CHAPITRE 13 : AU CŒUR DE LA NUIT

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Les Mariquais se rapprochent sur la route sinueuse qui mène au village.

Olguéna entraîne ses élèves en direction du port des pêcheurs et leur indique une barque. Elle les fait monter précipitamment dans la petite embarcation. Quand Aurore passe devant elle, elle lui attrape le poignet et plonge son regard dans le sien.

- Mon frère ne vous a pas tout dit. Renseigne-toi sur la malédiction. Tu n’es pas comme les autres Aurore, tu es spéciale.

Sur ces mots énigmatiques, elle pousse la jeune femme dans le bateau de fortune et entreprend d’éloigner le groupe du rivage. Une fois la barque à flots, elle se redresse et les salue avec son bâton.

- Nous nous reverrons. Restez en vie les enfants.

Elle se retourne et part à la rencontre des soldats qui sont sur le point d’atteindre l’entrée du village.

Sarah passe une main par-dessus bord et plonge ses doigts dans l’eau. Aussitôt un courant les porte loin du port, hors de la vue des mercenaires.

L’embarcation est si petite qu’ils ne trouvent pas la place de se desserrer les uns des autres. Et ils ne cherchent pas à le faire. Cela a au moins l’avantage de leur tenir chaud et de lutter contre les bourrasques qui leur glacent les os.

Le courant magique se calme, le bateau s’immobilise. Ils sont en sécurité, il est temps de discuter de la suite.

Pour commencer, il leur faut un vrai navire. Ils ne risquent pas d’aller bien loin dans cette coque de noix, brinqueballés par les vents et les vagues. Ils se sentent comme des migrants en pleine mer, au milieu du détroit de Gibraltar. Sauf que l’Europe, tout comme l’Afrique, sont bien loin d’eux.

En se contorsionnant, Aurore parvient à s’agenouiller au milieu de ses amis. Elle ferme les yeux pour oublier le vent et le froid.

Le bois grince et craque sous ses mains. La proue s’étend, le bateau tangue. Les flans s’éloignent l’un de l’autre, le minuscule paquebot retrouve sa stabilité. La plainte du bois continue jusqu’à ce que la barque ait la taille d’un petit bateau de pirates. Le plancher s’anime, des murs poussent et se rejoignent au-dessus de leurs têtes en une arche végétale. Enfin à l’abris du vent, ils s’écartent les uns des autres. Aurore se redresse. D’un élégant geste de main elle fait pousser une table ronde en pierre. Un creux en son centre invite Mathieu à y déposer un feu réconfortant. Un nonchalant tour de poignet vient finaliser la nacelle en lui offrant une porte ainsi que sept lits de paille accompagnés de chaises.

Personne ne se fait prier pour venir se réchauffer les mains autour de la flamme crépitant au centre de la cheminée flambant neuve.

Avec un sourire malicieux, Charlotte pianote quelques notes inconnues dans les airs. La charpente improvisée se peuple de tentures rouges et or, les chaises prennent des allures de trônes royaux, la porte se change en œuvre d’art, le parquet revêt des teintes de chêne et de noyer, les murs s’ornent de blasons arborant l’étoile à sept branches.

Quand on ignore combien de temps on va passer à un endroit, autant s’y sentir chez soi.

Inspirée par son amie, Aurore décide d’agrémenter le bateau de quelques fioritures aussi utiles qu’agréables. Dans un souffle elle couvre le pont d’arbres fruitiers, de plants de légumes et de fleurs colorées.

A la vue de cette prolifération de nourriture, les estomacs grondent. Sarah n’étant pas d’humeur à appâter de pauvres poissons innocents, ils se contentent d’un repas végétarien.

Aurore ajoute au pont et à la nacelle quelques lanternes que Mathieu s’empresse d’illuminer. Face à cette vision irréelle ils prennent conscience du chemin qu’ils ont parcouru, de la distance entre là où ils se trouvent et leur maison. La vie d’avant n’est plus qu’un vague souvenir…

Le maître du feu aux cheveux incandescents observe le potager flottant qui s’étale devant lui. Tout ce choix lui donne l’impression d’être face à un buffet dans un restaurant chinois. Sauf que cette fois, pas de scrupule, tout est bon pour la ligne et les plats ne se vident jamais.

