main à sa poitrine où se trouve son étoile, cachée par ses vêtements, et dans un élan de bienveillance, esquisse un sourire.

- Il ne faut pas perdre espoir, chuchote-t-elle en posant sa main sur l’épaule de Davis. Les Sept sont sûrement plus proches qu’on ne le croie. Ils reviendront.

Le jeune homme lève des yeux interrogateurs vers le regard azur de cette inconnue. Ses boucles châtain clair se balancent avec légèreté et lui rappellent les vagues qui s’échouent sur la plage. Ses yeux aux innombrables nuances de bleu l’absorbent et le transportent immédiatement sur le bateau de son père, au milieu de la mer calme des beaux jours, ses jours où il échappait aux corvées et embarquait pour aller pêcher loin des côtes jusqu’à ce que le jour disparaisse. Sa voix rassurante résonne dans ses oreilles et s’insinue en lui telle le chant cristallin d’une rivière descendant de la montagne. Tout chez cette fille lui apparait familier et réconfortant. Plus il l’observe, plus il se sent chez lui, plus il veut se blottir dans ses bras et oublier tout le reste. Un battement de cils le ramène à la réalité, un deuxième le submerge de questions. Qui est cette étrangère qui ne connait rien de ce continent mais semble tellement sure d’elle ? Quelle est cette sensation qu’il éprouve en la regardant ? Comment réussit-elle à l’hypnotiser en posant simplement ses yeux sur lui ? Pourrait-elle cacher un danger ? Mais comment une créature si parfaite, si douce et si apaisante pourrait-elle représenter une quelconque menace ?

Alors que le jour décline, la petite caravane entame son ascension. Les montagnes bordent la mer et protègent de leurs crêtes escarpées les plages et les baies cachées, dissimulées du reste du monde. Latrébaya se situe de l’autre côté, nichée entre terre et mer, à l’intersection de deux univers, à la merci des éléments et paradoxalement, en harmonie parfaite avec son environnement.

De loin on ne distingue que le grand feu qui brûle au milieu du village et quelques flammes derrière les carreaux qui se confondent avec les lucioles. Les maisons en pierre se fondent dans la montagne et se noient dans les flans rocheux de la falaise si bien que les habitants paraissent errer sans but sur la plage tout en évitant des obstacles invisibles et en disparaissant comme par magie. Ce n’est qu’en descendant le long de la petite route escarpée et en se rapprochant que les aventuriers distinguent tout d’abord les portes et encadrements de fenêtres en bois flotté, puis que les murs et les façades se détachent du paysage et dessinent des rues et des places. Le seul autre accès au village se fait par la mer, si tant est que vous savez slalomer au milieu des récifs et que vous ne craignez pas les légendes et les monstres marins qui veillent sur Latrébaya depuis la nuit des temps.

Un chaleureux comité d’accueil se forme autour des marchands qui s’arrêtent aux abords du feu. Les personnes sortent des chaumières et s’attroupent autour de leurs amis, curieux et excités à la fois. Le retour des marchands signifie toujours des histoires à écouter, des pays et des paysages à découvrir, des rêves à imaginer sous les étoiles. Pourtant cette fraiche soirée s’annonce différente des retours habituels. En effet, ce soir, les marchands ne sont pas ceux qui retiennent l’attention de leur public.

Les mystérieux voyageurs se tiennent debout face à l’assemblée silencieuse, plus timide que prudente.

- Comment tu t’appelles ? demande une petite fille en tirant sur la cape d’Aurore.

La jeune femme n’a pas le temps de répondre que l’embout d’un bâton s’abat sèchement sur les doigts de l’enfant. A l’autre extrémité se tient une vieille femme rabougrie au teint tanné par le soleil, le sel et le vent. Ses cheveux aussi immaculés que clairsemés volent dans l’air du soir et forment une auréole autour de son visage ridé constellé de glyphes et de symboles noirs au milieu desquels deux billes argentées dévisagent avec sévérité les nouveaux venus. Elle les toise avec tant d’intensité que les Sept se sentent mis à nus, qu’ils sentent leurs âmes livrer tous leurs secrets à cette doyenne clairvoyante. Après d’interminables secondes, ses sourcils broussailleux se décident enfin à se détendre et un lumineux sourire vient éclairer sa face.

- Soyez les bienvenus mes enfants. Nous ne vous attendions plus. Vous avez l’air épuisés. Nous n’avons pas beaucoup à offrir mais tout ce qui est à nous est à vous. Ce soir mangez et reposez-vous, vous êtes ici chez vous.

Sur ces mots aussi doux et réconfortants qu’un chocolat chaud et un feu de cheminée en plein mois de décembre, la vieille femme recule de quelques pas et disparait dans la foule. Après un instant de sidération, l’assemblée entière s’anime comme un seul homme. Des rires gras fusent, des cris s’élèvent, des questions submergent les Sept de tous les côtés. Qui sont-ils ? D’où viennent-ils ? Ont-ils faim ? Quels poissons préfèrent-ils ? Veulent-ils se débarrasser de leurs affaires ? Pourquoi s’aventurent-ils sur le continent ? Quelle folie les conduit sur les terres des Mariquais ? A quoi ressemble le reste du monde ? La paix existe-t-elle encore ?

