Le Nid des Ombres
- Ça sent de plus en plus fort, dit Cyrano.
- Il doit y avoir des rats, dit Dominique.
Cyrano n'eut même pas à le dire.
- Il n'y a pas de rats ou d'autres animaux. Rien ne bouge, dirent les jumelles à l'avant du groupe.
- De toutes façons, nous sortirons à la prochaine gare. Comment elle s'appelle ? demanda Esther.
- Je n'arrive pas à lire, dit le documentaliste.
Il s'écarquillait les yeux sur la carte qui tremblotait dans la lumière de la lampe.
- Peu importe, nous sortirons à la prochaine station.
Depuis la dernière folie de Plume, Cube restait silencieux. Il progressait avec Troubadour qu'il portait assis dans son dos par un jeu de sangles. Inconsolable, son ami s'était laissé soigner par Esther qui avait désinfecté ses plaies. Une coupure profonde avait même nécessité quelques points.
Ce silence sépulcral rappelait la mine de St Etienne. Il fut facile pour ne pas être découvert de se taire.
Il n'y avait qu'un kilomètre à faire mais seules les jumelles qui cliquetaient, voyaient comme en plein jour. Et même si elles prévenaient des éboulements et des obstacles sur la voie, les autres avançaient doucement. Tous avaient, au moins une fois, buté contre le rail ou cogné une traverse du chemin de fer.
Les deux sœurs encadraient Cube pour ne pas qu'il tombe avec Troubadour. Derrière, arrivait le reste du groupe. Ils se partageaient la faible lumière d'une lampe. Avec les jumelles, seul Cyrano ponctuait sa marche de sons, des grommellements où surnageaient quelques mots "odeur forte", "je le savais", "malheur".
Ils ne surent combien de temps dura cette marche cahoteuse mais cela parut très long.
- Le tunnel s'élargit, dirent les jumelles.
C'était la station Saint-Placide qui, similaire à la précédente, s'ouvrait sur les deux côtés avec ses quais. Ils vivaient ensemble depuis presque deux mois et il ne fut pas nécessaire de parler pour organiser la recherche. Après avoir déposé Troubadour sur une des plates-formes, Cube partit, avec les jumelles, explorer les sorties. Au palier qui distribuait les sorties sur la rue, une carcasse de voiture bouchait l'ouverture la plus proche. Ils se rabattirent sur l'entrée Nord. Le palier s'éclairait par quelques raies de soleil qui jouaient sur les vitres poussiéreuses. La porte, pas très grande, s’entrouvrait pour laisser passer la racine d'un arbre. Il avait poussé au bas de l'escalier. Le passage restait suffisant pour laisser passer une personne, même Cube.
- Je reste pour surveiller. Allez chercher les autres ! dit-il
Au moment où le groupe allait sortir, un glapissement fusa. Un chien émergea du passage, nez à nez avec eux. Il se figea devant Cube qui dans un geste réflexe le projeta contre le tronc de l'arbre.
- L'odeur revient, dit Cyrano.
- Le gardien avait raison, regardez ! dit le documentaliste.
Des ombres se projetaient sur le sol. Elles se déplaçaient sur les marches de l'escalier. Elles avaient une grosse tête de chien sur un corps de bossu.
- Ils ont six, non cinq pattes, dit Cyrano.
- C'est leur queue, dit Dominique.
D'en haut, une forme noire, en contrejour, descendit. Accrochée à la branche la plus basse, elle se tenait par les pattes de derrière, la tête à l'envers. Deux points brillants les regardaient. Deux mains soulevèrent le chien inerte. Puis l'ombre se cala sur la branche et commença à prélever des lambeaux de chairs. Le chien, sonné, se réveilla de douleur. Une main de la patte de derrière raffermit sa prise sur la mâchoire du chien et, sans effort, la maintint contre l'écorce. Nullement gêné par les hurlements de sa proie, l'ombre continua de manger. Quelques aboiements gutturaux, entrecoupés de cris stridents, sortirent de sa gueule. Il appelait. D'autres ombres arrivèrent.
Le groupe reflua précipitamment vers les quais accompagnés par les derniers cris d'agonie du chien. Lampe en main, Esther s’engouffra dans le boyau.
- On n'a pas le choix. On va vers la gare !
Après plusieurs minutes silencieuses, ils s'arrêtèrent, pour faire le point.
- Les jumelles ? demanda Esther.
- On ne voit rien, ni devant, ni derrière.
- Cyrano, tu sais ce qu'ils font ?
- L'odeur s'est renforcée, derrière nous, mais je ne pense pas que nous soyons suivis. Ils ont dû s'arrêter aux quais.
- Mais c'était quoi ces choses ? demanda Cyrano.
- Peu importe, on repart, dit Esther.
