Téluxa III, monde de tous les possibles
Le Colossus venait de franchir le dernier pli spatio-temporel et regagna l’espace normal. Les hauts parleurs émirent leur petit refrain caractéristique d’une annonce importante, puis une voix suave annonça en unidiome :
Atterrissage sur la plateforme Wanda, planète Téluxa III, dans moins de sept heures. Il vous reste quatre heures pour rejoindre vos cabines.
Destuiz vérifia ses données concernant Téluxa. La voix du personateur grésilla : Téluxa III, planète capitale du système Téluxa, qui en comprend trois habitables, toutes en orbites autour de la première. Située à l’extrême limite de la ceinture civilisée, Téluxa dispose d’un gouvernement aristocratique dont l’allégeance à la Charte est volontairement imprécise et ambiguë. Ce système affiche, grâce à une importante propagande galactique, une image de réussite et de liberté d’entreprise : une sorte de monde neuf où tout serait possible. Une rapide étude révèle la fausseté de ces assertions et toutes les horreurs dissimulées derrière ce masque de libéralité et de richesse. Néanmoins, Téluxa représente une importante force économique et militaire dans le système Omnirace. Ce qui explique que le conseil Chartique ne l’ait pas exclu de la ceinture. Téluxa est soupçonné de posséder en sous-main plusieurs systèmes hors-ceinture dont il percevrait d’importants revenus d’exploitations illégales de proxium.
Destuiz interrompit le personateur. Il en savait assez. Bien des gens lui avaient vanté les mérites de Téluxa. D’ailleurs, ce système était universellement assimilé à un paradis de la réussite personnelle. Il se demanda pourquoi tout le monde fermait les yeux sur la face sombre et cachée de ce système. Un des passagers, historiologue, lui avait rapidement expliqué qu’il s’agissait d’un processus d’identification. Installés dans l’un des grands salons de style centaurien, sur une plate-forme à suspenseurs qui flottait mollement dans les airs, ils avaient bavardé pendant plusieurs heures. L’homme en connaissait long sur la géopolitique de la galaxie.
– Par l’argent qu’il possède grâce à ses inépuisables mines de Proxium, Téluxa peut inonder l’univers de sa propagande et écraser les autres sous son modèle culturel. Il devient alors un exemple de réussite, et les mondes moins riches rêvent d’atteindre son niveau, quelles que soient les concessions morales nécessaires pour y arriver. Ils pensent tous que l’argent est un baume miraculeux, capable de masquer leur dégénérescence morale.
L’historiologue s’était penché en avant, pipe dressée, la bouche encore ouverte des paroles qu’il venait de souffler.
– Qu’est-ce qui fait la force des Pacitains ? avait-il ajouté avec un air malicieux.
– Leur technologie ? avait hasardé Destuiz, incapable de voir quelle réponse l’autre attendait de lui.
Son interlocuteur s’était enfoncé dans son siège avec un sourire.
– Bien sûr que non ! Leur technologie est ultra-spécialisée. Leur force, c’est de placer la morale au-dessus de tout : une morale souple, acceptée par l’ensemble de la race comme étant la meilleure et la seule possible. Ils n’ont pas besoin de lois. Leur univers est régi par la pitié et l’identification à autrui. « Ma liberté s’arrête là où commence celle des autres » disait un antique philosophe terrien. Cette maxime désigne avec une parfaite exactitude l’ordre social pacitain.
– Mais comment ont-ils survécu à l’extension des hommes et des Terrastructeurs ?
– Ah ! Très bonne question… Ils ont élevé des représentants chez les hommes et chez les Terrastructeurs, le reste de la race se tenant à l’écart dans son propre univers. Un vrai Pacitain préférerait mourir plutôt que d’affronter la réalité de notre monde en face : il mourrait d’incompréhension…
Il fit une pause, comme pour se remettre les idées en place, puis reprit :
– La Charte a vu le jour grâce à eux. Si les humains ont quitté la terre et essaimé dans cette galaxie, c’est aussi grâce à eux.