Tout tourne autour de Laura. Le bruit, la proximité, l’animation, tout s’accumule et presse sa frêle poitrine. Sa respiration se fait plus profonde, plus rapide. Son esprit cherche désespérément un point stable auquel se raccrocher, s’agripper, se cramponner de toutes ses forces. Un point stable pour s’évader, s’échapper de cette pression, s’envoler. Ses yeux s’agitent mais elle ne voie plus rien, le monde se brouille, son esprit s’emballe, sa respiration s’accélère, ses mains s’agitent et cherchent à attraper quelque chose, n’importe quoi. Mais ce n’est jamais suffisant. Elle ferme les yeux. 1. 2. 3. 4. Elle respire. 1. 2. 3. 4. Ses mains tremblent. Son souffle se calme. 1. 2. 3. 4. Le contrôle lui échappe. 1. 2. 3. 4. Ses jambes commencent à grelotter. Non, pas maintenant. Ce n’est pas le moment. Ses mains tremblent de plus en plus. Sa respiration lui échappe. Elle ouvre les yeux.

- Chut… lui souffle Thomas à l’oreille en la prenant dans ses bras. Tout va bien, je suis là. Respire calmement. Compte avec moi.

A voix basse, il énumère les dix premiers chiffres. Calmement, posément. Laura répète après lui à grand peine. Son bégaiement caractéristique de ses crises d’angoisse ne lui rend pas la tâche facile. Ses jambes se calment, sa respiration se régule. Ils répètent l’opération. Le bégaiement cesse, ses mains s’immobilisent. Encore une fois. Ses pensées s’apaisent, sa vision redevient normale.

Elle n’a aucune idée du temps qui s’est écoulé. La foule s’est dissipée. Désormais les habitants se massent devant des tables installées autour du feu. Elle n’a pas souvenir que ces tables se soient trouvées là quand ils sont arrivés. Les femmes couvrent ce buffet improvisé de baies, d’algues et de poissons grillés, frits ou bouillis. Les hommes portent des futs de quelques boissons inconnues. Les enfants courent de maisons en maisons pour réunir toute la vaisselle nécessaire à ce banquet.

Epuisée, elle se laisse tomber sur le banc le plus proche et observe cette joyeuse animation tout en faisant jouer une mèche de ses cheveux de jais entre ses doigts. Thomas s’est éloigné mais elle sent son regard sur elle à chaque instant.

- Dame Laura, comment vous sentez-vous ?

Davis. Malgré son insistance, cet homme qu’elle a sauvé refuse de s’adresser à elle comme au reste du monde. Elle lui renvoie son sourire et l’invite à s’asseoir à ses côtés. Au lieu de cela, le local lui tend la main et, d’un signe de tête, il encourage la belle à le suivre.

Ils marchent au travers des rues désertes à peine éclairées jusqu’à la bordure du village. Devant eux la terre laisse place à la pierre et à une immense plage de galets qui plonge sous une épaisse couverture d’écume. Le vent salé remplit leurs poumons.

Laura s’avance dans ce paysage de rêve baigné dans la lumière de Mirysse et Mühana, les deux lunes régnant sur l’Inckya. Elle écoute le clapotis des vagues qui viennent mourir à quelques mètres d’elle et observe l’horizon. Son regard bute sur une lueur orangée au loin.

- C’est l’Île du Dragon, lui explique son guide improvisé. C’est un volcan sur l’eau. Les autres nous prennent pour des fous mais nous, nous savons ce que c’est. L’antre du dragon. Les Anciens l’ont vu voler quelques soirs d’été. Et aucun bateau n’est jamais revenu de là-bas. On ne sait pas ce qu’il protège mais il ne quitte jamais son île. Et mieux vaut s’en tenir à l’écart.

Le prendre pour un fou ? Laura n’y songe même pas. Après tout, elle avait plongé dans un portail magique pour rejoindre un monde parallèle, elle avait rencontré des Elfes et des êtres capables de se métamorphoser en animaux, elle avait sauvé la vie d’un homme en posant ses mains sur lui, elle avait vu ses amis jouer avec les éléments comme s’ils avaient toujours fait ça et avec eux elle avait décidé de raviver les braises d’une ancienne guerre afin de reprendre le contrôle d’un continent dont elle ignore tout. Alors pourquoi ne pourrait-il pas y avoir des dragons ?

