1. Un petit coin de paradis
Je savais qu’on arrivait. La voiture avait ralenti depuis déjà quelques kilomètres, mais je gardais les yeux fermés pour éviter que mon coéquipier ne me fasse la conversation. Je n’ai pas grand grief contre Miguel, certes, il est né au Mexique, mais c’est un bon agent. Ce qui m’insupporte le plus chez lui, c’est quand il parle de sa femme et de ses gosses. Il peut passer des heures et des heures à te raconter comment l’un de ses marmots lui a un jour vomi dessus. Je ne comprendrai jamais ces pères de famille qui s’extasient sur toutes les déjections que peuvent faire leurs rejetons. Donc, j’ai trouvé une parade parfaite : une fois arrivé sur l’autoroute, je fais semblant de dormir. Ça me permet de me focaliser sur l’affaire en cours et de faire le vide dans mon esprit.
Celle qu’on venait de nous donner était sordide comme je les aime. Une série de meurtres particulièrement atroces ; un tueur sévissait à Paradise Corner. J’excelle à traquer ce genre de malade, entrer dans leur tête, comprendre leurs pensées et leurs aspirations. Celui-là paraissait bien gratiné, il laissait ses victimes agonisantes, pas tout à fait mortes, plus vraiment vivantes. Une mise en scène macabre qui, je l’avoue, me fait frissonner. Je passais en revue les photos que j’avais minutieusement étudiées, ces corps déchiquetés, éviscérés qui devaient cacher un indice qui avait dû échapper à mon œil de lynx. Puis je m’attelais sur les rapports d’autopsie que je connaissais par cœur pour les avoir écoutés en boucle des heures durant. Même le plus insignifiant des détails pouvait avoir un rôle crucial dans l’arrestation de ce malade.
La voiture ralentit doucement. Je feins l’éveil en m’étirant comme un chat et demanda la bouche pâteuse :
- J’ai dormi longtemps ?
- J’ai cru que tu ne te réveillerais jamais, maugréa Miguel. On est arrivé.
Je détaillais les lieux, nous étions garés devant un motel miteux qui tombait en ruine. Tout était gris autour de moi : la mer, le ciel, les bâtiments.
- Qu’est-ce que c’est moche ! m’exclamais-je. Elles sont où les joueuses de Beach Volley ? J’espère qu’il ne fait pas ce temps-là tous les jours, sinon, ils doivent avoir le taux de suicide le plus élevé de tout le pays.
Miguel pouffa :
- Il y a quand même un cœur sous ton costume, railla-t-il. Moi qui croyais que seul ton boulot t’intéressait.
- Oui, mais je pense à toi, renchéris-je. Ce doit être plus sympa de se rincer l’œil sur des corps parfaits en bikinis que de détailler les bourrelets de ta matrone.
J’avais touché le point sensible, mon coéquipier commença à hausser le ton ; prétextant que oui, elle avait quelques kilos en trop, mais qu’elle était magnifique. L’envie de le pousser à bout m’amusa :
- Quelques kilos en trop ! Après cinq gosses, ça doit se compter en dizaines. Mais tu as raison sur un point, Mig : même un hippopotame peut être joli.
Je ne pus retenir un fou rire lorsque la portière claqua violemment. Miguel avait pris la mouche, il venait de quitter la voiture pour aller chercher les clés de nos chambres. Je sortais également du véhicule et observai les alentours. C’était vraiment un trou à rats !
***
Je pensais que c’était impossible, mais je suis rapidement parvenu à trouver plus horrible que le décor de Paradise Corner : ma chambre d’hôtel. Les murs avaient dû être blancs dans les années 80, la moquette au sol d’un gris délavé était parsemée çà et là de tache blanchâtre, sans doute faite à l’eau de javel. Seul le lit paraissait convenable… enfin, au moins propre. Je m’y allongeai un instant, repoussant les images de corps en pleine luxure. Il était passablement moelleux, juste assez pour que je me repose. Mais le moment n’était pas venu, il fallait quitter ce décor insipide pour commencer l’enquête. De toute façon, Miguel resterait des heures dans sa chambre afin de pouvoir annoncer à sa femme qu’il avait fait bonne route et discuter avec ses cinq marmots.
J’avais étudié la carte du bled et la morgue n’était qu’à cinq minutes à pied de notre hôtel. C’était un point de départ intéressant. Après avoir entendu la voix de la légiste, il me tardait de la voir en vrai. De pouvoir jauger ses aptitudes et savoir si elle connaissait son métier. Je ne fus pas déçu par l’accueil, en termes de compétences, celle-là avait deux arguments de choc. J’eus bien du mal à me concentrer sur son joli minois tant mon regard déviait continuellement d’une dizaine de centimètres vers le bas. La jeune femme était séduisante et elle le savait, mais je vis rapidement que je ne la laissais pas non plus indifférente. C’est normal, j’étais un très bel homme : costume impeccable, cheveux mi-longs bien coiffés vers l’arrière, mâchoire carrée et rasée de près, petits yeux en amande d’un vert intense. La légiste ne cessait d’accrocher mon regard tandis qu’elle relatait avec une froideur impressionnante les autopsies qu’elle avait pratiquées. À mesure que notre conversation se poursuivait, mon cerveau délaissa la luxure pour se focaliser sur l’enquête. Elle savait de quoi elle parlait et n’omettait aucun détail comme si elle visualisait à nouveau la scène.
- Les lacérations au niveau de l’abdomen sont profondes et régulières, déclara-t-elle tandis qu’elle me tendait des photos qu’elle avait prises.
- On dirait une attaque d’animal, avançai-je tout en étudiant les clichés.
Je la vis soudainement hésitante, comme si elle savait quelque chose qu’elle n’osait pas me révéler.
- C’est probable, avoua-t-elle sans trop y croire.
La curiosité piquée à vif, je décidai d’en apprendre plus. Si je charmais la belle, elle me ferait part de sa théorie.
- Vous connaissez un bon resto dans le coin ? demandai-je de but en blanc.
Elle fut décontenancée par la question soudaine et bredouilla un instant. Gagné, le poisson était ferré. Je lui décrochai un sourire charmeur dont j’avais le secret et proposa :
- Je passe vous chercher ici vers dix-neuf heures trente.
Je la vis rougir jusqu’aux oreilles, face à mon impudence. Elle griffonna quelque chose sur un morceau de papier et me le tendit :
- Venez plutôt chez moi, ça me permettra d’enfiler quelque chose de plus seyant. Je connais un très bon japonais.
Je ne pus m’empêcher de rire intérieurement, entendre sa théorie sur ces meurtres serait un jeu d’enfant.
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