Scène de confession de Tyler
La collègue de mon père tape ma déposition à trois doigts. Elle me demande de répéter. Je m'exécute. Je sais bien quelle impression je donne. Je maîtrise l'expression de mon visage et celle de ma voix. Je sais maintenir ce ton un peu incertain. Hébété. Fragile. Ma fragilité apparente est une force sur laquelle je peux compter. C'est Laurel qui le dit.
Je fixe mon attention sur les doigts de la policière. Ritchie Santiago, c'est son nom. Trois doigts malhabiles, non vraiment ce n'est pas rapide. Je sens pointer une irritation. Je la refoule. Mon masque ne tombera pas. Il tombe quand je le souhaite. Je le souhaite quand Laurel le souhaite. Quand Laurel ne souhaite rien, je ne souhaite rien non plus.
Avant elle et puis au tout début j'étais différent. Je me souviens vaguement d'avoir eu un intérêt pour le monde extérieur. D'avoir eu mal, d'avoir été en colère, d'avoir ressenti de la tristesse et de la compassion. De la peur, au point de vouloir fuir.
Ces mots sont vides de sens.
Non, je dois rectifier.
Je les sens qui luttent en moi-même. C'est comme un combat perpétuel, entre orage, soleil et blanc neutre de la neige. Mais je sais qui gagne. Je l'ai toujours su.
Ces mots, peu à peu, deviennent vide de sens.
Laurel dit qu'il est temps de faire cesser la lutte. Laisser la peur n'être qu'une odeur extérieure et délicieuse. Garder la noirceur, assez de blanc pour m'en servir et dire au revoir au soleil - quitte à en conserver un fond suffisant pour en tapisser mon visage.
Un bruit de pas. Décidé. Reconnaissable, entre mille. Mercredi Addams. Rayon de soleil dans le blanc neutre et froid. Paradoxale pour une fille qui s'effraie des couleurs vives. Pourtant c'est un effet récurrent qu'elle a sur ma personne : elle désengourdit ce qui me reste de sentiments. Mercredi, ou mon éclair de lucidité.
Laurel tolère. Elle sait que ça va s'estompant. Elle sait que l'orage gagnera, à la fin.
Du coin de l'oeil, j'aperçoit sa silhouette. Droite. Digne. Neutre. Furieuse ? Oui, je crois bien.
"Mercredi, attends". J'ai parlé sans y penser. Que lui dire ? La brèche s'est réouverte. J'oublis d'un coup qui je suis, mes actes, ma haine. Parfois le soleil brûle plus fort que l'orage. Que lui dire ? Je sors du bureau, mes jambes me portent toutes seules. Dernier rebus d'un reste d'adolescence ? Que faire ? Au moins la serrer dans mes bras, revoir une dernière fois ce visage qui parfois s'éclairait pour moi. Le revoir avant que tout ne soit engloutit par la haine. Le temps presse. Elle s'est arrêtée. Se retourne.
"Tyler ! Non, non ! Qu'est ce que tu fais ?"
Papa s'est interposé avec empressement. Il sait, lui. Je sais qu'il sait. Il savait pour maman. Il doit savoir pour moi. Je sens sa peur. Elle suinte.
La brèche s'est refermée. Il fait très froid. L'orage gronde.
"Je dois lui parler, papa. Nous étions amis...". Il est réticent. L'irritation a enflé en moi ; le calme domine pourtant. "On est dans un commissariat, qu'est ce qui peut bien arriver ?", j'insiste. Il hésite encore. Jette un coup d'oeil à Mercredi par dessus son épaule. Oh oui, il sait. Mais lâche comme il l'est, il ne peut pas l'admettre. Il va me laisser courir en liberté encore longtemps. Laurel l'avait prévu.
"Fait vite" finit-il par lâcher. Ne t'inquiète pas pour ça.
Papa s'eclipse. Il n'y a plus dans ce couloir que ma proie et moi. Mes pas, mesurés, sont ceux de la bête. Je suis la bête. Ma proie est toute frêle devant la porte batante du commissariat. Fragile. Offerte, bientôt, à ma puissance.
