Chapitre 5 - Matthew
Même si je suis fatiguée, que le froid est pénétrant et que je rêve de me glisser sous ma couette, je demande au chauffeur de taxi de me laisser à quelques mètres de mon immeuble. J’ai besoin de me dégourdir les jambes avant de remonter chez moi. Il accepte et me dépose à deux rues de mon adresse. Je marche dans la nuit noire. Tout est calme. Je me remémore cette journée particulière, lorsque j’entends quelqu’un qui halète derrière moi. Effrayée, je me retourne. C’est le jeune gars qui était avec moi dans le taxi. Essoufflé, les bras ballants et le regard perdu. Qu’est-ce qu’il fait là ? Il me veut quoi ?
Il me regarde bizarrement. Mon sang se glace, et en même temps, je suis subjugué par ses yeux. Leur couleur est magnifique. Pratiquement émeraude. Jamais je n’ai vu un tel vert.
— Sa... lut, me dit-il entre deux respirations.
— Salut. Tu habites dans le coin ? Je ne t’avais jamais vu.
J’essaie de combler le silence en le questionnant, mais il reste muet. Il me fixe sans rien dire.
— Bon, ben, bye. À un de ces quatre, je lui dis en tournant les talons.
Je n’ai pas fait un pas qu’il m’attrape le poignet et me retient.
— Hey ! Lâche-moi !
— J'ai... besoin que tu... m'aides, me supplie-t-il.
— Quoi ?
Je suis stupéfaite. Qu’est-ce qu’il me veut ? Pourquoi moi ?
— Tu dois me cacher... me demande-t-il en plantant son regard pénétrant dans le mien.
Je me fige et l'interroge :
— Que je te cache ? C’est une blague ?
— Non. Je suis sérieux. Je n’ai pas envie de rire. Aide-moi s’il te plaît. Je suis en danger, mais je ne peux pas t'expliquer.
Je suis abasourdie. Pourquoi ce garçon doit se cacher. De qui, de quoi doit-il se protéger ? Est-ce qu’il est contaminé ? Fuit-il la police ? Je fourre la main dans mon sac. Je m’apprête à prendre mon spray défense au poivre, donné par Jean, mon ami flic, et lui en envoyer une bonne giclée dans la figure, quand je remarque un cercle scindé en deux sur son poignet. Ce tatouage, je le reconnais...
— Pourquoi j'aiderais un clone ?
Il comprend que j’ai compris, que je l’ai identifié. Maintenant, il est en devoir de tout me dire.
— Je t'en prie ! J'ai réussi à leur échapper, mais ils ne vont pas tarder à s’apercevoir que j’ai disparu. S’ils me rattrapent, je suis mort.
— Pourquoi moi ?
Il esquive mon regard inquisiteur et fixe la nuit noire.
— Tu étais la dernière à sortir du bus et je m’étais planqué sous un siège. D’instinct, je t’ai suivi. En sortant, les adultes n’ont pas prêté attention au nombre des élèves. Vous aviez été compté au départ, pas à l’arrivée. Je suis resté un bon moment dans les WC en faisant croire que j’étais malade. Quand je t’ai vu, j’ai senti que tu étais quelqu’un de bien.
— C'est donc toi le mec des chiottes qui avait soi-disant « gerber » partout ?
— C’est le seul moyen que j’ai trouvé pour me tirer de là-bas.
Je suis bouche bée.
— Mais comment tu as fait pour passer les barrières de sécurité du bâtiment et ne pas être interpellé ?
Par une rotation de la tête, il vérifié que personne ne traîne dans les parages.
— Je te promets de tout te dire, mais d’abord, mets-moi à l’abri.
J’ai des sentiments doubles. En même temps, j’ai envie de prendre mes jambes à mon cou et en savoir davantage sur ce clone fuyard. Je ne peux pas l’emmener chez moi. Il y a Vic et je ne veux pas présumer de sa réaction. Pour me préserver, elle serait capable de le dénoncer pour m’éviter des ennuis.
— Suis-moi ! je lui dis en l’entraînant, tandis qu’il me serre toujours le bras.
Ma curiosité l’emporte sur ma crainte. Je décide de prendre le risque d’aider un clone à jouer les filles de l’air. C'est du délire. Si je me fais prendre par des agents du Gouvernement en train d’aider ce mec, il va m’arriver des bricoles. Qu’importe, je ne suis pas une lâche et j’aime l’aventure. Je l’emmène dans mon café préféré. « L’oiseau bleu » n’est pas encore fermé. Une chance ! Nous nous asseyons l'un en face de l'autre. Il n’est pas tranquille. Il jauge les lieux d’un air anxieux.
