Le Confessionnal
- Bénissez-moi, ma mère, parce que j’ai péché, dit Cube.
De l'autre côté de la séparation en bois tressé, la jésuite leva la main et bénit le verdoyant. L'hercule avait réussi à entrer, serrant ses deux genoux sur un vieux coussin trop petit.
- Je t'écoute.
- J'ai commis un péché capital : celui de la colère. J'étais furieux contre Plume depuis Thiers où j'ai dû tuer un régressif pour la sauver. Elle était pour moi coupable de cette exécution.
- Elle savait qu'il ne fallait pas quitter le train !
- Mais c'est encore une enfant ! Si je lui avais parlé, avant les tunnels ... elle n'aurait pas eu à ...
- Tu ne pouvais pas savoir.
- Peut-être mais j'étais rempli d'animosité et elle s'est sentie exclue.
- C'est une gamine qui aime être seule.
- On peut être solitaire et ne pas vouloir se sentir exclu ! J'aurais dû lui dire pour Christian. Que ce n'était pas son frère biologique. Elle l'a su de la pire des manières, par la voix sans âme de Lem. Pourtant l'histoire était belle. Christian l'avait enlevée par amour !
La grande carcasse de l'autre côté du confessionnal avait eu beaucoup de difficulté à se plier et à entrer dans le vieux meuble en bois. Tout à sa contrition, la grosse tête bouchait toute l'ouverture. Derrière le grillage de bois, la jésuite ne voyait que les boucles de ses cheveux cascader jusqu'à ses dix gros doigts pressés contre la grille.
- C'était à Christian de lui dire, pas à toi, dit Esther.
- Elle n'aurait pas dû l'apprendre comme ça.
- Je suis désolé. Quand j'ai questionné Lem, je n'ai pas vu que Plume était revenue.
- Et moi, tout à ma colère depuis Thiers, je mettais toute mon énergie à l'éviter. Chaque fois que je la croisais, je voyais ce régressif basculer en arrière, ma flèche transperçant son cœur. Ma colère me dirigeait.
Cube s'arrêta, essayant vainement de relever la tête pour croiser le regard de la jésuite mais il ne réussit qu'à faire gémir le confessionnal.
- Et même avec vous, ma sœur, c'était difficile. Je vous écoutais et ma colère redoublait. Comment avez-vous pu la laisser venir ?
Les planches craquèrent une nouvelle fois, Cube avait pris une grande inspiration. Les doigts des deux mains se mélangèrent.
- Mon attitude l'a rendue furieuse. J'ai su que j'avais péché, quand je l'ai vue se battre, sans avoir peur de mourir.
- Et sans avoir peur de tuer !
- Sans elle, je ne serais pas devant vous. Sans ma colère, j'aurais été devant comme je le faisais d'habitude. Cyrano, derrière moi, les aurait sentis. Et jamais il n'y aurait eu d'embuscade. Plume aurait pu mourir, à cause de moi.
Maintenant, Esther apercevait ses yeux. Ils brillaient plus fortement.
- Elle a quand même tué deux hommes, peut être trois, dit-elle.
- C'était de la légitime défense !
- Tu en es sûr ?
Et pour lui rappeler où il était, elle lui montra sa croix de bois.
- Tu as autre chose à confesser ?
- Non.
- Je te trouve trop dur avec toi même. Ta colère, contre Plume, était légitime. Et même si cette colère a permis leur attaque, tu t'es largement racheté depuis. Ne sommes-nous pas arrivés sains et saufs à Auxerre ? Je te propose de réfléchir à cet extrait de l'évangile selon Matthieu "... , lorsque tu vas présenter ton offrande sur l’autel, si, là, tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse ton offrande là, devant l’autel, va d’abord te réconcilier avec ton frère, et ensuite viens présenter ton offrande." Mais toi, Cube, ce n'est pas avec Plume que je te demande de te réconcilier, c'est avec toi même !
Il était habitué à se confesser. Dominique s'agenouilla, se signa et posa sa main droite sur sa bible de poitrine :
- Bénissez-moi, parce que j’ai péché, dit Dominique.
