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Chapitre 1
On est combien, là ? Une vingtaine, et je ne connais personne mais c’était un peu prévisible, aussi. Un stage d’écriture et d’initiation au théâtre, ce n’est pas trop l’occupation de vacances de jeunes que je connais, pas l’ado lambda. Que je ne suis pas, clairement. Pas que je sois très original comme mec, même pas vraiment du tout. Mais pas trop comme la plupart des garçons fraîchement sortis de terminale non plus, vous voyez ? Eux, c’est le sport, sortir ou comparer les applis de leur smartphone et moi …
C’est pas ça, en troisième, je courais pas mal, jusqu’à dépasser mes limites, mais surtout à la fin des cours, pour échapper à la bande de Kevin vu que s’ils m’attrapaient avant le coin de ma rue … Puis les sorties en boîte, jusqu’il y a deux mois, je n’avais pas l’âge pour le faire, puis sortir avec qui ?
Et mon phone, ben il ne sert que quand ma mère doit savoir où et avec qui je traîne, c’est-à-dire presque jamais.
Ici, elle sait. Forcément vu qu’elle a plutôt insisté pour que je m’inscrive. Elle avait les arguments.
L’un était positif, depuis que je sais écrire, je compose des petites histoires qu’elle a conservées dans un tiroir, classées chronologiquement depuis ‘Benjy le petit ours qui rote et pète’ (2004, Ed. JDL) qui lui met un sourire et moi la honte chaque fois qu’elle en parle, à ‘Confessions d’un Ado Serial Killer’ (2012, Ed. JDL) qui m’a presque valu des rendez-vous chez un psy. Les suivants, je ne les lui ai même plus montrés, elle est tolérante mais pas sûr qu’elle apprécierait du BoyxBoy. Pourtant, elle croit toujours en mes talents d’auteur, on dirait.
L’autre argument était moins glorieux. ‘‘L’initiation au théâtre te donnera de la confiance en toi’’. Alors … ouais, je sais bien que ça coince parfois de ce côté-là, mais elle ne devait pas remuer le couteau, non plus. En fait, non, c’est pire, je suis juste terrifié à l’idée d’interpréter le texte qu’on écrira, devant les autres. Surtout qu’elle est cap’ de poser un congé pour le dernier jour du stage …
Mais en bon renard, j’ai un plan rusé ! Je vais saboter la pièce de l’intérieur, je pousserai quelques idées pourries qui feront planer mes co-auteurs tout en désespérant Madame Tibbet, la prof de littérature qui anime l’atelier, histoire d’être sûr que la nôtre ne soit pas sélectionnée pour le dernier jour. Yesssss !
Des groupes de quatre, qu’elle prétend avoir constitués sur base du très court entretien qu’elle a eu avec chacune et chacun de nous à l’inscription … L’idée, c’est de former des groupes … euh … ah oui … ‘dynamiques’, et puis, créer une … ‘alchimie’ qui … ‘transcende’ nos talents isolés. Les points de suspension, on les sentait presque. Elle aime bien s’entendre parler, c’est clair qu’elle, le théâtre … Bon, là, faut juste voir avec qui je vais tomber.
- Premier groupe, Céline, Marie, Jérôme et Tristan. Vous êtes tous fondus d’histoire, j’imagine déjà une pièce … Eh bien oui, historique.
Elle a été la seule à rire, les quatre jeunes s’étaient regardés, ont levé les yeux au plafond puis se sont dirigés vers l’une des tables.
- Deuxième quatuor, Emilie, Arielle, Nathan et Alex, mes petits philosophes mais je compte sur vous pour ne pas être trop sérieux.
Ensuite, encore deux groupes de quatre prénoms répartis garçons-filles sont partis vers les derniers coins de la pièce.
- Il ne reste que vous … Alors, Sarah, Hadrien, Jérémie et Mathieu … un empereur romain assez tolérant envers les chrétiens et trois prénoms bibliques, ça me semble prometteur … Table du centre pour vous.
On s’est regardés mais à part notre éventuelle présence simultanée dans le Colisée vingt siècles plus tôt, on forme un groupe méchamment éclectique : une fille du genre fighter, que je collerais de près en cas d’apocalypse zombie, un mec hyper nerveux qui saute sur place, un petit blond genre crevette et puis moi.
