Accident
La neige tombait. Les flocons recouvraient le sol d’un manteau blanc. Le village plein d’un silence ouaté sombrait dans l’hébétude. Les horloges si ponctuelles habituellement avaient interrompu l’oscillation régulière des balanciers. Le temps s’arrêta.
La petite fille désœuvrée regardait par la fenêtre. Derrière les tourbillons du vent, elle entrapercevait des ombres. Elle n’était pas seule. Venait-on la chercher ? Mélancolique, elle pensait à sa mère. Avait-elle réussi à passer ? Son absence lui pesait. Son père face à la porte regardait le parquet de la chambre. Il ne disait rien. Il semblait engourdi, vieux, meurtri. Sans le voir, elle devinait le labour des rides sur son visage creux. Le teint grisâtre de sa face contrastait avec la rondeur rosie de ses joues. En comparaison, elle semblait pleine de vie.
- Papa tu crois qu’elle va venir ?
- Je ne sais pas, ma puce.
Les larmes coulaient sur ses joues, lentes et pesantes. Des images s’invitaient dans son cerveau en deuil. Le souvenir d’une mère toujours prête à sourire, à livrer l’amour dont le monde avait besoin. Son rire emplissait la maison. Jamais elle ne pleurait, jamais elle ne se plaignait. L’inédit d’une question vint noircir le tableau. Était-elle vraiment heureuse ? Sous la disponibilité, la carence du vide ? La petite fille ressentit une sourde pression au creux de l’estomac.
- Papa, j’ai mal au ventre.
Il s’approcha et posa délicatement la paume de sa main sur la souffrance. Il ferma les yeux. Il découvrit un estomac tout en rougeur. Il vit le visage de son épouse. Les yeux cernés, elle le regardait de ses yeux fixes.
- Oh non !
- Qu’est-ce qu’il y a Papa ?
- Rien, ma puce. Maman va bientôt venir.
L’angoisse disparut. Le sourire aux lèvres, la petite fille dansa dans la pièce.
Embauché la veille, le sommeil s’était interrompu plusieurs fois dans la nuit. L’inquiétude et l’euphorie s’entremêlaient dans les méandres complexes des couches émotionnelles. Les troubles du sommeil s'installèrent au fur et à mesure de la vie nocturne. Au petit matin, le réveil bourdonna. Il s’était retourné dans les draps, finir sa nuit. Il était déjà tard quand il se dressa sur son lit. Il se précipita sous la douche, s’habilla, but, grignota. Quinze minutes chrono. Il rattraperait son retard sur le trajet. Ce n’était pas la première fois. Lors de ses études, il s’arrangeait toujours pour arriver à l’heure. Aujourd’hui, ce serait la même chose ! Il sortit du garage et accéléra. La longue ligne droite à la sortie de la ville permettrait de régler définitivement l’obsédante négligence de la grasse matinée. Il fila. Les chevaux se cabrèrent sous l’accélération. Il enchaîna les prouesses. Il doubla, redoubla. Plus il avançait, plus il prenait confiance en lui. Il arriverait à temps, bien avant son patron. Il respira, baissa les épaules et se détendit. Il rattrapa son retard. Au loin, il aperçut un bus. Une sourde inquiétude se blottit au cœur de son estomac. Il chassa le désagrément et s’installa plus confortablement sur le siège. Il changea de station pour écouter de la musique. Il suivit le bus. A cette allure, il reperdrait son avance. Il tenta des dépassements, en vain. Le cœur s’affolait. Le rythme s’accélérait. Il respira et doubla.
La jeune femme rejoignait ses parents avec son mari et sa fille. Elle aimait la conduite en voiture, les sensations, les frissons, la toute puissance, le métal et la peau à l’unisson. Faire l’amour, deux en un encore et toujours. Aristophane. Elle souriait au souvenir de ses lectures. De temps en temps, elle regardait ses deux amours dans le rétroviseur, assis près d’elle mais si loin. Lequel de ces corps constituait la rondeur primitive ? Elle aimait penser que la vie redonnait le lien sectionné pour une cause obscure. Seule la conscience d’un lien entre les hommes permettraient l’éradication des guerres. Le langage outillerait les médiations pour régler les affaires entre les peuples. Les violences non verbales seraient proscrites. Un jour, peut-être, « Un jour dans dix mille ans quand vous ne serez plus là Nous aurons Tout Rien de vous Tout de Nous. Il n’y a plus rien» Elle sourit face à ces réminiscences anarchistes. Léo Ferré avait tort. Nous aurons tout, ensemble. Le tout en partage équilibré appartiendra à l’humanité.
Plus rien, le vide, l’absence, le noir, l'oubli.
Les pompiers dégagèrent les corps des véhicules. Le conducteur, le père et l'enfant décédèrent sur le coup. Seule la mère restait dans le coma. Ses chances de survivre étaient minimes. On l’emmena à l’hôpital où elle mourut dans le couloir.
La porte s’ouvrit.
- Maman !
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