Chaos

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L'homme restait silencieux, ce qui eut le don d'énerver Marina. Elle n'avait pas fait quatre mille kilomètres, contre son gré, pour attendre devant une tasse de thé. Autoritaire, elle réitéra la question :

— Quel rapport avec les doigts de Sethnakht ?

— Avez-vous des notions en génétique, mademoiselle Luxia ?

Ibn Almalak joignit ses paumes à plat devant son visage. Il avait lâché l'interrogation avec un naturel déconcertant, comme si le lien était évident.

— Non, pas vraiment. Pourquoi?

— Savez-vous comment fonctionnent les rétrovirus ?

Le mot, presque anodin, déclencha un rire incontrôlé chez Marina. En face d'elle, Ibn Almalak ouvrit des yeux pleins de surprise.

— Puis-je savoir ce qu'il y a de drôle ?

La brune mit un instant à se ressaisir, essuyant le début de larme qui tentait de s'échapper du coin de son œil.

— Ce qu'il y a de drôle ? C'est que vous me faites venir ici pour une histoire délirante de momie, de main hantée qui étrangle, ensuite vous me parlez de virus, je vois très bien où vos délires vont mener et je crois que ce n'est pas de moi dont vous avez besoin, mais plutôt d'un bon studio hollywoodien.

Nouveau silence. Ibn Almalak se redressa, imperturbable. Il balaya du regard la rue en contrebas, les embouteillages et les klaxons qui résonnaient entre les bâtiments. La cohue de l'heure de pointe au Caire. Une sirène retentit. Il s'enfonça dans sa chaise et, sans quitter des yeux le capharnaüm citadin, reprit :

— Je vous ai dit que mon père, après sa mésaventure, avait été transporté sur l'île de Rhoda, puis exfiltré. Pourquoi à votre avis tant de précaution ?

Cette fois-ci, il n'attendit pas la réponse.

— Parce que tout le monde est mort. Tous les agents des services secrets de l'époque, tout le personnel de l'hôpital, tous les gens qui habitaient sur l'île, mon grand-père. Tout le monde. Croyez-moi, j'aimerais vous conter une légende féérique au coin du feu, ce n'est pas le cas.

Il se retourna vers Marina, plongea dans ses pupilles perplexes.

— Je ne suis pas en train de vous parler d'une malédiction stupide. Je vous parle de quelque chose qui arrive, en ce moment même. Je ne vous parle pas d'un virus, d'Ebola ou de la rage, je vous parle d'un rétrovirus, d'un fléau de la nature qui ferait passer la peste noire pour un simple rhume.

La rue semblait en proie à une sorte de paralysie. Marina n'entendait plus les klaxons, plus les moteurs, plus les voix en provenance de l'avenue. Il y avait, planant autour d'elle, un sentiment étrange et angoissant, une lourdeur ambiante, comme une chape de torpeur qui s'abattait sur ce balcon. Elle ne connaissait pas Ibn Almalak. Pourtant, elle connaissait la gravité, la peur. Et les yeux de son interlocuteur débordaient de panique. Ces lueurs assassines qui, comme un point commun à l'humanité, remontent des âges sombres de notre survie. Un langage universel hérité de notre animalité, un code d'urgence, de dernier espoir. Marina ne riait plus. Elle avait compris l'appel, savait qu'il était vrai.

— Les doigts de Sethnakht contiennent un virus ? osa-t-elle, timide.

— Pas exactement. Je vous parlais de rétrovirus. Un rétrovirus est une classe de virus, parmi les plus évolués du vivant. Les rétrovirus, dont le plus connu est le VIH, sont capables de modifier, voire de remplacer l'ADN de nos cellules par le leur. Il s'agit là d'une prouesse naturelle hallucinante. Et très dangereuse. Le Sida nous le confirme malheureusement tous les jours. Ce rétrovirus du VIH est ce qu'on appelle exogène, il vient de l'extérieur, nous contamine. Mais notre corps possède en lui des rétrovirus endogènes.

— En nous ? Comment ça ?

— Et bien, notre génome garde en mémoire les traces d'ADN de virus qui ont autrefois infecté l'espèce humaine. Ces morceaux d'ADN de virus se transmettent ensuite de génération en génération, se reproduisent parfois, et traversent ainsi les âges au sein de nos cellules. Le corps humain contient plus de 45 000 rétrovirus endogènes.

— Mais, pourquoi nous ne sommes pas morts alors ? Ou malades ?

— Parce que le corps humain est doué. Il a su mettre en place des techniques pour contenir, inhiber ces virus. Il se débrouille pour les endormir, afin qu'il ne contamine pas les cellules. Notre organisme neutralise ces rétrovirus grâce à une protéine spécialisée qui agit dès le début de l'embryogenèse. A notre conception, l'ADN se débrouille pour nous protéger aussitôt de ces rétrovirus.