– Mais la grande guerre contre les Terrastructeurs, ce sont eux qui nous l’ont amenée…
L’historiologue avait secoué la tête.
– La guerre est venue des Terrastructeurs. Elle aurait détruit les Pacitains si les humains n’avaient pas été là pour la gagner.
Il avait pointé le manche de sa pipe sur Destuiz dans un geste persuasif.
– Vous qui êtes militaire…
– Si on veut, s’était défendu Destuiz, je m’occupe de la défense d’une planète à travers un système de boucliers et de diplomatie.
– Cela revient au même pour ma démonstration. S’il faut se défendre, c’est parce qu’il y a des agresseurs… Vous ne nierez donc pas que les humains sont aussi belliqueux que les Terrastructeurs ?
Destuiz s’était enfoncé dans son fauteuil, attendant de voir où l’autre voulait en venir.
– Non…
– Donc, les Pacitains ont utilisé notre potentiel agressif pour sauver leur race, ce qui n’a rien changé à la psychologie humaine ou terrastructrice, au bout du compte.
– Comment une espèce dont vous vantez la morale peut-elle jeter une autre race dans un conflit qui ne la concerne pas ?
– Dit comme ça, c’est vrai que ça paraît abject. Sauf qu’en réalité, ils ont sauvé l’humanité de sa propre auto-destruction.
– Nous avons été instrumentalisés ?
– Il y a eu un pacte secret. Les seuls manipulateurs de l’espèce humaine… ce sont les humains.
Destuiz était resté ébahi par tout ce qu’il avait appris ce jour-là. Des tas de questions lui avaient brûlé les lèvres, mais il les avait gardées pour plus tard, de peur de trop laisser paraître son ignorance.
*
Les cache-hublots s’ouvrirent automatiquement et Destuiz put observer l’espace dans lequel flottait l’une des trois planètes en orbite autour de Téluxa III. Il était arrivé au bout du voyage, dans sa première phase. La voix dans le haut-parleur intima l’ordre aux passagers de s’installer dans leurs fauteuils anti-G et de ne pas les quitter jusqu’à ce que l’appareil se soit immobilisé au sol de Téluxa. Le vaisseau pénétra dans la couche atmosphérique tandis qu’une musique guillerette venait décontracter l’ambiance un peu tendue de la phase d’atterrissage. Destuiz put observer depuis le hublot la plus grande concentration humaine qu’il ait jamais imaginée. Les immeubles étaient parfois hauts de plusieurs kilomètres. Des myriades de passerelles translucides les irriguaient, saturées de véhicules et de piétons. Des dômes de verre couvraient des pans entiers d’agglomérations, bulles protectrices géantes sur lesquelles éclataient les reflets éblouissants du soleil téluxan.
Le Colossus se posa sur la tour astrospatiale dans un chuintement de turbines. Il y eut un choc léger, une courte plainte de métal martyrisé, puis les tuyères s’éteignirent en sifflant.
– Bienvenue à Tassanarive, capitale de Téluxa III… chantonna une petite voix guillerette.
Suivant les instructions de l’équipage, les passagers se retrouvèrent dans les salons de débarquement, attendant d’emprunter les rampes qui menaient dans l’astroport. Destuiz ne savait pas encore à quel hôtel descendre. Il était confortablement installé dans un canapé flottant du hall et observait la foule en ébullition qui s’impatientait. Non loin de lui, à l’ombre de la passerelle, se tenait le groupe d’extraterrestres pacitains. Ils semblaient calmes et méditatifs. Destuiz en dénombra cinq : deux hommes, un enfant et deux femmes, dont l’une semblait très jeune. Il n’aurait pu deviner son âge psychique, car les Pacitains étaient les maîtres incontestés de la biotechnologie médicale.