Il l'avait regardé droit dans les yeux. Et malgré la pénombre, elle voyait clairement ses yeux noirs. Il y avait comme une lumière qui éclairait son visage.
Esther n'était pas surprise de voir le novice des Chevaliers de la Croix. Après tous ces jours, blessée, elle savait qu'une fois debout, il viendrait prier dans cette cathédrale. Et comme aujourd'hui, exceptionnellement, elle avait décidé de jouer le rôle du prêtre. Elle savait que l'adolescent ne raterait cette occasion de se confesser.
Par contre, elle était abasourdie de le voir sourire derrière le claustra de bois verni. Après tout ce qu'il avait vécu !
- Je voudrais d'abord prier pour ce soldat que j'ai tué. Même s'il était un serviteur du malin, il n'est jamais facile de tuer son prochain.
Il pria silencieusement quelques secondes avant de se signer et de continuer.
- Les jumelles m'ont raconté qu'elles m'avaient cru mort quand, poussant le corps du soldat, elles ont vu l'épée qui transperçait mon ventre et tout ce sang qui déjà s'étalait dans une flaque. Mélange de mon sang et de son sang.
Il resta pensif le temps d'une respiration.
- Encore aujourd'hui, je sens son odeur de sueur. Et mon bras perçoit encore ses vibrations quand mon couteau plongeait et fouillait ses entrailles. Dans mes oreilles, l'écho lointain de ses gémissements habille les soirées de silence. Mais sa lame m'a traversé, de part en part, et même quand je caresse la cicatrice, rien ne me revient de cette blessure !
Toute la tirade avait été faite sur un ton détaché, froid.
- Puis Cube m'a porté et vous m'avez soigné. Pendant tous ces jours, vous m'avez tous soigné quand fiévreux, je devais rester allongé.
- Et tu veux les remercier par une prière ?
- J'ai déjà prié pour eux, à la fin de notre messe, tout à l'heure. N'est-ce pas miraculeux de trouver sur notre chemin, cette cathédrale ? Elle a été pratiquement détruite, à l'exception de cette abside dédiée à Marie qui, elle, est en parfait état.
Esther le laissait parler. Il restait dans un état de choc depuis l'attaque. Les tunnels avaient été sa première bataille, son premier combat, son premier mort. Et il avait failli y rester.
- ... la statue de Marie, blanche, magnifique. Vous avez remarqué son visage de vierge amoureuse de Dieu avec cette expression aimante de mère ? Vous lui ressemblez.
Dominique ne remarqua pas Esther rougissante tant la comparaison lui semblait obscène.
- Elle se tient comme vous avec le livre. Quand je me réveillais au milieu de mes fièvres, sur le bateau, je vous voyais. A travers le voile de mes cils, je vous regardais tendre le bras, poser la main sur mon front pour l'essuyer. Et de l'autre main, vous teniez votre livre, ouvert en le plaquant sur votre poitrine. A la vue de la statue, tout m'est revenu. Pendant tous ces jours, je vous ai confondue avec elle. Je vous remercie de ce cadeau, ma mère.
Entendre le fils de Lamaison si reconnaissant alors qu'au départ de l'expédition, il lui ne lui vouait que de la haine, la surprenait. Et même s'il était encore perturbé, la comparer à Marie s'assimilait à un blasphème pour un futur Chevalier de la Croix. Et puis, c'était une comparaison qu'elle ne pouvait pas accepter.
- N'avez-vous pas des péchés à confesser ? dit-elle maladroitement.
- J'ai à confesser un manquement envers ceux que je prenais, il n'y a encore pas si longtemps, pour des ennemis. Ils se sont avérés être des compagnons exceptionnels. Les verdoyants que je considérais à peine mieux que des dégénérés m'ont beaucoup aidé. Notamment les pires, les deux mécréants du groupe : Lem et Troubadour. C'est d'autant plus surprenant pour ce dernier qui me doit d'avoir des cicatrices dans le dos. Et pourtant sans ces deux-là, je serais mort.