— Et donc ? Il n'y a rien de dangereux alors ?

— Il existe, en biochimie, un phénomène appelé dénaturation. Il s'agit d'un processus par lequel une protéine va perdre sa composition tridimensionnelle et, je passe sur les détails, va donc perdre sa fonction biologique.

Marina ne mit pas longtemps à faire la connexion.

— Les protéines ne peuvent plus, alors, contenir les rétrovirus ?

— En effet. Si la protéine KAP1, celle qui nous protège de ces virus, est dénaturée, ce sont des milliers de rétrovirus qui seront alors lâchés dans notre corps. Pas un, ni deux, des milliers, en même temps, s'attaquant à nos cellules, à notre système immunitaire. Dans un tel cas, vu la violence et l'ampleur de l'attaque, notre organisme ne pourrait survivre que quelques heures, tout au plus.

— C'est ce qui est arrivé à tous ces gens en 1980 ?

Ibn Almalak acquiesça, lentement.

— Mais, reprit Marina, comment la protéine peut être détruite? Ça n'arrive pas comme ça, non? Et pourquoi votre père est encore en vie?

— La dénaturation a pour origine plusieurs facteurs. Les protéines peuvent être endommagées par les radiations, des modifications de pH, les métaux lourds ainsi que beaucoup d'autres agents chimiques. Et aussi certaines bactéries. Une de ces bactéries, extrêmement complexe, se trouve sur les doigts de Sethnakht. Une bactérie enfouie depuis des milliers d'années, qui a muté, s'est renforcée, et est ressortie en 1980 lors de la découverte de la main momifiée.

— Il n'y a pas moyen de la détruire ? Un antibiotique ou je ne sais quoi ? Et puis, elle ne peut pas contaminer le monde entier ?

— Depuis trente ans, mon père travaille à la détruire. Ou à la contenir. Voyez-vous, s'il était le seul survivant de cette histoire, c'est parce que la bactérie ne s'attaque pas à ses protéines. Son système produit une enzyme qui empêche la bactérie d'opérer. Il s'agit là d'une particularité physiologique dont nous évaluons la prévalence à 0,01% de la population mondiale. En trente ans, ni mon père, ni moi, ni tous les spécialistes en génétique qui travaillent dans notre laboratoire à Abu Simbel n'ont été capables de trouver une solution. La vitesse de réplication de cette bactérie fait qu'elle ne peut être détruite, et les mutations des enzymes de mon père ne sont pas encore décodées. En 1980, le pire a été évité. La mise en quarantaine de l'île, l'évacuation secrète d'une partie du Caire a permis d'enrayer la diffusion de la bactérie. Aujourd'hui, c'est une tout autre histoire. La bactérie n'a besoin que d'air et d'humidité pour se dupliquer, et elle est ressortie. La situation est catastrophique, mademoiselle Luxia.

— Attendez. Qui a fait ressurgir cette bactérie ? Et pourquoi avez-vous besoin de moi ? Je ne suis pas chercheuse, ni biologiste.

— Je vous en dirai plus dans l'avion pour Abu Simbel, mais je vous en prie, venez avec moi.

Ibn Almalak s'était levé, une main tendue pour exhorter Marina à faire de même. Elle la saisit, sans trop savoir pourquoi.

— Je m'habille et prend mes affaires, lâcha-t-elle sans réfléchir.

Dans le hall du Four Seasons, les pensées embrumées par cette histoire, le son de la symphonie des téléphones derrière la réception. Mais une fois le seuil de l'entrée de l'hôtel franchi, en se retrouvant sur le trottoir, l'irréel la frappa. Dans la rue, les ambulances, suivies des pompiers, passaient en trombe sur le bitume. Les gyrophares clignotaient, pourtant elle n'entendait pas le tintamarre censé les accompagner. Elle n'entendait rien, restait fixée sur l'horizon muet, au ralenti. Une moto de police les frôla sur le trottoir. Et les trois secondes qu'elle venait de vivre, cet infime instant où son esprit s'était renfermé à l'intérieur de lui-même, où ses yeux voyaient mais refusaient de transmettre l'information, ces trois secondes vécurent leur clap de fin quand elle cligna les paupières. Le bruit assourdissant emplit l'espace. Sirènes hurlantes, cris de panique, crissements de pneus... Hébétée, elle tourna la tête et vit la terreur. Elle vit les gens courir, agiter les bras, trébucher, tomber, se relever, fuir une menace invisible. Elle vit la peur sur leurs visages, une peur primaire, contagieuse, toxique. Elle vit enfin ceux restés à terre, crachant du sang, tenant à deux mains leur gorge brulante dans des râles de douleurs, tentant, une main levée au ciel, de rattraper la vie qui les quittait.

Elle vit le chaos.

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