Il les observa un instant, à la dérobée, songeant qu’ils auraient pu passer pour des humains s’ils avaient fait un effort de maquillage ou de chirurgie esthétique : c’était surtout vrai pour la jeune femme et l’un des deux hommes, qui ressemblaient plus à des humains qu’à des Pacitains…
Comme si elle avait capté son intérêt, la jeune extraterrestre tourna son visage elfique vers Destuiz. Mais son regard passa au-dessus de lui sans le voir, ou plutôt, sans le regarder. Il détourna la tête, un peu gêné. Il repensa à la serre, la planète Wenigassy et son bouclier. L’inconnue de la serre… c’était elle. Il sentit une bouffée de chaleur, comme si l’air conditionné du navire s’était tout-à-coup arrêté autour de lui. Il se leva nerveusement, enfonça sa casquette sur son crâne et se dirigea vers un robot de la compagnie.
– Que puis-je pour votre service, demanda la machine, reproduction métallique d’un humanoïde à l’esthétique travaillée.
– Je cherche à me loger pour pas cher à Tassanarive, pourriez-vous m’indiquer un hôtel ?
– Mais bien sûr, monsieur, je vais vous transférer une liste exhaustive des meilleurs relais en dessous de 150 écus.
Pendant que l’androïde préparait sa liste en jouant un morceau de musique classique, Destuiz lança un nouveau regard vers le groupe de Pacitains. Ils n’avaient pas bougé et se tenaient toujours à l’écart de la foule.
– Voici, monsieur, annonça le robot.
– Dites-moi…
– Oui monsieur ?
– Où séjournent habituellement les extrahumains à Tassanarive ?
– Cela dépend, monsieur.
– Les Pacitains ?
– Il y a un hôtel pour leurs représentants qui s’appelle l’Ambassadeur de Pacita. Dois-je vous imprimer ses tarifs et son adresse ?
– S’il vous plaît.
**
Destuiz avait débarqué dans le terminal T52 de l’astroport. Les halls paraissaient sans limites, aussi vastes que des villages venturiens. L’atmosphère y était chargée d’indescriptibles vapeurs parfumées d’essences tropicales. Malgré l’air conditionné, les fragrances artificielles ne pouvaient masquer complètement les relents d’huile, de kéro-proxium, de détergents, et les innombrables effluves de mondes lointains. Une véritable marée d’êtres conscients de toutes races et cultures se bousculait afin d’arriver à l’heure pour le départ. Des centaines de personnes se perdaient au milieu de ce dédale dont le plafond disparaissait derrière des entrelacs de balcons et de passerelles. Au milieu du bruissement de millions de passagers, des grognements, cris, palabres en toutes langues et des appels carillonnés par les sondes hauts parleurs, Destuiz se sentit soudain déboussolé. Avisant une cabine de rééquilibrage sensoriel, il plongea dans l’ovoïde et verrouilla la porte. Un silence de fosse marine étouffa le monde extérieur, révélant le sifflement aigu de sa propre respiration. Pour se calmer, il commanda une atmosphère champêtre. Rasséréné par les gazouillis d’oiseaux et les vrombissements d’insectes, il alluma son personateur.
– Amène-moi à l’Ambassadeur de Pacita.
– Cet hôtel est réservé aux représentants de la race pacitaine, Johan, répondit la machine de sa voix mélodieuse, je te conseillerais plutôt le Roi de Taswandii, qui est bon marché et dont le personnel est très qualifié.
– Il n’y a aucun moyen d’entrer à l’Ambassadeur ?
– Peut-être une invitation officielle ferait-elle l’affaire ? Mais je ne peux rien garantir.
– As-tu une idée de la manière dont on peut s’en procurer une ?
– On peut tout obtenir avec de l’argent sur Téluxa.
– Bien… Mais mes fonds sont limités.
– Les résultats sont ici fonction des moyens.
– J’ai peut-être une idée…
– C’est le privilège des êtres conscients.
Les transports en commun étaient d’une complexité telle que Destuiz avait du mal à s’imaginer comment il aurait pu s’en sortir sans son personateur… Entre les tapis roulants à basse vitesse, les auto-sièges du Tube Central, les cellules de l’accélérateur périphérique, les capsules volantes des différents niveaux aériens et les centaines de kilomètres de pistes magnétiques, il y avait de quoi y perdre son Unidiome. La ville, gigantesque agglomérat humain, minéral et métallique, vrombissait sous les moteurs de toutes sortes qui crachaient leurs miasmes dans l’atmosphère filtrée des sept dômes géants.