Dominique ne voyait pas les visages mais il savait qu'ils s'étaient refermés. Ils continuèrent pressant le pas mais quand ils voulurent sortir au "boulevard Montparnasse" -dixit le documentaliste, impossible ! Tous les escaliers étaient condamnés. Entre les éboulis et les racines d'arbres, aucun ne permettait le passage. De l'eau suintait doucement, ce qui donnait parfois quelques flaques brillant de noir. Alors, la lumière de la lampe créait des silhouettes mouvantes qui ne faisaient que renforcer la nervosité de chacun. Stressé, Cyrano ne pouvait s’empêcher de ponctuer de mots sa progression.
- L'odeur est partout !
- C'est quoi cette ombre !
- J'ai entendu quelque chose !
Et, chacun à tour de rôle, essayait de le réconforter, de se réconforter :
- Ce n'est rien !
Heureusement que Plume n'était pas là, elle n'aurait pu s’empêcher de lui servir un bon mot de son large répertoire.
Le tunnel s'était écroulé juste après une grande courbe et même si Cyrano leur avait répété : "Surtout pas par-là !", ils passèrent sous une arche de ciment qui exhalait l'odeur. Un vieux panneau indiquait avec sa flèche où le tunnel amenait : "Gare Montparnasse". Ils remontaient. Escaliers et couloirs les emmenaient vers la surface. Quand le groupe aperçut la clarté poindre au détour d'un passage, ils ne purent s’empêcher d'espérer. A la différence du chasseur, la proie préférera toujours la lumière aux ténèbres.
A cent pas devant eux, à partir d'un grand palier, trois escaliers d'acier montaient vers le jour. L'espoir de sortir tuait l'envie de parler et même Cyrano restait silencieux. Pourtant, c'était trop tard ! En chœur, les jumelles dirent :
- Les ombres, elles arrivent !
Le temps d'une respiration et les autres entendirent aussi les cris remonter le couloir derrière eux. Ils coururent vers la plateforme.
- Cyrano, quel escalier ? cria Esther.
Tous, maintenant, sentaient l'odeur.
Dominique laissa passer le groupe derrière lui. Puis, épée en main, il recula vers l'escalier d'acier rouillé que les autres montaient déjà. Les bêtes étaient là, devant lui, et de nouvelles arrivaient par les deux autres escaliers.
Les plus menaçants, de la taille d'un gros chien, montraient une tête massive au bout de laquelle un long museau trapu, noirâtre, repoussait leurs petits yeux cruels sous un front fuyant. A chaque cri, et il y en avait beaucoup, les babines se retroussaient sur des crocs immenses, tels ceux d'un ours. Leur corps, difforme, empilait sur un bassin étroit, un dos bossu et musculeux. Pour finir cet animal chimérique, une maigre queue de chat pointait sur des fesses pelées, d'un rose impudique. Mais le plus dérangeant était leurs mains ; les ombres disposaient de quatre mains. Un des mâles sauta sur la rambarde de l'escalier. Il la tenait tel un homme. Le pouce faisait opposition au reste des doigts. Ce n'était pas des dragons de Saint Georges mais ces monstres, aux formes dégénérées, ne pouvaient venir que des ténèbres de l'enfer.
A reculons, Dominique montait l'escalier, repoussant de son épée leurs attaques. Bizarrement, les créatures ne se mettaient jamais à portée de sa lame. Et quand ils attaquaient, ils n'attaquaient jamais frontalement comme un loup ou un ours, les canines en avant. De nature maline, ils biaisaient essayant de vous attraper avec leurs mains. On aurait dit un jeu. Ils ne montraient aucune peur. Ils avaient même une attitude nonchalante. Ils chaloupaient d'une démarche presque hautaine, mieux qu'un chat. A l'avant, avec leurs bras longs, ils s'appuyaient sur leurs poings fermés. Au final, leur agressivité ne s'exprimait que par des explosions de cris accompagnées de grimaces.
Arrivé en haut, Dominique fut saisi par le spectacle horrible. Équilibristes de génie, les ombres se baladaient, couraient, bondissaient sur toute l'infrastructure en tubes qui supportait le toit de la gare. Les plus jeunes se poursuivaient, utilisant leurs quatre mains pour se mouvoir à une vitesse incroyable. La peur du vertige n’existait pas chez eux. Dans l'enchevêtrement d'acier, ils avançaient plus vite qu'un homme courant au sol. Leur tumulte emplissait le hall. Et même s'ils semblaient crier, Dominique se demanda à leurs réactions s'ils ne se parlaient pas.
Ils n'étaient ni gênés par le bruit ni par l'odeur. Les restes de leurs repas jonchaient le sol. Ils virent les carcasses encore sanguinolentes de ce qui avait dû être des chiens. Les mêmes qui un peu plus tôt les avaient attaqués. D'ailleurs un groupe de jeunes se poursuivaient chacun essayant de conserver une des têtes. Ces créatures jouaient. Et il y avait l'odeur, si forte qu'elle en était liquide. On l'avalait. Mais le plus éprouvant, dépassant l'imagination, se voyait en levant la tête, en la tournant aux quatre coins de la salle. Ils se comptaient en centaines. La gare était leur nid !
