II. La maison

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Elisabeth aime le trajet du retour. Le trajet aller aussi, évidement, puisqu'il y a toujours le banc qui l'attend et Monsieur John et leurs charmantes conversations comme leurs tout aussi charmants silences qui se racontent. Et quand vient la fin de ce temps de partage entre amis, de ce bonheur si simple et pourtant si grand, elle n'est pas triste de quitter le vieil homme. À partir de là, il y a tout un tas d'aventures, de péripéties possibles, ou encore toutes ces petites choses de rien à observer en détails. D'autres à écouter et retenir, à se laisser bercer, à goûter, éprouver, ressentir, et tout cela elle pourra le lui raconter le dimanche suivant. Et puis parce qu'au bout de ce trajet il y a la promesse d'une fête, soit juste celle d'une belle table et d'une grande journée à soi.

La carriole file vers la maison. Les petites somnoleraient presque, saoulées d'être restées droites, sages et silence, presque mais pas tout à fait, et luttent, trouvent encore un peu d'énergie pour profiter du voyage comme d'un manège. Dans la paille, robes étalées à se froisser, à chercher chaleur, toujours, contre Louise. Et elle, le visage relevé et absorbé, encore en prière, connectée au tout bleu infini.

Quand ils sont tranquilles, assez éloignés, qu'ils ne croisent plus personne, Bjorg arrête la carriole et tend les rênes à Elisabeth. Entre ses mains, le grand pouvoir de mener, la vitesse des chevaux qui ne sont pas que des chevaux mais bien plus que cela lui a expliqué Bjorg la toute première fois, qui sont leur moyen d'aller et venir, de quérir, de tracter, charier, soulever, tirer, d'aider au grand travail de la terre, et qui — retiens surtout cela Elisabeth— ne nous appartiennent en rien, et ne sont ni pierre ni sable ni poussière, mais êtres de chair et de sang, comme le sont tes petites sœurs à l'arrière, comme je le suis tout à côté de toi et toi à côté de moi, et je sais que tu comprends que ce ne sont pas seulement ces lanières de cuir que je remets entre tes mains. Et tout cela Elisabeth, oui, le comprend très bien, comme elle envisage très bien toutes les situations possibles pour lesquelles il pourrait être tout à fait utile, voir vital, de savoir mener la carriole au grand galop et que c'est de cela, surtout, dont il s'agit. Des craintes terribles de son géant de père pour ses filles. Alors elle s'applique, observe attentive la route, ses environs, reste à l'écoute, crissements, vibrations, souffle des bêtes, sans même en avoir réellement besoin. Un don, pense Bjorg, une connexion à l'animal, au vivant, depuis toujours, et la façon des chevaux d'obéir au muet, de deviner les intentions d'Elisabeth, de la suivre d'une autre façon que les chevaux suivent les hommes. Le sait-elle seulement ? Ce qu'Elisabeth sait, devine assurément, c'est l'envie de Louise. Alors, aux trois quart du chemin, elle arrête la carriole, dégage sa cadette, hisse les jumelles, chacune un genou, et Louise de bondir joyeuse même si elle ne conduit qu'au petit trot, les rênes en main, la place aux côtés de son père, presque trop de bonheur.

Du bonheur qui ricoche, le plaisir de Louise celui d'Elisabeth, tout comme de respirer les boucles des petites, nommer les arbres, les oiseaux, tout ce qu'elles pointent et aiment à répéter, écorcher, apprivoiser de leur langue, et du coin de l'œil prendre encore mesure de la carrure du père, d'une Louise si droite, si concentrée, si belle de son sourire de fierté. La maison presque là, tout bientôt, le gros rocher, l'arbre tordu, le petit souffle qui ondoie dans les herbes hautes, le soleil qui chauffe. Un dimanche. On accélère, juste un peu.

La maison.

Le dimanche, elle aussi, a fière l'allure.