Après quelques courses vestimentaires de première urgence, il se dirigea vers l’hôtel pacitain. Situé dans le quartier supérieur d’une tour de quinze kilomètres de haut, l’établissement nichait à l’endroit où le bâtiment crevait la voûte du dôme N4 pour se perdre dans la lumière aveuglante d’un ciel citron. Une enseigne holographique représentait un page pacitain en livrée d’apparat qui agitait un fanion aux dessins vraisemblablement d’origine extrahumaine. La façade de l’hôtel donnait sur les baies vitrées de la tour. Au-delà des parois filtrantes striées de poussière, la ville déployait ses bulbes sous un horizon piqué de nuages de gaz éblouissants.
Grimé en gris/bleu, Destuiz s’engagea dans l’établissement. Il n’avait jamais vu tant de faste : des colonnes torsadées d’onyx soutenaient un plafond en voûte peint dans un style renaissance galactique, tout en dorures et en volutes. Des lampes à suspenseur planaient à l’aplomb de plantes exotiques dont les feuillages bruissaient dans l’air parfumé des aérateurs. Un calme surnaturel, comparé à l’agitation de la ville, régnait dans le vaste hall. Un tapis aux motifs complexes absorbait les bruits de pas. Les sons ambiants, carillons des ascenseurs, sonneries électroniques et rires sporadiques, paraissaient étouffés et lointains.
Il approcha de la réception. Plusieurs employés pacitains en livrée attendaient les clients. Une angoisse le saisit. Il ne devait commettre aucune erreur d’étiquette. Son cœur s’emballa.
***
– Bonjour, aimable, honnête et ô combien altruiste représentant, l’accueillit l’employé avec un sourire à pleines dents.
– Bonjour à vous, hésita Destuiz, qui sentait sa transpiration dégouliner dans son dos. Il pria pour que le grimage ne se mette pas à couler lui aussi.
L’employé l’inspecta du regard avec un sourire poli.
– Je désirerais une chambre, s’il vous plaît, honorable employé, poursuivit Destuiz.
Le représentant sembla hésiter un instant, baissa les yeux sur sa console et fit une grimace de contrition un peu exagérée.
– Ah, je suis ignominieusement fustigé de désarroi, monsieur. J’ai honte d’avouer qu’il ne nous reste actuellement aucune chambre libre… Aussi, et comprenant dans quelle situation indigne nous vous plaçons, nous allons nous arranger pour vous trouver une chambre dans un hôtel voisin de très grande qualité, et nous ferons en sorte de vous dédommager pour les éventuels dérangements que cela pourrait vous causer.
Destuiz supposa que la bienséance pacitaine aurait voulu qu’il refuse cette offre généreuse… bien que l’hôtel semblât, à dire vrai, plutôt vide.
– Votre proposition va au-delà de ce que j’aurais pu souhaiter, mais je ne saurais accepter… Je prendrai sur moi de trouver un endroit adapté. C’est de ma faute, j’aurais dû réserver.
L’employé eut un sourire chagriné.
– Laissez-moi votre nom et votre numéro de personateur, nous vous contacterons sans faute dès qu’une chambre se sera libérée.
Destuiz s’exécuta, puis tourna les talons.
– Monsieur !
Il se retourna et aperçut un Pacitain d’un âge physique très avancé, ce qui supposait plusieurs centaines d’années.
– Oui ?
– J’ai été témoin de votre embarras. Je suis Arnest Artelius Dawampa. Je dispose dans cet hôtel d’une suite de taille raisonnable et me permets de vous en proposer une partie pour la durée de votre séjour, si, bien entendu, cela ne contrarie pas vos projets.
Destuiz resta un instant interloqué.