Cyrano ne s'était pas trompé. Le groupe avait pris le bon escalier. Ils se retrouvaient un peu à l'écart, à la fin du toit qui leur servait d'habitat. Seuls quelques mâles les avaient suivis. Les gardiens s'assirent en cercle autour d'eux. Toujours avec cet air dédaigneux, le menton haut. Comme s'ils se retrouvaient là par hasard, autour d'eux. De temps en temps, une des bêtes, de sa démarche bizarre sortait de la ronde pour tester un membre du groupe. Il essayait d'attraper un pied, un sac, un bras. Il fallait alors le repousser de la pointe d'une arme. Jamais Cube ne fut embêté ! Des femelles passaient derrière le cercle et s'arrêtaient comme au spectacle. Parfois, un jeune s'accrochait, tel un pou, aux poils de sa mère, descendait et essayait mollement de s'approcher. Le cri d'un mâle ou une grimace suffisaient à le renvoyer dans le pelage de sa mère qui, pour le calmer, se mettait à l'épouiller.
L'expérience aurait pu être intéressante si les créatures autour d'eux ne montraient pas cette gueule énorme qui, sur un retroussement de babines, montrait des canines surdimensionnées. Ils étaient coincés.
- Là ! Là ! cria Troubadour.
Un petit gang de singes poursuivait une ombre, plus grande, longiligne. C'était Plume. Cube avait déjà bandé son arc, attendant que les ombres se rapprochent pour décocher sa flèche. Dominique crut d'abord qu'ils l'avaient blessée. Elle lançait des petits cris gutturaux.
- Mais … elle rigole ? dit il.
Il regarda les autres qui la connaissaient mieux que lui. Mais leurs visages ne montraient que de la perplexité. Plume se rapprocha et ils furent sûr. Elle arborait un grand sourire. Cube baissa son arc. Effectivement, elle se marrait. Elle s’esclaffait comme d'autres crient de douleur et c'était effrayant.
Dans un dernier bond, elle atterrit juste derrière le cercle des mâles. Une gerbe de petites ombres s'éparpilla autour d'elle !
- Venez ! Ils ne vous feront rien. Ils ont déjà mangé ! D'ailleurs il ne doit plus rester beaucoup de chiens dans Paris.
- Ça va ? demanda Esther.
- Oui oui !
Elle avança entre deux mâles. Le plus gros la regarda mollement avant de se remettre à se gratter la fesse.
- Suivez-moi ! Ils ne vous feront rien ! Enfin je crois, dit-elle en rigolant.
Elle montra la sortie. Il fallait passer sous l'arche de tubes de métal qui fourmillait de bestioles.
- On la suit ? demanda Dominique.
- Nous n'avons pas le choix, dit Esther.
- Nous pourrions faire demi-tour, dit Cyrano.
- Je préfère me battre à découvert que dans l'obscurité de l'acier, dit Cube.
Plume avait rejoint son groupe de copains. Accroupie, elle caressait un très qui était venu se réfugier dans ses bras. Son visage n'avait pas encore de museau. Avec sa face sans poil et ses deux yeux ronds, il ressemblait à un enfant. Un autre plus vieux, tout à son affaire, fouillait les cheveux de l'adolescente à la recherche de quelques vermines. Il dut en trouver une car il pinça une touffe de cheveux puis porta ses doigts à sa bouche pour manger le parasite. Dominique se demanda si ces créatures n'étaient pas les enfants dégénérés de régressifs.
- A force de rester immobile, ils vont s'énerver. On y va !
Elle se leva, le plus jeune dans ses bras, et commença à marcher vers l'arc en barres d'acier. Esther fut la première à avancer, suivie des autres. On aurait dit une procession religieuse. La démarche était lente et les bras s'alignaient le long du corps.
- Ne regardez pas les mâles dans les yeux. Ça les énerve. Les enfants sont curieux. Même s'ils vous touchent, ne faites rien ! Les adultes ne le supporteraient pas. Je les ai vus à l'œuvre sur les chiens et je n'ai pas envie de revoir la même chose avec vous.
Les mâles, assis, les regardèrent passer puis de leur démarche chaloupée, la queue en guise de fanal, les suivirent. Ils étaient escortés.
- Ce sont des singes. Des babouins, je crois, dit le documentaliste.
Bâillonné par la peur, il n'avait jusque-là rien dit. Il prit le bras de Cyrano, son frère pétochard.
- Il y a bien des années au début, la bibliothèque a eu bien du mal à s'en débarrasser. Ils dévastaient le potager. Ce sont les descendants des babouins du zoo de Vincennes.
Personne ne savait ce qu'était un zoo et peu leur importait. Ne pouvant se retenir, Plume partit grimper la structure, suivie de sa petite troupe. Le reste du groupe s'engagea sous l'arche fourmillante de singes qui à leur approche se mit à bruire de petits cris. Comme ils passaient sous tous ces culs roses, ils reçurent une pluie de pisse. Les singes ne criaient pas. Ces derniers se moquaient d'eux qui n'avaient que deux mains et pas de crocs ! Au-dessus d'eux, les ombres s'esclaffaient de rire !
Annotations