- Elle est désopilante, la semaine va être longue … Ah ouais, au fait, je suis l’empereur mais pour la tolérance, on dira que si ça se passe bien, vous pourriez échapper aux lions, mais on verra.
Ça, c’est donc Hadrien, je suppose, le mec speedé. Je ne sais pas encore trop quoi penser de lui … on dira que c’est de l’humour, bénéfice du doute.
- T’es un marrant aussi, toi. Bon, moi c’est clair … Sarah.
- Et moi, Mathieu, souffle le blond.
Trois paires d’yeux se dirigent vers moi. Ah ben oui, c’est à mon tour.
- Ben, par élimination …
- Jérémie, murmure le petit blond.
- Ah ouais, c’est juste, dit le beau brun hyperactif.
… dont je me dis que ça m’aurait fait plaisir qu’il l’ait retenu.
L’empereur, dont la tolérance reste à prouver, me ramène sur terre en proposant qu’on se mette au travail pour écrire la meilleure pièce de l’histoire du théâtre, pleine de sexe, de sang, de trahisons et de meurtres … Il m’énerve un peu sur le coup et vu la grimace du petit mec incolore et le regard assassin de Sarah, je ne dois pas être le seul …
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Chapitre 2
L’écriture, c’est le côté excitant du truc, au final. Puis l’écriture à quatre, si c’est pas quatre fois mieux, ça reste un méchant défi ! Il faut prendre le bon partout, puis argumenter pour benner les props pourries. C’est juste de la négociation, c’est jouable. Après, le groupe n’est vraiment pas trop pourri, c’est genre, il y a du bon dans tout le monde.
J’ai été injuste envers Hadrien, il est marrant, finalement. Toujours speed évidemment, mais le cerveau suit, il déborde d’imagination. Puis flûte de crotte, qu’il est beau ! Après, il est un peu barré quand même, il ne rigolait pas en parlant d’hémoglobine et de violence ! S’il est un jour interrogé par un profileur du FBI, il ne sortira jamais des sous-sols de Quantico, par précaution … On a dû le freiner sinon, notre texte, c’était Patrick Bateman à Westeros. Il ferait presque peur …
Mais bon, voilà, il est beau, ça excuse un peu. Je veux dire, pas mal, mais genre vraiment ! Un corps parfait pour ce qu’on voit. Puis nerveux, donc surement finement musclé. Ma taille, dans les un mètre septante quelque chose, des yeux bruns très expressifs dans un beau visage, puis une coiffure bizarre, les cheveux relevés, genre pour gagner quelques centimètres, peut-être.
- Faut du drame ! Si vous ne voulez pas de meurtres, j’exige au moins un suicide ! Bon, quatre, ce serait mieux mais peut-être un peu … euh …
- Le mot que tu cherches, c’est abusé. Et pas qu’un peu, réplique sèchement Sarah, que je renomme directement Faith dans ma tête, rapport à Mirror’s Edge, en espérant sincèrement que ça ne sortira pas un jour à voix haute.
- C’est pas faux, dit le petit blond. ‘‘Puis il faut une bonne raison à un suicide, pas une coupe de cheveux bizarre …’’
Il n’a pas lâché le haut de la tête d’Hadrien du regard en le disant, et je réalise qu’il a le sens de l’humour, ce petit mec, vu que notre empereur s’est visiblement trouvé un coiffeur qui a fait des études d’ingénieur.
- Oui, bien sûr, répond-t-il énervé. Bon, je sais pas, on pourrait dire … le mec est harcelé à l’école ou un truc comme ça.
- Harcelé ? Par qui et pourquoi, demande Sarah, peut-être un peu agressive sur le coup … Encore plus que d’hab, je veux dire..
Le visage fermé de Mathieu me fait penser que ce scénario n’est pas tellement éloigné de la vie de certains d’entre nous et qu’il a peut-être aussi son Kevin, mais que le sien le suit depuis trois ans et est toujours très présent …
- Parce que … il est gayyyyy ! crie Hadrien, un peu trop fort mais bon, les autres groupes n’ont pas bougé.
Là, c’est Faith … euh … Sarah qui fait la grimace.
- Mais c’est juste n’importe quoi ! On écrit un truc réaliste, pas une situation qui concerne, quoi … sept pourcents de la population, on n’est pas obligés de faire dans le drama parce que tu as un fantasme bizarre !