La veille on a battu ses tapis. Toute la journée tendus au grand air, absorbant des effluves de ciel et de prairie, des morceaux entiers de soleil. On a balayé, briqué les sols, chassé la poussière. Chassé les odeurs de cuisine et de sueur, de pieds, de bois brûlé. Ces odeurs des vivants toutes mélangées. Le rance, le sucré, l'épicé, le boisé, chassés, et le vent s'est pendu aux rideaux pour les faire danser. Puis on a récuré les fourneaux, gratté le graillon, récolté remisé les cendres de la cheminée. Les draps au baquet, trempés brossés retrempés savonnés rincés essorés, à n'en plus finir ni en voir le bout. Les mains rouges, fatiguées, usées. Des cales, des ampoules. Des douleurs de vieille femme dans les bras, les épaules, le bas du dos. Les nattes qui se défont et les cheveux qui collent au visage, filassent désagréablement dans les cous, collés de sueur. Les joues rouges et les jumelles à rattraper penchées, pointes des pieds, presque plongeon au-dessus du grand baquet.

Des sueurs froides le long du dos d'Elisabeth, des éclairs de reproche dans son regard, trop vite chassés par les poses et les mines des petites repenties. Rire à retenir. À Louise le relais, l'honneur des mots et des sermons, mais qu'allons-nous faire de vous, petites folles? Et si vous plongiez pour de bon et que l'on soit occupées dos tournés ? Y pensez-vous seulement ? Trouvez-vous cela si drôle ? Et si je vous y plongeais, tête la première et vous ressortais tortillantes comme des vers, que vous crachiez de l'eau par la bouche, le nez, les yeux, les oreilles ? Et d'en suspendre une par les pieds, qui gigote ravie au-dessus de l'eau tandis que l'autre réclame le même traitement. Trouver le regard impuissant d'Elisabeth et renoncer car il reste à faire.

Le linge de la semaine, comme les draps, savon, brosse, brosse, savon, les mains fripées, l'eau claire qui s'auréole, des seaux à n'en plus finir à remonter du puits, à plus de force. Chacune leur tour, Louise, Elisabeth, à se soutenir du regard, à ne pas se lâcher, tout petits brins de femme, grandes petites filles, géantes de l'abîme, mais de toutes leurs forces unies pas assez pour équivaler celle de la mère, et personne pour encourager, dédramatiser, soigner, masser, panser, les écorchures, les courbatures, les vagues à l'âme, personne d'autre qui prenne soin et adoucisse, rien qu'elles deux. Le père aux champs et aux bêtes, les chiens qui vont viennent, reniflent le vent, se couchent pattes croisées, truffe humide, langue pendante, les chiens qui halètent, et les jumelles blotties contre les chiens qui s'endorment, enfin ! Les boucles à la poussière, à la terre, mais qu'on les y laisse le temps de croquer une pomme, juste ça et se taire. Yeux clos, visage tendus au soleil. Et parfois la main d'Elisabeth dans le dos de Louise, ou celle de Louise sur la joue d'Elisabeth. Caresse de papillon. Petite main, douce à pleurer, déjà envolée. Des frôlements furtifs. Des restes d'amour. Des empreintes que l'absente a léguées. Il en faudrait d'autres et d'autres encore, plus tellement plus, mais pour l'instant ça tient. Pour l'instant ça suffit. Ça et les bouches cerise des jumelles, poupines, sereines dans leur sommeil.

La veille, aussi, on a préparé le levain, laissé le pain monter, monter, monter encore, puis en on a pétris mille et un petits. Des reste de pâte à escargot dans les mains des jumelles pour les occuper, pour la paix. Et encore doré les maïs, écrasé les pommes de terre en purée, attrapé un bocal d'airelles pour façonner de petites tartes délicieuses en devenir, qu'on a cuites tout en les arrosant d'eau sucrée. On a recompté les bocaux restants, car il faut compter toujours, faire durer, durer au moins jusqu'à l'été, coché la croix de la prochaine fournée sur le calendrier. Le père s'est occupé des poulets. Deux beaux poulets tout nus, déjà plumés, que les filles ont enrobés de miel et parsemés d'herbes séchées, broyées, et le père de repartir pour la traite, les toutes petites accrochées à ses doigts.

Vite, vite, attrapés les seaux qui rougissaient sur le feu, d'autre direct clip, clap dans la baignoire tirée près de la cheminée, puis splish splash contre le métal, prendre température, et l'une d'aller faire le guet, et à l'autre le pain de savon, les clapotis, puis inversement.