- En effet, sans la mémoire bizarre de Lem et les doigts de joueur de cartes de Troubadour, tu serais mort !
- Cube m'a donné un récit de ces derniers jours mais ce n'est pas le plus loquace de la troupe. Les phrases de notre guerrier manquaient d'autant plus de clarté, que quand il me l'a raconté, il mangeait quelques fruits à pépins. Son phrasé s'entrecoupait de mâchonnages et de crachotages. Et je ne savais plus, à la fin, s'il disait des noyaux ou glaviotait des mots. Pourriez-vous me raconter mon histoire dont j'aimerais connaître le plus de détails possible pour pouvoir un jour la raconter à mes enfants et petits-enfants ?
- Je ne sais pas si on peut dire que l'histoire est belle mais sûr, elle est digne d'être contée.
Elle ferma les yeux et retourna au jour de l'opération.
- Cela faisait déjà deux jours que Cyrano m'avait prévenu. Ta blessure à l'avant-bras puait la mort. Des fibres de tissu de ta chemise avaient dû pénétrer avec la pointe en acier du carreau. Leur décomposition avait corrompu la chair et empoisonnait le sang. Malgré les cataplasmes d'herbes ramassées par Cyrano ou les désinfections à l'alcool, rien n'y fit.
- Je sais ma mère que vous avez tout fait pour que je conserve ma main. Je ne vous en veux pas.
Comme s'il voyait toujours bouger les doigts, il regardait son moignon encore couturé. Le quignon montrait la confluence de deux grandes cicatrices, encore rose d'un trop plein de sang et crénelées de nœuds en fil noir.
- Cyrano t'a fait boire une décoction de pavot pour t’estourbir puis nous avons assisté à quelque chose d'incroyable. C'était presque miraculeux. Lem est remonté dans sa mémoire pour ressortir un cours médical de Mathusalem sur l'amputation d'un membre. Cube et les jumelles avaient eu cette leçon et se rappelaient les quelques notions d'anatomie nécessaires à l'illustration de ces phrases du maître. Ainsi, Troubadour a pu t'opérer et quand les phrases étaient trop lacunaires, on lui faisait un petit dessin à la craie sur les planches du plat-bord. Ce païen, pilier des gargotes, a été un seigneur du bistouri. Cube lui avait taillé en pointe un de ses plus petits couteaux, celui qu'il utilise pour apprêter les peaux. Il l'avait affûté tel un rasoir de barbier. Les jumelles ont d'abord scanné le bras pour tracer à l'encre bouillie l'emplacement des veines et surtout celui des artères. Je cite : "C'est facile nous voyons le boum-boum du cœur passer dans les tuyaux". Le plus dur, pour Troubadour, a été d'utiliser une fois encore de son Calvados, 10 ans d'âge, pour désinfecter ton bras. Puis, plus concentré que quand il arnaque les joueurs au bonneteau, il a suivi les instructions de Lem. Couper la peau, un peu plus bas que là où se ferait l'amputation. Il fallait réserver de la peau pour recouvrir le moignon. Il a coupé les muscles au niveau de l'amputation, sans oublier de ligaturer les artères cubitale et radiale. Il s'est fait un peu aider par Cube pour scier les deux os, le cubitus et le radius. Les jumelles ont effectué un dernier scanner pour vérifier qu'il n'y avait ni fuite de sang ni des morceaux d'os, puis il a nettoyé et recousu. Nous avons dû utiliser tout le fil à suturer de notre pharmacie d'expédition.
De temps en temps, Esther regardait à travers le grillage de séparation le visage de Dominique. Rien ne paraissait. Enfiévré, seul son regard brillait plus que de raison.
- Tu as perdu beaucoup de sang, ce jour-là. Nous avons cru que tu ne te réveillerais pas. Nous avons tous prié pour toi, enfin presque tous. Lem est allé jouer avec son oiseau et Troubadour en a profité pour finir son Calvados, te dédiant quand même une santé. Pour lui, c'est ce qui se rapproche le plus d'une prière. Bref, Dieu nous a entendus et tu as guéri.
