Le monstre
Une fois de plus, je m'engouffre dans ma chambre avec la délicatesse d'un ouragan. Mon coeur martèle mes côtes, j'ai l'impression qu'une tornade souffle en moi et que, d'une bourrasque à l'autre, je vais m'envoler.
Je m'asseois à mon bureau, sors feuille et stylo et me mets à écrire. Je griffonne des mots, froisse des pages, les lance par-dessus mon épaule, recommence. Je rature, réécris, ajoute des paragraphes entiers via des astérix et des flèches. L'obscurité envahit peu à peu ma chambre, assombrissant mes feuilles. J'allume ma lampe et, sous sa lumière aussi jaune qu'un vieux clair de lune, je continue à écrire. Encore, encore, encore. La petite idée qui a enflammé mon imagination germe lentement sous mes doigts, dans mes mots. Elle se propage, devient un semblant d'histoire où commencent à vivre des personnages fantômes. L'ombre incertaine d'un monde se déploie autour d'elle.
Sous la plume de quelques rares génies, mots et pages deviennent de magnifiques dragons, des villes majestueuses, des océans tumultueux ou des forêts sombres et enchantées. Malheureusement, je n'ai pas le génie des grands écrivains. Aussi, lorsque les premières lueurs d'un nouveau jour font pâlirent les ténèbres de ma chambre, ce n'est ni un dragon, ni une ville, ni un océan, ni une forêt qui trône sur mon bureau. Juste un petit monstre de papier et de mots. Un petit monstre boiteux et muet, plutôt laid et tout ébourrifé.
Je l'observe un instant et soupire. Encore une création bancale... Pourtant, dans son regard brumeux, je devine un soupçon de magie...
Je soupire à nouveau. Non, décidément, je n'ai rien d'un grand écrivain. Même si un peu de magie semble effectivement briller au fond des yeux du petit monstre, il n'en demeure pas moins un échec.
Je tends l'oreille, perçois les battements de son coeur. Des battements ténus et irréguliers, qui peuvent s'arrêter à tout moment...
- Si fragile, je murmure en détournant le regard.
C'est toujours comme ça. Un coup d'inspiration, l'esquisse d'une histoire et puis... la désillusion lorsque l'inspiration retombe.
Mon regard passe et repasse sur les formes familières qui meublent ma chambre : des étagères, des livres, le lit, les posters au mur et au sol... des centaines de boulettes de papier froissé. Tant d'autres échecs sans vie, pour finalement aboutir à une version qui vivote à peine. Une fée-poème passe soudain dans mon champ de vision. Je la suis un instant des yeux et ne peux retenir un sourire. Je les aime bien, ces petits poèmes et petits contes qui peuplent ma chambre. Ils ont des apparences diverses, certains ressemblent à des lucioles qui scintillent comme des étoiles quand ça leur chante, d'autres sont des chevaliers ou des rois miniatures ou encore des oiseaux qui ne savent pas voler, des bateaux ivres de liberté, des nuages rêveurs... Oui, je les aime bien ces petites histoires écrites sur un coup de tête, un coup d'inspi. Ce sont les seules que je suis capable de terminer.
Mais j'aimerai tant aller plus loin... Écrire une histoire plus longue qu'un simple conte pour enfants ou qu'un poème... J'aimerai écrire un roman !
Je reporte mon attention sur le petit monstre qui se dresse sur mon bureau et mon coeur se serre. Un troisième soupir m'échappe, je me relève.
- Peut-être demain, je chuchote à l'adresse du monstre.
C'était une promesse, ou au moins la possibilité d'une promesse. Mais, bien sûr, si c'était une promesse, je ne la tins pas et si c'était une possibilité, je ne la pris pas.
***
Les mois se succédèrent et je ne retouchai plus au petit monstre. J'en inventai d'autres, tout aussi imparfaits, sous le coup d'autres élans d'inspiration tout aussi fugaces, et les abandonnai de la même manière. Parfois, c'était juste la flemme qui m'empêchait de les continuer. Parfois, j'essayai vraiment de m'y remettre, mais je bloquai. Toutefois, la plupart de temps, avec le recul, je trouvai que ces esquisses d'histoires n'étaient pas si bien finalement. Alors je les prenais et les enfermai dans des tiroirs. Ils y agonisaient lentement, en silence. Des fois, je les déchirai. Pour leur épargner une longue agonie ou par rage de ne pas parvenir à mes fins, ça dépendait.
Mon aventure d'écrivain aurait pu se finir là, sans même avoir réellement commencé. Mais il se trouve qu'un petit monstre en avait décidé autrement...
Une nuit, sans trop savoir comment, je le retrouvai par hasard, en cherchant un livre. Il était tombé de mon bureau et gisait entre deux piles de romans fantasy. Étrangement, il était toujours vivant. Son coeur battait aussi irrégulièrement que la première et dernière fois que je l'avais vu, il était toujours aussi moche, mais il vivait.
- Pourquoi t'accroche-tu ainsi à la vie ? lui demandai-je dans un souffle. Tu ferais mieux d'abandonner...
Le petit monstre leva sa tête biscornue et plongea son regard brumeux dans le mien.
Pourquoi t'accroche-tu à ton rêve ? Tu ferais mieux d'abandonner...
Je sursautai si violement que je crus sortir de mes chaussettes.
Oh putain de merde de cul de bite, c'est quoi ce bordel ? Je rêve ? Ou alors j'ai pris trop de café, c'est ça ?
Cette voix, dans ma tête, c'était lui ? Il venait de me parler... en esprit ?
Le petit monstre pencha la tête d'un côté et me sourit. Un sourire tordu et maladroit... et pourtant, mon coeur tressaillit. Sans rien dire, je reculai et me détournai, mal à l'aise.
***
Le temps avait beau passer et j'avais beau écrire d'autres créatures que je délaissai tout aussi vite, le petit monstre restait là. Et, pour une raison étrange, je n'arrivai pas à me résoudre à l'enfermer dans un tiroir ou à le détruire. Chaque fois que je le regardai, mon coeur frémissait. Cette esquisse d'histoire titubante pouvait devenir une grande histoire, je le sentai.
- Entre les mains de quelqu'un d'autre, tu serais sans doute un merveilleux roman, lui murmurai-je un jour.
Je songeai un moment à l'offrir à un de mes amis, dont le talent d'écriture n'était plus à prouver, et qui avait déjà publié de nombreux romans. Lui, il saurait quoi faire de ce monstre ébourrifé. Il pourrait le transformer en beau griffon ou en magicien farfelu.
Oui, il pourrait le continuer, lui... il en ferait forcément quelque chose d'incroyable. Mais...
Mais c'était mon monstre. L'offrir comme ça, à un autre, même si c'était mon ami, ce serait comme donner une part de moi-même et voir cette part être dénaturée, remedoler pour entrer dans un autre moule que le mien.
- Bon sang, maugréai-je en plongeant mon regard dans celui du petit monstre.
Il me sourit, toujours de ce sourire maladroit et tordu. Peut-être... peut-être qu'avec lui...
Je quittai ma chaise et m'accroupis devant lui, le coeur battant. Lentement, je tendis les mains. Ma création ne fit pas mine de bouger. Quand mes doigts effleurèrent sa fourrure de papier, je tressailli. Il était tiède. Je le soulevai avec toute la douceur dont je pouvais faire preuve.
- On va partir en voyage, toi et moi, lui murmurai-je.
Le sourire du petit monstre s'élargit.
Moins de dix minutes plus tard, mon monstre fourré dans une besace, je filai aussi vite que j'en étais capable, droit vers la Guilde Fantasy.
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