— C'est vraiment sympa ici, murmure-t-il.
Il a un sourire forcé. Je le vois à l'expression de ses yeux.
— Merci... rajoute-t-il
Moi aussi, je trouve que cet endroit est top. J'y vais tout le temps avec mes amis. C'est un peu notre deuxième maison, notre repère. J’adore la déco, l’ambiance et Martha la gérante. Justement, elle s’avance vers nous pour prendre la commande.
— Salut Elély, me dit-elle. Il est rare de te voir sortir si tard en semaine. Tu es bien accompagnée, dis-moi.
Martha me fait un clin d’œil complice qui signifie qu’elle pense que ce clone est mon petit copain. Je grimace.
— Comme d’habitude, ajoute-t-elle.
— C’est ça.
— Et pour ce beau jeune homme, ce sera ?
— Heu... Un simple verre d’eau, s’il vous plaît.
— Carafe ou bouteille ?
— Heu... carafe, précise-t-il, l’air empoté.
— Eh bien, en voilà un garçon sobre et sérieux, ironise-t-elle en me gratifiant d’un deuxième clin d’œil.
Martha s’éloigne. Le clone me fixe. Ses yeux d’émeraude me perturbent. Je sens le rouge me monter aux joues. Pour chasser le trouble, je le questionne :
— Alors. Maintenant, que nous sommes au calme, je t’écoute. Dis-moi tout.
— Hum... Eh bien, un des docteurs a mal refermé ma cellule.
— Ta cellule ?
— Oui, nous sommes parqués dans des cellules en attendant de recevoir de nouveaux composants humains, ou bien lorsqu’on nous met au rebut. J'en ai profité pour m’échapper. Quand j’ai vu le bus sur le parking, j’ai compris que c’était ma chance. Un moyen pour enfin être libre.
Je le trouve doux. Sa façon de s’exprimer est agréable. Il m’a l’air sincère. Je me dis qu’il avait une situation de prisonnier peu enviable, et qu’il a bien fait de prendre la poudre d’escampette. Ce garçon m’attendrit. Martha me coupe dans ma réflexion. Elle nous dépose un verre d'eau et un milk-shake vanille. Je me jette sur la paille de ma boisson, quand lui délaisse la sienne.
— Et tes vêtements, j’interroge en sirotant. Ils viennent d'où ?
— Des vestiaires des scientifiques, j'ai pu crocheter un cadenas pour accéder à un casier. J'ai appris cette technique il y a quelques années par le biais de mon hôte. L’ancien...
— L’ancien ? je m’étonne. Tu as plusieurs hôtes ?
Il hoche la tête négativement.
— Tu gardes des souvenirs de lui ?
— Oui, je connais tout de lui. Je continue d’agir comme lui le ferais, même si...
— Même si « quoi » ?
— Je ne peux rien dire...
— Quel âge as-tu ?
— Dix-huit ans. Enfin, mon autre moi a cet âge-là. Pour mon cas, je n’ai qu’une semaine d’existence.
— Hum... Est-ci terrible la vie de clone ? Que ressens-tu exactement ? Tu souffres ? C’est un peu lâche de partir comme ça et laisser tous les autres se sacrifier pour sauver le monde.
Il sursaute comme si je l’avais pincé. Mes questions semblent le déranger, l’irriter même. Il serre les poings et se mord les lèvres. Je ne vois pas ce que j’ai dit de mal. Je hausse les épaules, et d’une voix grave, il me répond :
— Comment ne pas vouloir s’enfuir lorsqu’on sait qu’on va mourir, qu’on va nous injecter des saloperies pour nous exterminer, et qu’un humain duquel on a été extrait, n’a aucune idée de notre pauvre destin.
Il se lève. Il a un air mauvais. Il semble remonté contre moi. Comme si j’étais la cause de son malheur et son principal accusateur.
