Au fond du trou

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« Ma vie, c’est d’la merde ».

Je sais, c’est pas très glamour comme façon de commencer une histoire, mais il faudra vous y faire les p’tits pères : ma vie, c’est de la merde, et je vais m’attacher à vous le démontrer. Parce que, voyez-vous, quand vous êtes au fond du trou, le seul truc qui vous reste, c’est la merde qui est fond pour s’en tartiner, alors on la brandit avec fierté.

C’est en tous cas la brillante conclusion à laquelle je suis parvenu.

Car, manifestement, j’ai commis le péché capital.

Je ne sais pas encore trop si ce que je suis en train d’écrire finira en lettre officielle de suicide, cachetée et passée autour de mon cou (encore faudrait-il que je me pende, mais je n’ai pas encore décidé de comment j’allais quitter ce monde) ou bien si ce foutu document Word sera juste retrouvé sur mon disque dur par ce qu’il reste de ma famille. Si tant est que ma famille fasse des recherches et qu’elle fouille mon disque dur.

Car je n’ai plus aucun contact avec ma famille : mon père est mort d’un cancer, ma mère est morte d’un diabète, mon grand frère lutte pour sa survie avec un salaire de misère je ne sais où en région parisienne… et je ne sais même pas où est passé mon petit frère. Quant aux cousins, tantes, oncles et autres, cela doit bien faire vingt ans que je ne les ai pas vus. De toute façon, je pense qu’ils se fichent pas mal de moi. Il faut dire que je l’ai bien cherché.

Je suis en effet issu d’une famille extrêmement catholique. Et je n’ai rien trouvé de mieux à foutre que d’être pédé comme un phoque et de faire une thèse en théologie/sociologie, dont l’intitulé un rien provocateur était :

 

Pour en finir avec Dieu – Les mécanismes cognitifs de la Foi – Vers une science de la morale.

 

Ma thèse a été reçue avec les honneurs et j’en ai très opportunément tiré un livre, pompeusement intitulé Killing God, qui a connu un immense succès. En dépit de nombreuses menaces de mort d’une extrême violence, et de la haine que me vouait soudainement ma famille, ma carrière commençait plutôt bien et je devins professeur émérite en épistémologie. Bien sûr, ma famille m’avait totalement et définitivement renié. Mais je n’en avais strictement rien à carrer : j’enchaînais les conférences dans les milieux athéistes, je côtoyais ceux que je considérais comme les plus grands penseurs de notre temps, je faisais tout passer en notes de frais en me prélassant sur les plages australiennes lors des Celebrations of Reason organisées là bas chaque année tout en enfilant les amants comme des tendres morceaux de viande marinée sur une brochette bien tendue.

Bref, c’était la grande époque.

Mais tout ça, c’était avant que Jésus – pardon, Brian – décide de ramener son joli petit cul en ce bas monde. Oui, je tiens le Fils de Dieu pour responsable de tous mes malheurs. Alors j’aime autant vous dire que, maintenant que le monde n’a plus d’yeux que pour lui et ses talk-shows, je suis mal barré.

Jésus de Los Angeles, donc.

Ou Brian, car tel est son nom.

Le Fils de Dieu est de retour. Tu parles d’une bonne nouvelle. Les Américains sont évidemment en plein délire. Pensez donc : non seulement le Fils du Créateur de l’Univers est de retour parmi nous (!), mais en plus ce sale petit con est Américain (!!).

Monde de merde.

Je me souviendrai toujours de l’entrée en scène de Brian. Parfait inconnu jusque là, il s’était invité à l’une de nos conventions athées à Melbourne. Il avait déclaré être le Fils de Dieu, ce qui nous avait fait doucement marrer, moi et mes collègues, mais le lascar avait immédiatement entrepris de le prouver avec force miracles et un bel effort de mise en scène. Car il n’est pas con, le Brian. Il sait bien que dans un monde où l’on a le cinéma 3D et où l’on envoie des robots sur Mars, il ne suffit plus de prêcher. Il faut cogner. Et en ré-ouvrant la Mer Rouge devant quatre milliards de téléspectateurs et plusieurs millions de témoins oculaires, je dois bien avouer qu’il a marqué un point, ce salopard. Au début, je pensais qu’on avait juste affaire à une espèce d’illusionniste, genre David Copperfield en plus doué, mais non, j’ai dû me rendre à l’évidence : il est bien celui qu’Il prétend être. Misère de misère.