Esther regarda vers le haut et se signa.
- Merci, j'avais besoin d'entendre ça. Maintenant, je voudrais me confesser d'avoir...
Il n'arrivait pas à parler.
- Douter de Dieu ?
- Moi, pourquoi ?
- Tu n'as plus de main gauche ... je pensais que tu te demandais pourquoi Dieu avait laissé la gangrène ...
- Bien sûr que non ! Qui suis-je pour discuter des décisions de Dieu !
Il était complètement outré qu'elle ait pu penser ça.
- J'ai douté du bienfondé de cette quête de vérité demandée par notre Saint Père mais je me suis déjà confessé pour ce manquement. Aujourd'hui, c'est autre chose. Je veux me confesser de mon péché d'orgueil. Immaculé, je me suis cru supérieur aux verdoyants. Bien sûr, quand je pars à la chasse avec Cyrano capable de sentir du gibier à plusieurs kilomètres ou quand je vois Cube terrasser un ours à mains nues, je ne peux que constater leur supériorité dans certains domaines. Là-dessus, je ne me suis jamais senti meilleur. Non, mon péché a été de me croire supérieur d'esprit aux verdoyants. Je le vois maintenant. Ils sont tout aussi capables de compassion, de droiture et de dévouement à une cause. Avant, je les croyais tous perfides et vicieux.
- Enfin, tu te ranges à la vision jésuite. Tu te rends compte que les verdoyants sont égaux aux premiers nés.
- Non.
- Non, quoi ?
- Ils ont le même esprit mais ils ne sont pas comme nous. En tant que descendants des corrompus, ils doivent expier les péchés de leurs aïeux. Ils sont nos fils de Cham. A moins, bien sûr, que cette quête ne démontre que les derniers nés sont d'une filiation naturelle.
- Mais tu viens de dire qu'ils sont comme nous ... ce n'est pas juste ...
- Allons ne me faites pas regretter d'être venu me confesser à une jésuite. Dieu les a marqués de son sceau. Le jour où le vert disparaîtra alors ils pourront nous rejoindre, nous les justes.
- Mais ils t'ont soignés !
- Ils sont sur terre pour ça. Et plus ils nous aident plus ils accélèrent leur pardon.
Esther se recula dans l'ombre, désarmée.
- Père, Dieu de tendresse et de miséricorde, j’ai péché contre Toi. Je ne suis pas digne d’être appelé ton enfant, mais près de Toi se trouve le pardon. Accueille mon repentir, dit Dominique les mains jointes.
- Que Dieu notre Père te montre sa miséricorde, par le ministère de l'Église, qu'il te donne le pardon et la paix ! dit Esther.
Dominique se signa, puis, prenant appui sur sa main droite, se leva doucement pour sortir du confessionnal.
Esther allait sortir du confessionnal quand elle entendit un bruit de meuble que l'on traîne. Pourtant, tous les membres du groupe s'étaient déjà confessés. Elle plongea son regard dans le clair-obscur, de l'autre côté de la grille. Un hoquet de surprise la remua sur son banc. Plume avait retiré le coussin qui servait à s'agenouiller. Traînée de la chapelle, et positionnée à l'envers, elle enjamba la chaise tel un cavalier sa selle. Ses bras se croisèrent sur le dossier. La jésuite ne voyait que le bas de son visage, le trait droit séparant ses lèvres.
Esther attendait la phrase rituelle "Bénissez-moi, ma mère, parce que j'ai péché." mais l'adolescente restait silencieuse. La jésuite passa à la suite du cérémonial :
- Je te bénis, ma fille. Pour quels péchés es-tu venue te repentir ? dit Esther.
Plume restait silencieuse, immobile.
- Je t'écoute. Parle sans crainte.
Plume se mit à rire !
- Je ne suis pas là pour me confesser ! Je n'ai rien à me reprocher !
- Depuis les tunnels, tu n'as parlé à personne. Peut-être que Dieu aimerait t'entendre sur cette journée qui nous a été difficile.