— Et le clone qui vient de toi, je suis bien certain que tu n'as pas pensé une seule seconde aux souffrances qu’on va lui infliger pour l’avancement de la science ? Pour ta gouverne, sache qu’il va ressentir tout ce que tu aurais ressenti à sa place. Et à moins que tu sois quelqu’un d’insensible à la douleur, je peux t’assurer que tout ce qu’il va subir, va le terrifier et lui faire atrocement mal. Alors oui, j'ai fui pour éviter d’être un rat de laboratoire dont personne ne considère la douleur. De toute façon, je ne pense pas qu'une gamine comme toi puisse comprendre cela. Ne me juge pas, je te prie ! Et tiens-toi en à tes petites connaissances.
Pas un mot.... Prise de conscience soudaine. Quelle égoïste je fais. Il est vrai que je ne me suis pas soucié de ce qu’allait ressentir mon clone. Je me suis voilée la face. Je réalise que je n’avais que faire des progrès médicaux, que j’ai fait tout ça par pur égoïsme et par orgueil. Oui, juste pour satisfaire ma curiosité et faire partie des premières. Je me dégoûte. Les larmes me montent aux yeux. Je lutte pour ne pas pleurer, mais je ne parviens pas à retenir le flot qui s’écoule déjà sur mes joues et sur mon masque. Je me sens si bête. Je me déteste d’être aussi irréfléchie. Je baisse la tête et je renifle sur ma stupidité.
— Pardon... je lui dis d'une petite voix
J’ai les yeux sur la table. Je n’ose pas le regarder. Je me sens honteuse. Il a toutes les raisons d’en vouloir aux humains. Nous ne voyons les choses que de notre point de vue narcissique. Nous n’avons aucune idée de ce que nous infligerons à ces pauvres clones. Je me mouche et je garde le silence. Je regrette tellement ce que j’ai fait. Si seulement, je pouvais tout annuler, revenir en arrière. Hélas, je crains qu’il ne soit déjà trop tard. Quelqu’un va souffrir à cause de moi et je m’en veux terriblement. Il a raison. Je suis une gamine qui ne réfléchit pas plus loin que le bout de son nez...
— Navré, je n’aurais pas du m'emporter comme ça, me dit-il en se rasseyant.
Je me redresse. J’essuie mes dernières larmes et lui adresse un sourire d’excuse. Discerne-t-il cette mimique contrite malgré mon masque ? Je ne le sais pas, mais je veux le croire, car voilà qu’il me regarde tendrement. Ses yeux verts sont devenus plus doux. Je n’y vois plus ni peurs ni colères. Ils sont encore plus beaux.
— Ne pleure plus, murmure-t-il en me prenant la main. Tu ne pouvais pas deviner les conséquences de ton acte. Et ne pas savoir, ne fait pas de toi une mauvaise personne. Je sais qu’à la base, tu désirais participer à l’éradication d’ANDROMEDE. L’intention était louable. Cela partait d’un très bon sentiment, mais hélas, tu n’avais pas toutes les données et tu as fait confiance.
Il est gentil. Il s’apitoie sur moi. Il cherche à me consoler, à me disculper, alors qu’en vérité, je sais bien que j’ai fait tout ça pour m'amuser. Je ne me vois pas lui dire que ma sœur m’avait mise en garde, ni lui avouer les sentiments égoïstes qui m’ont poussé à faire ça. Je recommence à pleurer. Et là où Vic a échoué en essayant de me montrer la barbarie du clonage, lui a réussi.
— Pardonne-moi d’être aussi direct et méchant. Alors que tu m’aides, moi je te culpabilise. Quel gentleman, je fais. Je suis un sombre idiot... Je m’en veux...
Il baisse la tête et joint les mains en signe de pardon. Je suis touchée par sa bonté, par son humilité. Je comprends que ses paroles ont dépassé sa pensée. Il ne voulait pas me blesser. Il garde la tête courbée en position de repentance et cela finit par me faire rire. Je le trouve drôle penché ainsi. La nervosité, la fatigue, le cumul d’émotions me rendent hilare. Je rigole sans pouvoir m’arrêter. Il me regarde avec des yeux étonnés.
— C’est moi qui te faire rire ainsi ? me demande-t-il.
— Oui. Non. Je ne sais pas. Peut-être. Enfin, c’est tout ça. C’est tellement dingue. Bon, sinon, je m’appelle Elély. Et toi ?
Il se redresse sur sa chaise. Ses beaux yeux se plissent. Je sais alors qu’il sourit.
— Elély, c'est un très beau prénom ! Moi, c'est DJ8805, mais tu peux m'appeler Matthew, me dit-il en me tendant la main. Enchanté !
— Heu... Enchantée également, je bafouille en le saluant... Matthew...
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