Je suis au fond du trou, donc. J’ai dévoué ma vie à démontrer que l’idée même de Dieu n’avait aucun sens, je suis devenu l’un des héros de ce que l’on appelait alors les néo-athées ; je me suis fait je ne sais combien de milliards d’ennemis, et voilà que Jésus revient. Les Musulmans, Bouddhistes et autres Hindous ne peuvent pas me narguer en me disant qu’ils avaient raison et que j’avais tort, puisque eux aussi se sont manifestement mis le doigt dans l’œil jusque Jupiter, mais j’ai quand même insulté et indigné absolument tous les croyants de la planète, et il s’avère que je me trompais sur toute la ligne. On ne parle plus de « néo-athées » aujourd’hui. À en croire un récent talk-show, on préfère désormais le terme de « néo-trous-du-cul » ou « ennemis publics numéro 1 ». Car non seulement Jésus est revenu, mais c’est le Jésus radical qui est revenu. Nous n’avons pas affaire à un Jésus modéré, bienveillant et miséricordieux. Non, loin de là, nous avons affaire à la version hardcore, au Jésus qui roule des mécaniques et qui clame haut et fort qu’Il va envoyer en enfer tous ceux qui pratiquent le blasphème (rappelons que c’est effectivement l’offense suprême dans les Saintes Écritures). Alors j’aime autant vous dire que, pour avoir commis le péché capital, le « crime de lumière » comme dirait l’autre, hé bien, ma rondelle sent furieusement le roussi.

En plus de ça, j’ai le SIDA. J’ai manifestement enfilé un morceau de viande avariée lors d’une soirée trop arrosée. Bref, je mets quiconque au défi de me dire que ce n’est pas si grave, qu’il faut tenir bon, que ça va aller, et toutes ces conneries faussement compatissantes. Parce que tout ce qui va aller, c’est la déliquescence de mon organisme et une éternité à brûler en Enfer.

Mais je n’arrive toujours pas à l’accepter. D’accord, je veux bien admettre que j’ai été arrogant. Mais je n’ai tué personne, j’ai même participé à d’innombrables œuvres de charité – et pas uniquement par intérêt, si c’est ce que vous alliez me rétorquer. Non, croyez-le ou non, j’ai toujours été sensible à la misère humaine et je me suis réellement impliqué. Aurais-je pu m’impliquer plus ? Aurais-je pu renoncer à ce que m’offrait ma relative célébrité ? Évidemment. Mais je mets quiconque au défi de prétendre qu’il a renoncé à tout et qu’il a fait le maximum. Personne n’est parfait.

Mais Il s’en fout.

J’ai blasphémé, j’ai prêché contre sa paroisse, alors ma destinée est de finir en Enfer. Excusez-moi, mais je trouve ça un peu raide. Je veux dire, plutôt que de nous faire chier avec ces histoires d’Enfer et de Paradis, Il ne pourrait pas plus simplement nous dire ce qu’Il attend de nous, nous expliquer pourquoi Il nous a créés, bref, Il ne pourrait pas nous dire où Il veut en venir ? C’est bien beau Ses histoires, mais le sens de la vie, c’est quoi ? Se prosterner devant Lui ? Pour quoi ? Franchement, quelle cause cela sert-il ? J’ai aidé des gens, j’ai aimé, j’ai combattu les atrocités de tous bords, mais je n’ai pas cru en Lui, alors je suis disqualifié ? Idem pour les Musulmans, les Bouddhistes, les Animistes et tous les autres ? Il faut accepter tout ce qu’Il nous dit et puis on verra ? À quoi bon ? Je suis désolé, mais j’avais toutes les raisons de douter. La Bible, Il le reconnaît lui-même, n’est globalement qu’un tissu de conneries mal rapiécées par des mortels, des dizaines – voire des centaines – d’années après Sa mort. Pas de bol pour moi, le passage sur le blasphème – le péché capital, bordel ! – était quasiment le seul à être resté fidèle à Sa parole. Je suis désolé, mais Il nous a créés doués de capacités à réfléchir, et quand on voit que la Bible n’est qu’une œuvre médiocre, incohérente, sauvage et barbare, et quand on considère posément tout ce à quoi cela nous a menés avant Son retour (meurtres, intolérances, haine, défiance, guerres et tout le toutim), j’avais toutes les raisons de douter. Il veut me condamner ? Très bien, mais dans ce cas, qu’Il aille d’abord se faire enculer, parce que tout ça, c’est Sa faute, après tout. Il n’avait qu’à écrire un bouquin plus clair, léguer un héritage plus crédible, une philosophie moins barbare, et nous donner moins de jugeote.

Je suis aujourd’hui un quasi-clodo et tout le monde me crache dessus. Mais ça, Il n’en a rien à foutre. Qu’on se crache dessus, qu’on ne soit pas miséricordieux entre nous, ça, ce n’est pas Son problème.

En tant que pédé séropo, je vais crever dans d’atroces souffrances, ce qui fait bien évidemment jouir les ultra cathos de la première heure, et une éternité en Enfer m’attend. Et ça, ça fait partie de Son plan. Tu parles d’un plan ! Faire brûler des milliards de gens en enfer, quelle belle idée ! Quelle intelligence cosmique ! Quelle destinée pleine de sens !

Quelque part, je suis content d’être mis sur la touche. Parce qu’un Paradis conçu par un connard pareil, je n’en veux pas. En fait, le Dieu sanguinaire que je conspuais est encore bien pire que ce que je dénonçais.

Parce que moi, je dénonçais la foi en une chimère colérique. Mais la chimère colérique n’est pas une chimère, elle existe, et elle est encore plus en colère que ce que je pensais.

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