Les possibilités de leurs pouvoirs lui apparaissent soudain comme vertigineuses. Si Aurore a pu créer cela sans lever le petit doigt, alors Olguéna devait avoir raison : quelque chose avait conduit leurs prédécesseurs à leur perte. Mais quoi ?

Il rejoint ses amis qui sont en train d’utiliser le foyer au centre de la table comme un barbecue pour cuire leurs légumes.

Le repas efface les craintes et les doutes, manger les plonge dans une bulle de joie et de légèreté inhabituelles. Les plaisanteries fusent, les rires se répondent. Leur imagination prend le dessus. Ils sont des corsaires au service de la reine d’Angleterre, rentrant des Indes les bras chargés de trésors et d’épices.

Pour rendre la plaisanterie plus crédible, Charlotte affuble les matelots de robes victoriennes et d’uniformes de flibustiers, les assortis de lourds colliers et des plus beaux joyaux que le monde ait porté, elle couvre le sol de pièces d’or, de tapis persans et de marchandises luxueuses.

En combinant leurs efforts, Aurore, Sarah et Mathieu reproduisent un breuvage aux notes parfumées rappelant le thé noir de Ceylan.

Ils dégustent leur boisson en riant, heureux de leur jeu de rôle, quand le bateau heurte quelque chose. Ou quand quelque chose heurte le bateau pour être tout à fait exact.

Les sept amis sortent à toute vitesse de la nacelle et se retrouvent face à d’immenses tentacules encerclant le bateau. S’ils voulaient revenir au temps de la route des épices c’est réussi, les voici face à la terrifiante légende des mers, au cauchemar des océans, à l’épouvantable kraken. Et il a l’air bien décidé à se servir aussi sur ce buffet à volonté.

Les membres visqueux glissent sur le pont, déracinant le verger, brisant la proue, fracturant les murs de la nacelle. Les ventouses agrippent la coque, soudent l’animal au navire, les figent dans une étreinte mortelle avec le monstre des abysses.

Il enlace leur paradis ondulant dans ses serres caoutchouteuses, embrasse leur oasis verte ondoyante de son baiser fatal. Le bois cède, le navire plie en deux et se rompt comme une vulgaire brindille dans les mains d’un enfant.

L’eau submerge le pont, le sol se dérobe sous leurs pieds. Ils s’écroulent, fascinés par ce spectacle cauchemardesque, par cette rencontre effroyable et fabuleuse.

Les vagues heurtent ce qu’il reste de la coque, les tentacules serpentent sur la caravelle. L’horizon tangue, tournoie, s’incline, envoie valser l’équipage comme des poupées de chiffon.

La beauté apocalyptique de la scène les fascine, les hypnotise, les plonge dans une extase funeste à mesure que la bête les entraîne dans sa danse macabre. Le tableau nocturne en clair-obscur ancre son destin dans les eaux noires peuplées d’ombres et de ténèbres.

Au milieu ce chaos, à travers la tempête déferlant sur eux, Sarah s’avance vers la bête. Elle brave sans peur les flots, le vent et la gravité.