On a fait tout cela le samedi, et la nuit n'était pas encore venue qu'on a juste avalé un bouillon, sans veillée, pour vite retrouver les draps parfum de prairie, et dormir d'un sommeil de plomb.

Mais dimanche. La table est dressée, la maison les attendait. Une belle bâtisse de rondins, deux grandes et larges fenêtres au bas, et une lucarne ronde comme une lune sous le toit. Là-haut, le royaume d'Elisabeth. Contre le flanc sud de la maison, une petite terrasse surplombée d'un auvent, pour le bois, pour l'eau, les chiens, pour tirer des tabourets bientôt, écosser, tresser des paniers, et tout un tas d'activités qui viendront avec le grand soleil qu'on attend pour bientôt. À l'intérieur la pièce à vivre office de tout, table massive flanquée de ses bancs, nappe à carreaux rouges et blancs, fauteuils à balancer près de la cheminée, elle, tout en galets plats et beaux cailloux, imbriqués jusqu'au ciel, dans le mur une cavité encadrée de lambourdes, bûches entassées du sol au plafond, grand buffet à trésors, tout simple, et quand même quelques petites tresses de lierres qui courent, sculptées de la pointe du couteau par le père, reste d'amour encore.

Un coin pour la cuisine, grand poêle décrassé noir luisant, étagères le long du mur, aux arrondis irréguliers, aux courbes de rondins fendus, et des ferrures en équerres joliment travaillées de la main du vieil ami. Les bocaux, les pots, dessus, bien alignés. Jolies étiquettes un peu passées mais charmantes aux lettres d'encre. Une porte solide accès au garde manger, d'autres étagères tout le long des murs, et dessous des barriques, des tonneaux, une trappe vers le grenier où l'on entasse, où l'on se pare, contre l'hiver, le manque, la faim. Des lits, des édredons rembourrés de belles plumes, carrés colorés cousus en patchwork par dessus, des espaces à dormir et à rêver, l'espace des filles, celui des garçons bûcherons, des petits espaces proprets comme des temples, on y a flanqué des cordes en guise de tringles et de grandes étoles de tissus grenat en guise de rideaux. Encore mieux que des portes, en vérité. Des espaces à faire théâtre, à imaginer.

La chambre du père dans le fond du fond, avec une vraie porte, elle, toujours fermée. Bien des choses derrière. Le sang, la mort, l'amour, le tombeau des douceurs, la clef des souvenirs. Des vieux matins qui émergent quand Elisabeth la fixe. Quand le père partait avant le début du jour, elle qui guettait ce moment pour vite se nicher dans l'empreinte de corps encore chaude, tout contre sa mère. Les autres endormis, moments volés rien qu'à elle, la première fille née, privilèges, deviner le sourire de la mère dans la pénombre, sentir ses mains dans ses cheveux, et ses mots d'une langue de soleil, d'un ailleurs, dans le creux de son oreille cara, cara mia, dolcezza mia, la mia piccolina colomba. Des mots flous, des choses chantantes comme des ritournelles qui lui remontent le cœur de temps à autre, des sons plus que des mots, sans sens précis autre qu'une douceur qui caresse. Fermée la porte. S'en tenir loin, trouver refuge dans les hauteurs.

Elisabeth a établit ses quartiers près des poutres et des chevrons, son lit contre la lucarne ronde, une petite coiffeuse, un broc d'eau en porcelaine, myosotis bleus délicats, des livres, des esquisses, babioles, bobines, aiguilles et surtout au bout des ficelles piquées dans les poutres, des herbes, des fleurs, tiges, feuilles, graines, qui balancent sèchent. Des plumes, des cailloux, une magie inventée, son royaume à rêver. La nuit vue sur la prairie, à la peine lune, elle entend parfois des grands galops, chevaux robes mouchetées, par dizaines, lancés par des guerriers magnifiques, aux cheveux de femme, cheveux d'ombre, corps en muscles, torses nus, peaux cuivrées, nuage de poussière, cris dans la nuit, chant comme complainte, une longue course, tam-tam et vibration jouer par les sabots, et puis presque trop vite, tantôt le silence, tantôt le chant des loups. Le souffle coupé, elle ne sait plus, mirage ou réalité. Les cycles de la lune, les murmures qui viennent avec la nuit. L'envie de sceller un cheval et de poursuivre quelque chose.

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