- Dieu sait ce qui s'est passé !
- La confession est nécessaire pour pouvoir être pardonné. Il faut reconnaître ses péchés.
- Je ne pense pas avoir péché.
-Ah non ? Quand tu es revenue à l'aurore, ta tunique s'imbibait de sang. Le dernier à t'avoir vue aux tunnels, Cube, t'a vue partir aux trousses du dernier soldat. Et le vêtement était immaculé. Tout ce sang et pas de péché ?
Ester, pour la première fois avait perdu son calme. Elle se redressa et prit une grande inspiration pour se calmer.
- Je ne me confesserai pas sur ça non plus mais je peux vous raconter pour le soldat. Mais avant, je veux entendre votre confession.
- De quoi tu parles ?
- Je veux tout savoir !
- Je n'ai pas de compte à te rendre. De toute façon, je ne peux me confesser qu'à un prêtre ou à ma supérieure !
- Je veux la vérité ! cria Plume.
Le visage de Plume apparut par l'ouverture grillagée. Maintenant qu'Esther savait que l'adolescente n'était pas du même sang que Christian, elle était encore plus étonnée de retrouver dans les yeux de Plume le regard du garçon. Ce regard qui vous déshabille.
- Je me fous de votre confession, je veux des réponses. Répondez à mes questions et je vous raconterai pour le soldat.
- De quoi tu parles ?
- Vous me mentez. Tous ! Personne ne m'a dit que j'étais une simple régressive, une pouilleuse adoptée par Christian. Même pas Cube qui voulait devenir mon nouveau frère.
- Mais ...
- Et personne ne veut me dire comment il est mort. Je veux toute la vérité sur la mort de Christian. Je vous ai entendue dire à Lamaison que vous étiez responsable. Je veux savoir !
Elle avait crié si fort que son souffle moucha la flamme de la petite bougie qu'Esther avait allumée au début de la séance.
- Alors, oui, je veux votre confession ! Etes-vous responsable de la mort de mon ... de Christian ?
- Oui, je suis responsable de sa mort.
- Comment ?
Esther avait repris machinalement sa croix dans la main.
- Ça me parait une éternité et pourtant c'était, il y a 3 ... 4 mois. Nous étions en train de traverser le plateau de l'Aubrac. Il neigeait depuis des jours et le vent créait un nouveau paysage. Sous la poudre blanche, les rides des nombreux ruisseaux disparaissaient, remplacées par une étendue immense rythmée par des vaguelettes craquantes de glace. Le vent traversier, épineux, nous obligeait à nous retirer dans nos trous de fourrures. Aveuglant, le soleil, aidé du laiteux de la neige, noyait tout d'un trop plein de lumière. Avec cette bise, Cyrano ne pouvait sentir. Le flot d'air l'amputait de son talent. C'est ton frère Christian qui, le premier, vit que la congère au milieu de cet enfer de froid, laissait s'échapper une coulée de fumée noire.
Esther arrêta son récit pour respirer un grand coup. Plume n'avait pas bougé.
- C'était plus une tanière, qu'une maison. Une femme seule avec son bébé vivait dans la seule pièce d'une ferme en ruine qui conservait ses quatre murs en rocs de granite. Le toit, un mauvais ajustement de planches et de peaux de bêtes, battait au rythme des rafales du vent. Dans le coin, en guise d'âtre, le feu glissait par la porte mal jointée, sa mauvaise fumée. Aucune trace d'un mari ou d'un compagnon, il avait dû mourir. La mère était très agitée. Elle avait peur. Christian a essayé d'entrer mais elle l'a menacé de son seul couteau. Le bébé assis dans un nid de mauvaises couvertures, nous regardait sans bouger. Ton frère voulait les ramener avec nous. Il ne cessait de répéter que la femme était folle et que le bébé allait mourir de faim. Pour la première fois, nous nous sommes disputés. Tu le sais, nous jésuites, nous n'obligeons personne à nous suivre. Chacun doit avoir le choix. Et cette femme ne souhaitait pas venir avec nous. L'après-midi était déjà bien engagé et nous sommes repartis. Ton frère n'arrivait pas à accepter, surtout pour l'enfant. Il allait devant, seul, puis revenait pour argumenter. Personne, pas même Cube, n'arrivait à le raisonner. Ce n'est que le soir, au bivouac qu'il s'est calmé. Devant le feu, il nous a dit que c'était dur de les laisser derrière, dans le froid, sans rien à manger. Pour finir, il s'est excusé puis il est allé s'allonger contre le mur en ruine qui nous protégeait du vent.