– C’est une offre d’une générosité qui dépasse mes espoirs les plus fous, monsieur… Dawampa. Je suis monsieur Destuiz. Johan Martelius Destuiz.
Il ne put s’empêcher de tendre la main en signe d’amitié. L’autre la prit avec un sourire poli, mais Destuiz se rendit compte qu’il venait de se trahir, la poignée de main n’étant pas de coutume entre représentants.
– C’est un signe d’amitié sur venturi V, où m’a mené mon dernier voyage, tenta de se rattraper Destuiz, en rougissant sous son masque.
****
La suite était immense. Destuiz n’osa pas imaginer combien cela pouvait coûter de passer une nuit dans cet hôtel.
– J’attendais de la famille, qui devait arriver aujourd’hui, expliqua Dawampa, mais ils m’ont fait parvenir un message d’Arcturus signalant qu’ils seraient retardés d’une semaine.
– C’est fâcheux, mais ils m’ont rendu un fier service.
– Oh, ils seront certainement heureux de l’apprendre.
Destuiz se demanda si son hôte avait percé à jour son déguisement… Face à une personne d’une telle noblesse, il sentit qu’il était stupide de jouer au chat et à la souris. Aussi, s’asseyant sur un sofa, il prit son courage à deux mains et annonça :
– Monsieur Dawampa ?
– Voyons Johan, appelez-moi Arnest…
–… Oui, Arnest. Je suis navré, mais il faut que je vous dise quelque chose.
L’hôte sortit une bouteille de Bambelchoups et servit la liqueur dans des coupes de béryl d’Aldébaran.
– Je ne suis pas un représentant, lâcha Destuiz, au prix d’un effort surhumain.
Arnest parut étonné.
– Non ? fit-il.
– Non… Je suis né sur Venturi.
– Ça alors !
– Eh oui… Si je suis venu ici, c’était dans l’espoir de… eh bien, de revoir une jeune femme pacitaine que j’ai aperçue dans le vaisseau de la CSB.
– Dieu cosmique ! Quelle aventure romanesque !
– J’en suis confus, car je ne connais pas bien votre… race. Mais dès le premier coup d’œil, j’ai été séduit.
– C’est terrible ! Comme je vous plains.
– Pourquoi ? fit Destuiz en se redressant.
– Imaginez que cette femme ne partage pas vos sentiments ! Vous savez, les représentants ont une morale terne et un peu bâtarde…
– J’ai été habitué à bien pire.
– Je comprends, excusez-moi, c’est une réflexion déplacée.
Ils burent leurs coupes, puis Arnest fronça les sourcils.
– Êtes-vous sûr qu’il s’agisse de représentants ?
– Eh bien… je ne sais pas, pourquoi ?
– J’ai entendu dire qu’un groupe de réfugiés de Wenigassy était arrivé par le vaisseau de la CSB aujourd’hui.
– Ils sont donc ici ? exulta Destuiz.
– Oui, bien sûr. Mais seuls deux d’entre eux étaient des représentants. Les autres étaient Immaculés.
– C’est-à-dire ?
– C’est-à-dire des Pacitains purs, sans aucun lien avec la race humaine. Des gens qui se tiennent absolument à l’écart des autres êtres vivants, et même des représentants, tant que c’est possible.
– Et comment les reconnaît-on ?
– Les Immaculés sont plus grands, plus minces, plus bleus, en d’autres termes : moins humains que les autres.
Destuiz rassembla ses souvenirs. Il en conclut que, effectivement, un des deux hommes était plus étrange que l’autre, que la femme et l’enfant semblaient plus extraterrestres que la jeune fille. Il espéra que sa mémoire ne lui faisait pas défaut.
– Je vais faire le nécessaire pour nous mettre en relation avec ce groupe, annonça Arnest.
– Je ne saurais comment vous remercier, répondit Destuiz en essayant de contenir sa joie.
– Le bonheur des uns fait le bonheur des autres. C’est une maxime pacitaine dérivée d’un dicton humain.