Elle n’a pas trop tort, mais bon … C’est quoi ce pourcentage précis ? Je veux dire, ça m’intéresse un peu beaucoup perso donc bon, je me suis déjà renseigné et apparemment, c’est la proportion donnée le plus fréquemment, et c’est genre … ben ouais, vraiment précis. Puis sa réaction est tout de même un peu exagérée, ce n’est pas comme si c’était toujours un sujet politiquement incorrect. Alors soit elle a quelque chose contre les gays mais bon, elle m’a paru tolérante jusque là, soit elle n’a rien contre mais quand même un problème avec ça.
Le petit Mathieu a calmé le truc en murmurant presque ...
- En même temps, c’est vrai que c’est un phénomène de société … Enfin, je veux dire, un sujet d’actualité, même si c’est pas trop nouveau, en fait. Comme l’homophobie, d’ailleurs …
- Je suis pas homophobe.
Faith est bizarrement mal à l’aise avec le sujet, là. Ou c’est moi qui le suis trop ? Sauf que non, on ne peut pas trop dire que je le sois, ça reste très abstrait, puis surtout, théorique. C’est plutôt qu’elle se sent un peu toute seule dans la conv, on dirait, parce qu’elle me fixe comme si elle cherchait un soutien … Je ne me sens pas trop d’avouer mon … léger … penchant pour les garçons. C’est rien de dire que je suis un peu mal mais bon, retour à la réalité des choses et puis, ben, moyenner …
- Bon, on n’est pas obligés de focaliser là-dessus non plus, mais comme dit Mathieu, ce n’est plus trop un sujet tabou. Après, faut pas tomber dans les thèmes trendy juste pour le plaisir, puis si ça te met mal à l’aise, on trouve autr…
- Je suis pas mal à l’aise, c’est pas ça … c’est … oui, peut-être un peu mais … non, ça va, je … on peut voter, aussi.
- Voter ?
- Oui, bon, ça va, je suis pas une débile non plus, c’est un travail de groupe, la majorité a raison.
Trop étrange, ces réactions extrêmes … Limite, Hadrien a sorti ça comme ça, sans trop réfléchir, en se disant qu’il valait mieux choquer le public que l’endormir, mais Sarah …
L’empereur essaie une sortie, au final assez maladroite.
- Non mais bon, t’énerve pas, c’était juste une idée, j’ai dit ça, j’aurais pu proposer une guerre mondiale, un gouvernement facho, la résistance, le héros torturé puis fusillé, tout ça …
- Parce que c’est pas over-drama, ça ?
- T’es négative, toi … On calme le jeu, balle au centre, puis bon, moi, je vais griller une clope, ça vous dit ? propose Hadrien.
- Oui pour la pause, non pour la clope, répond Faith … euh … Sarah.
- Tu refuses vraiment tous les plaisirs que la vie peut offrir, glisse l’empereur, plutôt dans le sarcasme que dans la tolérance, là.
Hadrien est sorti, puis on l’a suivi, pas pour s’encrasser les poumons mais pour s’aérer l’esprit. Enfin, pour moi, c’était l’idée, mais le blondinet ramène le sujet.
- Comme on a dit, c’est pas obligé, c’est juste une piste de pensée, mais si ça t’ennuie, on passe.
- Non mais … non, vraiment, j’ai sur-réagi, désolée les gars, je … c’est pas grave, juste que … je connais un peu le truc … personnellement, je veux dire et … enfin voilà, c’est pas toujours facile à vivre, ça, quoi.
Ooooh ! Non mais ça je connais, je pratique moi-même. Je ne pratique pas le … Non, l’expression, je veux dire. ‘Je connais personnellement un mec qui …’ Après, c’est vraiment pas trop que je parle de moi, vraiment rarement en fait, mais si je veux glisser un truc important – et me concernant - dans la conversation, je le fais aussi. Alors quoi ? Elle saurait … ou alors elle serait …
Hadrien-le-Bel n’est décidément pas un mauvais mec. Il a écrasé sa cigarette, il revient vers nous et s’adresse à Sarah.
- Je ne voulais pas te fâcher, tu sais. Bon, parfois, je phase sur une idée, mais là, c’était …
- Non, j’ai dit aux autres, c’est rien, on peut en parler, c’est … genre … tout le monde connait un peu ça donc bon.
Tout le monde connait un peu ça, toutafé …
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