Elle reprit sa croix et recommença à parler.
- Au petit matin, il n'était plus là. Sans attendre, je suis parti avec Cube le chercher.
Elle ressortit son mouchoir et respira longuement, plusieurs fois. Maintenant, les deux mains à plat étreignaient la croix.
- Christian, dans une flaque noire, gisait au milieu de la pièce. Le feu pulsait un peu de sa lumière orange sur ses joues, dans ses yeux mis clos. Sans l'odeur du sang, on aurait pu croire qu'il dormait. Le manche du couteau dépassait de sa poitrine.
Respiration.
- Où était la femme ? demanda Plume.
- La mère et l'enfant avaient disparu. Nous les avons cherchés pendant des heures mais la neige, aidée du vent, ne nous a pas permis de les retrouver.
- Où l'avez-vous enterré ?
- Nous sommes retournés au camp. Avec les pierres du mur, contre lequel il s'était allongé, nous lui avons fait un tumulus. Cube a trouvé une vieille croix en fer et l'a placée sur la tombe.
- Pourquoi avoir dit que vous étiez responsable de sa mort ?
- Je connaissais bien ton frère. Je savais qu'il était difficile pour lui de ne pas se mettre à la place de l'autre. Il y avait trop de détresse ce jour-là. Avec cette femme, avec ce bébé, c'était trop d'un seul coup. Il s'est noyé et j'ai préféré ne rien voir ! J'aurais dû le surveiller, me méfier. Je ne me le pardonnerai jamais !
Le mouchoir se mouilla de larmes.
- Ouais, bon ... Je vous avoue être très déçue. J'étais prête à vous insulter. J'avais même mémorisé quelques grossièretés à vous resservir avec le bon ton et le bon rythme. Je pensais que vous lui aviez donné un ordre dangereux, stupide. Mais non, c'est juste lui qui a pété un câble.
Plume déplia un petit papier et le parcourut des yeux.
- Moi qui voulais vous traiter de pétasse mal baisée. Bon, tant pis. Je le garde, l’expédition est loin d'être finie, dit-elle en montrant la feuille.
Elle coinça le papier entre l'étui et la lame de son couteau.
- Bon c'est pas tout ça mais le temps passe et j’ai mon truc à vous raconter. Donc c'est bon : je vous pardonne. Pour pénitence, vous me réciterez trois paters.
Plume imita le prête et bénit la jésuite.
La jésuite mit de longues secondes avant de reprendre le dessus. Plume la regardait par le passage comme on regarde une mouche prise dans la toile d'une araignée, partagé entre la nouveauté de l'expérience et l'indifférence au sort de l'animal.
- Essuyez-vous le nez, ça dégouline.
Esther s'essuya puis remit le mouchoir dans sa manche. Sans relever la tête, elle récita la prière que Plume avait demandée :
- Notre Père,
Qui est aux Cieux,
Que ton nom soit sanctifié,
Que ton règne vienne,
Que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel.
Donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour,
Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi, à ceux qui nous ont offensés,
Et ne nous laisse pas succomber à la tentation
Mais délivre-nous du mal. Amen.
- Amen, reprit Plume, par habitude.
L'adolescente était surprise par l'émotion de cette vieille fille qui, d'habitude, préférait les livres aux hommes.
- J'étais énervée ces derniers jours et j'ai hésité à vous le dire. Aujourd'hui, quand je les ai vus, tous, se précipiter à confesse comme on va aux WC quand on a mangé des raisins verts, je me suis dit que c'était le moment de vous conter mon histoire. Mais je vais utiliser la recette de Troubadour et garder le meilleur pour la fin.
