Entre le père et le fils indubitablement une relation compliquée.

Les Belmire n'étaient décidément pas une famille comme les autres, remplie de secrets plus ou moins avouables. Une famille de pouvoir en somme. 

Eruden, jeune Noir noble, promis dès sa naissance à un destin hors du commun avait été élevé à gouverner un empire légué par ses illustres aïeux avant lui. Il faisait partie, comme l'étaient également sa sœur Céleste, sa femme Letty et son ami André, de cette nouvelle «  jeunesse dorée  », rompue aux traditions mais tout de même plus ouverte à réduire les clivages entre les puissants et le peuple.

Eruden mesurait un mètre soixante-dix-sept. Il était svelte et son visage était plutôt juvénile pour son âge. Il naquit en temps de paix, vingt-cinq ans auparavant, soit trois ans après sa sœur. Son enfance fut plutôt paisible, du moins au début. Il fut couvé par sa mère avec qui il entretenait une relation fusionnelle jusqu'à ce que cette dernière ne meure prématurément alors qu'il n'avait que six ans. Ce fut alors à contre-coeur que son père décida de prendre en charge l'éducation de son fils qui se devait d'exceller dans tous les domaines. Constatant la santé fragile du jeune garçon, Raphaël Belmire VI mit un point d'honneur à l'endurcir afin qu'Eruden compense ses faiblesses physiques par un tempérament abrupt. En effet, depuis tout jeune, Eruden développa une espèce d'arthrose, ce qui pouvait l'obliger, parfois, à demeurer alité toute la journée sans bouger de sa chambre.  

Lorsque sa mère mourut, ce fut Céleste, sa sœur ainée, qui devint, en quelque sorte, la nouvelle figure maternelle dans son cœur. Elle tenta du mieux qu'elle put de lui inculquer des valeurs de tolérance et de respect, bien loin des châtiments et des vexations infligées par son père. Eruden, souvent enfermé chez lui à cause de son arthrose, tomba amoureux de la connaissance et dévora des milliers de livres, essentiellement piochés dans la bibliothèque personnelle de sa mère, passionnée de lecture et de lettres.

A l'école Constantine, la plus réputée d'entre toutes, qui formait l'élite de l'empire, il rencontra André puis Letty, sa future femme. C'était un élève brillant, assidu, doué dans la rhétorique mais néanmoins réticent au conflit, un trait de caractère que l'on pouvait imputer aux mauvais traitements que le souverain lui avait fait subir. Il avait en effet de multiples brûlures aux jambes et aux bras et ainsi, il endurait non seulement les effets de sa maladie des os, mais également les sévices paternels sensés le rendre plus «  dur à la douleur  ». Céleste, très inquiète pour son frère, supplia alors son père d'arrêter ces punitions perverses et gratuites. A son grand étonnement, ce dernier obéit et cessa d'opprimer son fils à partir de dix ans. Il fit même faire un puissant anti-inflammatoire, l'Arixsite, à base de plantes médicinales, afin qu'Eruden puisse enfin vivre à peu près normalement. 

Le médicament se révéla rapidement efficace, inhalant presque le développement de l'arthrose et Eruden s’enhardit, osant même sortir en dehors du château sous bonne escorte. Mais quelques mois plus tard, on s'aperçut que le remède, s'il était effectivement salvateur pour Eruden, le rendait également dépendant, avec tous les effets secondaires que cela comportait : nausées, sautes d'humeur et surtout hallucinations. Raphaël Belmire VI tenta donc une nouvelle médication, qui, hélas, ne remplaça jamais l'Arixsite. Eruden était donc un drogué notoire.

Lorsqu'il arriva au seuil du bureau de son père, tenu par deux gardes, le jeune homme sentit sa main droite trembler légèrement. Peut-être était-ce la nervosité soudaine ou la maladie qui se ravivait, toujours est-il qu'il saisit la fiole qui pendait à son cou, l'ouvrit et en absorba quelques goutes. L'Arixsite l'apaisa en quelques secondes et il put frapper à la porte avec l'énergie nécessaire.