"Qu'est ce que tu veux ?"
Toujours ce ton décidé. Sa voix ne tremble pas. Quelque chose en moi soudain vacille. Tiens, revoilà un brin de lumière.
"Te.. poser une question".
C'est tout ce que je trouve à dire. Lâche. Lâche. Lâche. La voix gronde en moi. Lâche de te laisser éblouir. Le soleil n'est rien qu'une illusion. La chaleur aussi. L'amour plus que tout. Il n'y a que la haine qui soit tangible. Et la peur. Pas la mienne, la sienne. Oh oui, je la sens. Je salive. Rien ne s'oppose à l'orage, car l'orage c'est ma seule réalité, mon horizon et ma gloire.
"Qu'est ce que ça fait ?"
Le masque est tombé. Ma voix aussi a changée. C'est l'orage qui parle désormais.
"Qu'est ce que quoi fait ?"
Elle ne se laisse pas démonter cette petite garce. Mais sa peur ne m'échappe pas. Il y a bien des choses que l'on peut me dissimuler, mais pas la peur. La peur, je la savoure. Elle a un goût sucré sur mes lèvres.
"De perdre".
Elle a un mouvement de recul. Infime le mouvement, mais rien ne m'échappe. Je ne suis que bouillonement contenu. Ma proie est muette, comme hypnotisée, figée sur place.
"Oui tu vois, au début, je me réveillais nu, couvert de sang. Aucune idée de ce qui était arrivé."
Mes yeux plongent dans les siens. Ils me fixent de leur staticité habituelle mais ils semblent agrandis, au point qu'on dirait qu'ils lui mangent le visage. Terreur ou colère ? Ah, comment ai-je jamais pu appréhender ce moment si savoureux ? Un pas de plus et je suis sur elle.
"Mais peu à peu, j'ai commencé à me souvenir. De tout. Du son de leurs hurlements, de la panique dans leurs yeux, de leur peur, si primale que je pouvais la goûter"
Elle est suspendue à mes lèvre. Non je ne bégaie plus. Je ne suis pas faible. Je ne l'ai jamais été - et si je l'ai été, je ne le serai plus. Cette nuit est celle de mon réveil. Mort le Tyler qui pleurait seul dans sa chambre, mort celui qui hurlait sous l'eau sa douleur par crainte que quelqu'un ne l'entende, mort cet être minable qui aurait fuit avec elle, dans l'espoir aussi fou que vain d'échapper à sa propre puissance.
"Et c'était délicieux."
Elle abaisse son regard, esquisse une tentative de recul mais mes deux mains la saisissent par les épaules pour la tirer près de mon torse, là où je peux mieux sentir son petit coeur qui bat presque aussi vite que celui d'une souris prise au piège. Il me faudrait si peu pour le lui arracher.
Un geste.
Mon nez dans ses tresses noires corbeau respire son odeur familière, mêlée à une autre, plus alléchante encore. Jouissance.
"Tu n'as pas idée de ce qui vient", je murmure.
Je m'écarte. Elle a gardé ses yeux fixés au sol, obstinément. Pourquoi est-ce que je reste planté face à elle ? Pars, maintenant, gronde l'orage, le reste viendra bien assez tôt. Mais j'attends. Je veux ses pupilles dans les miennes avant que ne sonne l'heure. Lorsqu'elle les lève vers moi, en un regard en coin, elles ont un air buté. Non.
Noir.
C'est finis, Tyler. C'est bien finis. Il n'y a vraiment plus rien à dire. Alors pourquoi cette tristesse infinie, et cette sensation de boule, quelque part dans mon ventre ? Où est passé l'odeur sucrée de la peur ?
Je leur tourne le dos.
Je tourne le dos à Mercredi, à cette tristesse, à Tyler aussi.
Je les hais. D'une haine brute. Pure. Sans limite.
Je ne suis plus Tyler.
Je suis une Hyde.
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