La canne
C’est dans cet état d’esprit, plein d’enthousiasme, riche d’une fougue et d’une ardeur ravivées, que je cheminais sur l’asphalte du trottoir. A chaque pas, selon un tempo régulier, je martelais le sol de ma canne avec ce mouvement caractéristique du bras qui la relève jusqu’à l’horizontal pour revenir frapper le bitume de la pointe.
Sourire aux lèvres, dos puissant, ferme et solide, le regard droit comme une écriture franche et concise, je m’attachais à respecter l’harmonie du geste pour qu’il soit fluide et distingué. Au début, c’était un jeu. Plus le temps avançait, plus la fierté de l’apparat devint orgueil et suffisance. Cette déviation résultait de la masse de plus en plus compacte d’une foule d’individu qui s’attachait à mes pas. À chaque foulée, la troupe se baissait jusqu’à terre. Chacun semblait se courber comme pour une révérence. Plus le nombre de pèlerin augmentait, plus je pilonnais de ma canne l’asphalte du trottoir et plus les gens précipitaient les génuflexions. Inutile de me retourner, la sensation de la multitude suffisait à estimer l’étendue de mon influence.
Pourtant, sous l’assurance, la témérité des certitudes sourdait l’inquiétude ; Ce mouvement intérieur vibrionnant qu’on ne voit ni n’entend. Je sentais derrière mon dos une effervescence feutrée, un bouillonnement laiteux, une fièvre endémique. Quelque chose s’élaborait. Pendant que je cadençais la marche, mon esprit se porta sur l’écho de ces bruits furtifs. Je ne changeais en rien mes mouvements. La régularité du rythme et ses accents ponctuant le déplacement me permis de préserver l’essentiel de mon attention. ; Et peut-être ma vie. Un moment, j’avais songé à me retourner pour envisager la suite. Il aurait fallu m’arrêter. Une intuition me sommait de continuer. La vision de la femme de Lot pétrifiée de sel acheva d’abandonner l’idée de toute pause, de tout retour. La foule qui me pressait à poursuivre ne me pulvériserait pas tant quelle obtiendrait ce dont elle avait besoin. Je gardais le tempo.
À défaut de voir, j’écoutais. Il y a des silences, loin de ceux des cathédrales où les gens se réfugient pour altérer leur trouble, retrouver une paix intérieur dans l’enceinte protectrice de ses murs, éloignés des fracas du monde, dont l’épreuve est épouvantable.
Dans celui-ci, il ne s’y passait pas grand-chose. C’étaient juste des bruissements de fantômes. Une sorte de mystère dont la profondeur ne se mesurait que par un manque patent de pics d’intensité sonore. Elle m’aurait assurément fait sursauter mais, au moins, aurai-je recueilli un indice. Tout, ici, était amorti, étouffé, discret. Tout n’était que chuchotement, murmure assourdi, ronronnement diffus. Tout s’organisait vers un seul but dont j’ignorais l’objet. Je sentais la foule grossir, enfler, saturer jusqu’au débordement. J’avais la sensation d’une bête. J’en percevais le souffle. Si je faisais un écart, si je déviais, ne serait-ce que d’un pas, tout pouvait basculer dans l’horreur et la folie.
Au bout d’une marche sans interruption, je commençais à fatiguer. La solidité de mon pas faiblissait. La gestuelle de la canne manquait de rigueur. Les mouvements ne s’enchaînaient plus avec la même véhémence. Ce qui devait arriver advint.
Ma chère amie,
Je vous écris pour rendre compte d’un événement à faire pâlir la fiction. Alors que le pomodoro mit fin à deux heures laborieuses de travail sur un synopsis, je décidai pour m’aérer un peu les neurones de me promener sur l’un des nombreux trottoirs de la capitale.
De l’autre côté de la rue, un quidam habillé comme un dandy du XIXͤ siècle, maniait sa canne avec tout le sérieux et la gravité de ceux qui s'astreignent à bien exécuter un exercice. Haut de forme sur le crâne, col relevé, le dos droit, le menton haut, il dirigeait sa béquille en cadence sur une sorte de rythme à quatre temps dont les deux points forts se matérialisaient dans l’espace par la position horizontale quand il finissait son mouvement dans l’air et au moment de l’impact de la canne sur le sol. Dès qu’elle touchait l’asphalte, elle semait un chapelet d’objets. De là où j’étais ils semblaient de même nature. Invariablement, les gens derrière lui se baissaient précipitamment pour les ramasser.
Ce manège m’incita à traverser la chaussée pour comprendre un tant soit peu la scène. Je m’approchais le plus possible de l’énergumène et réussit à m’emparer de l’un de ces objets sorti de je ne sais quelle diablerie. La canne livrait des diamants. J’en récoltais plusieurs pour les analyser tranquillement chez moi. Je subodorais qu’ils fussent exceptionnels.
J’allais quitter les lieux quand je m’aperçus que l’individu commençait à fléchir. Ses mouvements manquaient d’entrain. L’enthousiasme se délitait peu à peu. Les gestes irréguliers révélaient les faiblesses. Ces nouveaux diamants perdaient-il de la valeur ? La qualité des diamants était-elle proportionnelle à l'énergie produite sur la canne ? J’en ramassais quelques autres et les rangeais dans une autre poche pour les comparer.
Alors que je relevais la tête je notai que le bonhomme se ratatinait. Il n’était plus que l’ombre de lui-même. Un peu comme dans les films où le méchant, dur comme la pierre, s’effrite et se désagrège pour sombrer dans un nuage de sable et de poussière. Le pauvre type, lui, desquamait. Son corps filait en lambeaux de peaux et de tissu. La canne ressemblait à de la guimauve filandreuse. Empêtré dans la glu du trottoir, malgré ses efforts, il ne parvenait plus à se dégager. Il ressemblait à ces oiseaux empoissés d’hydrocarbure, prisonniers des nappes après l’échouement d’un pétrolier vétuste, saturé d’avaries.
Je sentis immédiatement un liquide chaud et visqueux glissé sur ma peau. Derrière, la foule se déhanchait. Chaque individu développait une pantomime fantasque et singulière. Chacun élaborait sur son visage les traits de la terreur, de celle qui nous tient en respect, qui mobilise nos forces dans la stupeur. Je retirais les diamants de mes poches et les jetais au loin. Les diamants en fusion versaient en coulées noires et se tordaient sur le sol comme des serpents entortillés de bistre. Dans un dernier mouvement, ils se dressèrent et, dans une ultime pulsation, j’aperçus la face de deux hippocampes cracher, la gueule ensalivée de nécroses, à ma face stupéfaite, leurs dernières expectorations amères et gorgées de haine.
Je regardais autour de moi. Tout n’était plus que liquide noirâtre, humeur pestilentielle.
Je fuis.
Si vous recevez ce courriel, c’est que je suis encore vivant.
À bientôt.
Votre ami de toujours.
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