*****
Johan Destuiz prit ses quartiers dans les appartements qu’Arnest avait mis à sa disposition. Il n’était pas habitué à autant de luxe et de confort. Sur Venturi, les habitations étaient fonctionnelles et simples. Le climat n’étant pas particulièrement rude et les saisons peu marquées, les hommes n’avaient pas ressenti la nécessité de s’entourer de technologie ou de superflu. Les moyens manquaient pour gaspiller l’énergie dans des futilités. Ici, sur Teluxa, tout était basé sur le décorum. Un robot chromé en livrée rouge et or se tenait au garde-à-vous dans une guérite vitrée, attendant le moindre appel pour satisfaire quelque besoin que l’invité puisse avoir. Les pièces étaient vastes et nombreuses : un salon, une chambre, une salle de bain avec piscine à vagues, hammam, sauna, spa, table automassante etc. Le tout donnait sur une terrasse en bois exotique ouverte sur la baie vitrée qui surplombait le dôme N4, invitant le ciel mordoré dans la pièce. Avec ses longs transats sur coussin d’air, ses plantes grimpantes, ses arbres des jungles pacitaines et ses pulvérisations de brume aromatisée aux parfums délicats, la terrasse transportait ses hôtes dans un monde de repos et de calme.
La chambre était couverte de tapis soyeux et épais qui avaient un effet apaisant sur la plante des pieds. Leurs fibres diffusaient des essences rares qui agissaient sur l’organisme et effaçaient fatigue, douleurs, anxiété.
Le lit était constitué d’un immense bulbe de mousse qui adoptait instantanément la forme du corps en générant des points de soutien aux endroits nécessaires.
Rien n’avait été laissé au hasard. Les papiers peints dessinaient des formes et des couleurs directement puisées à la racine mentale de l’habitant et s’adaptaient en fonction de l’humeur ou du besoin. Les pièces communiquaient entre elles, au sens propre : quand Destuiz quittait la chambre, le salon était averti et préparait l’éclairage, les fragrances, les friandises et boissons adaptées au moment de la journée. Une sélection musicale venait illustrer le choix d’atmosphère que le cerveau-empathique de l’appartement avait sélectionné pour convenir à son hôte.
L’ensemble était bâti dans des essences de bois rares et précieux, décoré avec goût, depuis les rideaux à opacité variable jusqu’aux cellules photoélectriques des tiroirs qui imitaient d’antiques boutons de métal terriens.
Destuiz n’osa pas s’installer dans le grand fauteuil de cuir qui lui faisait de l’œil, de peur de ne plus pouvoir bouger de cet endroit merveilleux. Il posa sa mallette sur une table et en sortit son personateur. Sa mission ne pouvait souffrir de délai, il était plus que temps de s’occuper de ces pièces de rechange. Il accrocha l’appareil à sa ceinture et redescendit dans le hall. Un employé zélé lui ouvrit le chemin jusqu’au perron et s’empressa d’aller ouvrir la porte d’un taxi qui se trouvait en attente au pied de l’escalier. Destuiz grimpa à l’arrière et indiqua le secteur où il souhaitait se rendre. Le chauffeur ne fit pas de commentaire. Il rajusta sa casquette et actionna le levier de décollage. L’appareil s’arrima à un filin magnétique et glissa en silence au-dessus des artères fourmillantes du dôme. Après une longue navigation au milieu d’un maelstrom d’engins volants et de passerelles translucides, le taxi se posa sur une aire envahie de projections commerciales en relief.
Destuiz se retrouva à l’entrée d’une allée venteuse criblée d’hologrammes plus ou moins bien réglés qui signalaient les accès aux différents commerces de la zone. Un peu inquiet devant l’aspect isolé et vide du lieu, en comparaison avec l’effervescence de la ville qu’il venait de survoler, le Commandeur s’engagea dans un tube translucide. Après quelques minutes, son instinct l’avertit qu’il n’allait pas dans la bonne direction. Il s’apprêtait à faire demi-tour quand deux silhouettes surgirent chacune à une extrémité du passage. Il était piégé.
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