Un nuage passe devant Mirysse et pendant un instant, Laura songe aux vacances en Bretagne avec ses parents. Ils lui manquent. Elle ignore quand elle aura l’occasion de les revoir. Sont-ils inquiets ? Ont-ils appelé la police ? Elle aimerait tellement pouvoir leur parler… Ils ont déjà perdu une fille, elle ne veut pas qu’ils croient avoir perdu leur deuxième enfant aussi. Soudain une pensée encore plus effroyable la saisit. Et si elle ne revenait pas de ce voyage ? Si elle ne pouvait jamais leur dire au revoir ? Une larme coule sur sa joue en silence. Pourquoi Lucie n’est-elle pas capable d’utiliser ses pouvoirs ? Pourquoi ne peut-elle pas simplement les téléporter directement chez les Mariquais ? Les Sept pourrait alors les prendre par surprise et les mettre hors d’état de nuire. Pourquoi Lucie ne peut-elle pas les ramener chez eux pour la nuit et revenir les chercher le lendemain au petit matin ? La colère monte en elle, son cœur se serre, sa mâchoire se crispe. Elle ferme les yeux et sent la magie circuler dans ses veines. Ce pouvoir… Elle se souvient un an auparavant, quand elle l’a découvert dans la cuisine de Gérard. Il était venu à elle naturellement, instinctivement. Elle avait tout de suite su se soigner. Toutefois elle avait mis plusieurs mois avant d’arriver à le maîtriser, avant de savoir guérir ne serait-ce que les égratignures de ses amis. Alors comment pourrait-elle déjà exiger de Lucie qu’elle maîtrise ses dons ?

Ses épaules s’affaissent. Elle est l’un des êtres les plus puissants de ce monde et du sien réunis, pourtant en pensant à ses parents elle se sent tellement démunie. Elle est si loin de chez elle… Elle a parcouru tellement de chemin. Elle sait qu’elle devrait être fière d’elle mais elle se sent éreintée et donnerait n’importe quoi pour passer une soirée avec son père et sa mère, autour de la petite table de leur cuisine éclairée par une vieille ampoule à incandescence. Thomas s’étonnait chaque fois de voir que cette ampoule n’avait toujours pas grillé. Elle esquisse un sourire discret en pensant au jour où elle rentrera. Un soupire s’échappe de ses lèvres. Elle secoue la tête pour chasser ses pensées, elle doit se concentrer sur le moment présent. Qui ne s’estimerait pas chanceux de vivre pareille aventure ?

- Eh bien nous n’avons pas de chance, proteste Davis. Je voulais vous montrer les fleurs qui poussent ici mais il semble que tout soit fané. J’ignore ce qui a pu causer cela, j’espère que ce n’est pas grave.

- Je l’espère aussi.

Laura passe une main sur ses bras. Sans en connaitre la cause elle ne se sent pas totalement étrangère à la mort de la végétation alentour.

Après avoir marché quelques temps sur la berge, dans le calme de la nuit, ils regagnent les tables dressées spécialement pour les invités surprises.

Les mets sont délicieux, à condition d’aimer le poisson bien sûr. Il y en a partout : dans les salades, dans la soupe, même leur bière a un goût salé et des relents de hareng. D’après les dires de Rufus, cela vient du fait que les marins embarquent toujours un fut de bière pour boire en mer lors de leurs expéditions et une fois le tonneau ingéré, ils entreposent le produit de leur pêche dans les barriques avant de les réutiliser à nouveau pour la confection de ce breuvage alcoolisé.

Si Sarah se délecte de cette découverte, ce n’est pas le cas de Mathieu qui, en proie à de violentes crampes d’estomac, manque de vomir l’infâme breuvage dans son assiette.

- Tu devrais éviter de toucher à cela, ce n’est pas une boisson pour les gens comme toi. Bois cela, ça devrait faire passer ton mal de ventre.

Mathieu se retourne et se retrouve nez à nez avec la vieille femme aux cheveux blancs et aux yeux d’argent. Elle lui place dans les mains un godet au fond duquel git une substance visqueuse ambrée aux reflets irisés. Il déglutit mais une nouvelle crampe a raison de son appréhension.

Le liquide est encore plus abominable qu’il ne l’imaginait et lui brûle la gorge et le ventre. Après quelques minutes la chaleur se dissipe, emportant avec elle les spasmes et les nausées. Il lève les yeux pour remercier sa sauveuse mais celle-ci s’est volatilisée et demeure introuvable. Du moins, jusqu’à ce qu’elle monte sur la table centrale et réclame l’attention de tous.

Malgré son âge avancé et l’allure fragile de son corps, elle n’éprouve aucune difficulté à se tenir sur le meuble bancal et à imposer son autorité.

- Mes enfants, nous vous avons accueillis ce soir mais nous ne nous sommes pas présentés. Je suis Olguéna, la vieille sorcière du village. J’espère que le repas vous a plu. Nous aurions fait bien plus si nous avions été informés de votre arrivée.

- C’est très gentil à vous, l’interrompt Aurore. Mais nous ne vous demandons rien. Nous ne sommes pas ici pour épuiser vos stocks de vivres. Nous pouvons nous contenter du minimum, nous ne voulons point vous déranger. Votre sens de l’hospitalité est exceptionnel et soyez tous assurés que cela nous va droit au cœur. Mais nous ne voulons pas appauvrir vos réserves ou nuire d’une quelconque façon à vos vies.

- Ne soyez pas absurdes, vous méritez cela. Nous vous avons attendus toutes ces années, c’est bien le minimum que nous pouvons faire pour célébrer le retour des descendants d’Edomon. Car c’est bien ce que vous êtes n’est-ce pas ? Les Sept.

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