III

Un comte déchu et un prêtre

Quelques heures auparavant, toute la cour était réunie dans la chapelle pour assister au mariage royal d’Eruden et de Letty. Parmi les convives, nobles et propriétaires terriens, un ex-comte déchu et son fils échangeaient en murmurant. Le jeune homme en particulier, qui se nommait André, était captivé par la mariée  :

-  Letty Udersco, fille du préfet Julius Udersco, enfin mariée, dit le père, tu devrais te réjouir pour elle, depuis le temps que tu l'as connais.  

André, qui était plongé dans sa contemplation, ne répondit pas tout de suite.

- Je le suis, père, lâcha-t-il enfin, elle a trouvé ce qu'elle cherchait depuis toujours.  

Il ne détourna cependant pas son regard de la jeune femme, qui irradiait de sa présence aux bras de l'héritier de l'empire.

- Et c'est bien que ce soit avec mon ami, rajouta-t-il, comme pour se donner bonne figure.

Son père esquissa un sourire paternaliste.

-  André, elle se marie à présent, dit-il, et pas avec n'importe qui, avec le dauphin de l'empire. Elle n'est plus ni du peuple, ni même de la cour. Elle va devenir impératrice. Elle n'appartient plus qu'à une seule personne maintenant et c'est l'héritier lui-même.

- Je le sais, père, répond André d'une voix en demi-teinte.

- C'est en partie pour cela que je voulais que tu sois présent. Pour que tu constates par toi-même que tu dois cesser de l'aimer. Votre amourette d'adolescents est derrière vous, maintenant.

- Je suis prêtre, à présent, père, tout ceci n'a nullement besoin d'être dit. J'ai accepté cet état de choses depuis bien longtemps. J'ai maintenant des centres d’intérêts plus élevés.

- La spiritualité  ?

- Exactement, la spiritualité et la renonciation aux plaisirs égoïstes. Si j'aime encore Letty, ce n'est plus du même amour. C'est juste de la tendresse. Et Eruden est mon ami. Je les aime tous les deux et je ne peux que me réjouir pour eux.

- Aurais-tu pu les marier  ?, demanda le père.

- Ne soyez pas cynique, répondit André, vous savez très bien que sa Majesté l'empereur l'aurait refusé.

- Un homme ne change pas, André, il vieillit, et tu mens très mal, conclut le père.

Soudain, la salle devint silencieuse car les deux futurs époux prononçaient leurs vœux. Lorsque Letty prit la parole pour dire «  Je le veux  », un léger frisson parcourut André qui, néanmoins, n'en laissa rien paraître devant son père. Il applaudit comme tout le monde et sourit. Il fut même très respectueux lorsque le couple royal passa à sa hauteur et qu' Eruden et Letty le reconnurent et le saluèrent d'un léger hochement de tête.

- C'est un grand jour pour les rois, acquiesça le père d'André, qui, lorsqu'il vit Raphaël Belmire VI, inclina davantage la tête, au grand d'âme de son fils.

Lorsque le cortège royal s'en fut parti, les langues se délièrent et père et fils parlèrent plus librement  :

- Avez-vous la mémoire courte, père  ?, sermonna André, oubliez-vous donc tout ce que sa Majesté l'empereur nous a fait subir  ?

- N'as-tu donc pas appris le pardon dans ton monastère, André  ?, s'enquit le père, froissé.

- Certes, mais j'ai aussi appris qu'il ne fallait rien oublier, surtout lorsqu'il s'agit de quelque chose qui nous a blessés.

- Ta mère a souffert, j'ai souffert, nous avons tous souffert, André, répondit le père, mais tu parles de l'empereur. Fais attention à tes paroles. Il...

André soupira.

- Il nous a généreusement accordé son pardon, poursuivit le père sans se décontenancer, et j'ai maintenant la chance de refaire partie du cercle de la cour. Je ne laisserai pas à nouveau la position de notre famille tomber dans les oubliettes. Dommage que ta mère soit malade, j'aurais aimé qu'elle soit là, avec nous.

- Elle serait venue à contrecœur, elle n'a jamais réellement apprécié la cour.

- Peut-être, mais en tout cas c'est cette même cour qui nous permet de vivre décemment à présent.

André, lui, ne voyait aucun visage amical parmi tous ces nobles imbus d'eux-mêmes et déjà tous acquis à la cause du souverain. Son père en profita pour faire une digression opportune.

- Et toi, alors ? Que fais-tu de beau au monastère  ?, s'enquit-il.

- En ce moment, mes lectures sont concentrées sur la traduction et l'étude des échantillons de tables dragonnes que les moines conservent précieusement au monastère. Elles racontent d'anciennes légendes tirées de l'Ancien Age et je lis actuellement «  Les Trois Pensifs et la Pierre  » tel que traduit littéralement du pongtou. Je compte approfondir mes connaissances sur les croyances dragonnes en m'y imprégnant complètement. 

Cette dernière phrase interpella le père  :

- En «  t'y imprégnant complètement  »  ?, répéta-t-il sur le même ton, qu'est-ce que cela veut dire  ?

- Que je m'isolerai quelques jours ou quelques mois dans la méditation et les prières. Je tenais à te le dire afin que tu ne t'inquiètes pas.

André semblait réciter et ne s'était pas rendu compte du trouble qui avait traversé son père l'espace d'un instant.

- Bien, fils, dit ce dernier machinalement.

Alors qu'ils s'apprêtaient à sortir de la chapelle en compagnie des autres convives, la foule s'agita tout d'un coup.

- On a attaqué le dauphin  ! On a attaqué la princesse  !, entendirent-t-ils résonner dans la chapelle.

Une onde de choc parcourut alors l'ensemble de la cour qui se glaça dans l'effroi en un instant. Chacun se regarda mutuellement, ne sachant vraiment quoi faire devant pareille nouvelle. André se tourna naturellement vers son père et ce dernier s'écria :

- Tous au palais  ! Vite  !

Et ce fut, non sans une certaine fébrilité, que tous rejoignirent leurs carrosses et convergèrent vers le palais royal alors que la foule, dubitative, se dispersait graduellement tandis que le soleil, lentement, entamait son coucher à la cime des arbres.