Une force magnétique l’attire malgré elle vers le monstre, un lien narcotique qui fait taire sa conscience, ses craintes, ses sens. L’enfer marin qui se déchaine autour d’elle l’emprisonne dans une bulle léthargique, dans un état hypnagogique qui l’empêche de percevoir le bouleversement des éléments qu’invoque le calamar géant. Elle ne distingue que lui. Il est son phare dans la tempête. Il l’appelle comme une lumière appelle une mouche dans la nuit. Elle ne peut détourner son regard, elle ne peut s’empêcher de faire un pas de plus dans sa direction. Le monde chavire autour d’elle mais elle reste droite. L’océan est en-dessous d’elle, il est au-dessus. Un pas de plus. Elle ne marche plus, elle flotte dans l’air, dans l’orage iodé, dans le cyclone qui déferle sur le bateau. Un pas de plus. Sa tunique trempée colle à sa peau, sa chevelure emmêlée virevolte à sa suite. Elle n’est plus humaine. Elle fait corps avec ce tourbillon. Un pas de plus. La tension entre elle et le géant des profondeurs s’intensifie à mesure que la distance entre eux s’amenuise. Le lien devient tangible, presque visible. Un pas de plus. Il est impossible de dire si elle ressemble plutôt à une princesse ou à un épouvantail tant son allure et son élégance contrastent avec ses guenilles déchiquetées par l’ouragan. Un pas de plus. La mer en furie s’écarte devant elle. Un pas de plus.

Elle se tient debout à côté des immenses tentacules visqueux, dégoulinants. Elle lève des yeux vident vers ceux du poulpe. Quand elle croise son regard brumeux, ses iris s’illuminent. Des éclairs bleus inondent de lumière la tempête.

Sans décrocher son regard de celui de l’animal et avec une infinie délicatesse, elle pose sa main sur le membre gluant.

Le temps s’arrête. Le monde observe cette scène surréaliste, cette enfant au milieu de l’obscurité, en parfaite communion avec la créature des abysses.

Le vent se tait, l’eau retourne à sa place, la mer s’apaise, la tempête s’éteint, l’enfer retourne dans les profondeurs auxquelles il appartient.

- Tout va bien, murmure-t-elle à l’intention du kraken. C’est moi.

Des flashs submergent son esprit, elle sombre dans des visions qui ne sont pas les siennes.

Des caravelles filant sur les flots, des galions plus imposants sillonnant les mers. Des cris, des ordres braillés par un petit homme, des lames que l’on sort de leurs fourreaux, des harpons, des filets de pêche, des canons qui crachent le feu. La douleur. La peur. La mer qui se soulève et engloutit les bateaux meurtriers. Les années qui passent, l’histoire qui se répète.

Les hommes en colère, la traque, la chasse, la capture. La cage trop petite. L’angoisse. Les secousses incessantes. La prison invulnérable. La lumière étrange. Encore les secousses. Encore la prison. Et l’angoisse. Toujours l’angoisse. Puis l’eau. Différente. Et la liberté. De nouveaux poissons, de nouveaux récifs, de nouveaux abysses. De nouveaux bateaux, de nouveaux humains, la même douleur.

- Tout va bien. Je ne vais pas te faire de mal.

Les tentacules relâchent leur prise et se retirent sous les flots. Pas trop toutefois, ils doivent maintenir à la surface l’embarcation trop abimée pour naviguer par elle-même.

La créature braque ses yeux curieux vers l’équipage qui se relève avec difficulté, encore sous le choc.

- Ce sont mes amis, explique l’étoile bleue. Ils ne te feront aucun mal. Ne t’inquiète pas.

Ils peinent à reprendre leurs esprits et à retrouver leur équilibre. La rencontre a été brutale mais par chance aucune blessure n’est à déplorer, c’est un moindre mal.

Bien qu’encore sonné, Mathieu se précipite vers son amie et passe un bras autour de ses épaules. Sans même lui laisser le temps de répondre il l’assomme de questions.

- Comment tu vas ? Il t’a fait du mal ? Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Tu vas bien ? Qu’est-ce qui t’a pris de t’approcher comme ça ? Tu aurais pu être blessée ! Pourquoi tu ne l’as pas repoussé avec tes pouvoirs ? Tu imagines s’il t’avait attaquée ?

- Mathieu, respire. Je vais bien. Il avait peur, c’est tout.

Un murmure semblable au chant d’une baleine monte des eaux et emplit l’air. Un tentacule se soulève au-dessus de leurs têtes et s’abat violemment à la surface de l’onde projetant en tous sens des gouttelettes salées.

Sarah éclate de rire.

- Je crois qu’il veut jouer, s’amuse-t-elle.

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