Ma dernière page
Cher journal,
Je n’ai jamais compris pourquoi je devais toujours commencer par ces deux mots.
Ce matin, comme tous les matins j’ai acheté mon pain, acheté mon journal et bu mon café au bistrot du petit village dans lequel j’ai vécu toute ma vie. J’ai observé les alentours avec un regard perspicace. Le boulanger, M. Michel, me fait de l’œil, j’en suis sûre. Malgré ma retraite et mes années de jeunesse évaporées, je reste apparemment une belle femme.
J’ai été chez le coiffeur, j’ai fait mes courses chez tous les petits commerçants du village.
Ce soir, je suis seule chez moi. J’ai reçu beaucoup de courrier. Avec un certain sourire que je ne cherche pas à cacher, je retire les liasses de billets que j’ai récupérées dans la boîte postale, louée à l’extérieur de la ville. Je hume le parfum délicat de l’argent, de la richesse. Je ne saurais décrire quel sentiment de pure douceur m’envahit dès que ma peau se trouve en contact avec les billets.
J’aimerais m’offrir un voyage à l’autre bout du monde. J’en ai déjà les moyens, mais je ne sais pas s’il serait aussi jouissif que mon activité ici. Dans ma petite ville, tout le monde parle, tout le monde discute en oubliant trop vite les oreilles égarées. Je suis vieille, mais pas sourde. Je sais que Mme Lenoir trompe son mari. Je sais que la fille Jacquet vend son corps. Je sais que M. Franco fraude le fisc. Je sais que les garçons Martin vendent de la drogue. Je ne fais rien de mal, je les informe de ce que j'entends et je protège leur secret. Ils paient mon silence et apprennent de leurs erreurs.
Je classe les billets en liasses par tranche monétaires. Mon argent fait mon bonheur.
Il y a un paquet que je n’ai pas ouvert. Il est recouvert d’un papier rose pâle, parfumé à la fraise et soigneusement fermé d’un nœud fuchsia. Munie de mes ciseaux, je découpe le nœud et je déchire le papier. Je tire sur les pans de la boîte en carton. A l’intérieur, juste une photo de moi au dos de laquelle sont écrits quelques mots : « Sale maître chanteur, Mme Babel, vous allez mourir. Je suis déjà chez vous, je suis derrière vous ». Je reconnais l’écriture qui m’adresse cette menace. Je l’ai déjà vue sur les enveloppes qui m’ont été adressées avec l’argent qu’on me devait. Mon assassin est *une tache de sang tombe sur le nom*.
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