Elle se leva et tourna la chaise pour s'asseoir.
- Quand je pars chasser le gibier, je cours après. Longtemps. J'attends que la biche ou le sanglier s'épuise. La bête s'écroule de fatigue et il suffit de trancher la jugulaire pour l'achever. J'ai considéré le soldat tel un gibier. J'ai poursuivi le soldat.
- Pourquoi ?
- C'était la moindre des choses, après leur embuscade de vicieux, de lui mettre un peu la pression. Mais revenons au début de notre rencontre. Il m'avait vue me débarrasser, facilement, de ses deux collègues. Il a bien essayé de me trouer la peau d'une dernière flèche. Sans succès alors il a détalé entre les arbres. Je l'ai poursuivi, d'abord pendant une vingtaine de minutes. Je faisais juste assez de bruit pour lui faire comprendre que je n'étais pas loin. Il courait, allant toujours vers l'ouest. Sans me faire voir, je suis passée devant. Arrivée au bord de l'étang, j'ai facilement trouvé leur bateau et leurs chevaux. Sur ce, il est arrivé et, de colère,il a bien essayé de m'attaquer. Je me suis dit qu'une belle estafilade sur son cuisseau lui rappellerait qui était le chef. Je l'ai laissé repartir. Je me suis occupée de couler le bateau et libérer les canassons. Il a été facile de le rattraper. Il laissait un chemin de gouttes rouges. Pour lui faire comprendre qu'il ne s'était pas débarrassé de moi, je l'ai gratifié d'une nouvelle coupure au bras. Ça a dû faire son petit effet car, pour la première fois, il m'a crié de le laisser. Au bout d'une demi-heure et quelques entailles de plus, il en pouvait plus. Acculé par sa fatigue, il s'est retourné contre moi, une dernière fois. Dans le dos, la blessure pissait le sang. Puisque vous m'avez posé la question, c'est cette dernière qui m'a valu tout ce sang sur la tunique. Car pour le faire parler, je le tenais par derrière, la lame contre sa carotide. Je voyais son sang pulser contre l'acier et lui sentait le froid de l'acier.
- Tu ne l'as pas ... tué ?
- Tous ces hommes, pleins de poils et de muscles, ont toujours du mal à croire qu'une jeune fille puisse les soumettre. Il s'est un peu agité. Et ma tunique a encore morflé !
- Il est mort ?
- Mais non, je voulais lui poser quelques questions. Ah oui, j'ai oublié de vous dire que quand j'ai coulé leur bateau, j'ai eu le temps de voir les capes de ses messieurs. Il y avait un magnifique lion dessus. C'était des soldats de notre copain l'archevêque. Je passe sur les quelques entailles supplémentaires nécessaires à sa mise en condition. A court de sang mais pas de salive, je lui pose enfin la question : comment avez-vous fait pour nous retrouver ?
Tel l'énoncé d'une devinette, Plume s'était arrêtée attendant la réponse d'Esther.
- Ils surveillaient les canaux et ils nous ont vus passer à une écluse.
- Non ! A Decize, ils avaient décidé de remonter par le canal latéral à la Loire puisque c'était le chemin le plus court. Quelqu'un leur a laissé un message à leur auberge !
Satisfaite de son effet, Plume s'était arrêtée. Esther ne voyait que le bas du visage mais c'était suffisant pour regarder se déployer un sourire satisfait.
- Qui a laissé le mot ? demanda la jésuite, résignée.
- Le militaire ne savait pas. Le texte a été laissé sur une de leurs selles.
- Donc n'importe qui, a pu l'écrire. Malgré notre discrétion, quelqu'un a dû nous voir partir par le petit canal.
- Malheureusement, ce n'est pas si simple. Sur le message était marqué "Nous remontons vers Paris par le canal du Nivernais".
- Tu es sûre ?
- Oui, je l'ai piqué une dernière fois pour qu'il me le dise le plus sincèrement possible.
Annotations