- Entre, entendit-il derrière la porte.

En pénétrant dans l'immense bureau, Eruden trouva son père adossé à son siège, soucieux et agité, comme cherchant une réponse qui ne se trouvait nul part. Il s'avança vers lui avec aplomb.

- Qu'est-ce qui vous a pris tout à l'heure?, demanda-t-il, et votre beau discours sur la maitrise de soi et le sang-froid à garder en toute situation  ?

Le souverain en se levant, déclara  :

- Pour cet homme,  cela ne s'applique pas  !

- Comment ça  ?

- Tu l'as entendu comme moi, chuchota soudainement l'empereur, «  Des larmes et du sang  », c'est ce qu'il a dit  ! Cela ne te rappelle rien ?

Les yeux d'Eruden s'écarquillèrent tout à coup comme si un flash-back l'avait subitement étourdit.

- Oui  !, fit le monarque en devinant ses pensées, c'est exactement ce que tu m'as dit il y a quinze ans  !

- Le jour où j'ai failli me noyer dans l'étang..., dit Eruden dans un souffle, je me souviens maintenant... J'étais sûr que quelque chose m'avait parlé ce jour-là dans l'eau...

- Le dragon  ! C'était le dragon  !, s'écria le souverain, où plutôt ce qu'il en restait au fond de l'eau...Ses restes disons...

Eruden, sceptique, fronça les sourcils.

- C'est vous qui le dites, Père, dit-il, je vous l'ai déjà dit.

- Tu es trop pragmatique, mon fils.

Le jeune homme ne répondit rien.

- Comment se fait-il qu'il connaisse cette phrase  ?, poursuivit Raphaël Belmire VI, il n'y a que toi qui l'aie entendue.

- Je l'ignore, c'est peut-être une simple coïncidence, supposa Eruden.

- Impossible  ! Cette phrase me hante chaque jour depuis que tu l'as prononcée. Il ne peut pas l'avoir dite par hasard. Tu as vu sa tête  ? Il savait que cela allait me déstabiliser.

- Père, je ne suis pas là pour parler de chimères  !, coupa Eruden d'un ton acerbe, je suis ici pour obtenir des réponses. Est-ce vrai  ?

- Quoi donc  ?

- Ce qu'il a dit a propos de la bataille de Thuringa. Ce massacre effroyable. Ces hommes jetés à nos ennemis les Veikkos sans aucune chance d'y réchapper. Cette vérité que tu aurais caché au peuple... A Letty et à moi également. Est-ce que tout ce qu'il a dit est vrai, Père  ?

L'expression de  l'empereur s'assombrit. Il tourna les talons et revint vers son bureau.

- C'était la guerre, fils, se contenta-t-il de dire finalement.

Eruden tressaillit.

- Comment avez-vous pu laisser ces soldats mourir  ?, s'emporta-t-il, scandalisé, j'avais dix-sept ans à l'époque, vous aviez dit que ces soldats étaient morts dans la gloire, en tenant les positions. Vous avez donc menti...

- Je savais que tu ne comprendrais pas, répondit Raphaël Belmire VI froidement, tu n'as toujours raisonné que par l'émotionnel. Moi, je suis empereur. Ma priorité était et est toujours de protéger l'empire, peu importe la quantité de sang versé pour obtenir notre sécurité. Avons-nous été victorieux, finalement  ? Oui, nous l'avons été. Aurais-je pris la même décision si c'était à recommencer  ? Bien sûr, car je ne fais que mon devoir, non pas d'homme, mais de chef.

- Et vous avez laissé vos hommes mentir pour vous, répandre ce mensonge éhonté alors que des milliers  de soldats ont donné leur vie pour vous  ?

- Aurais-tu préféré que je dise la vérité, Eruden  ?, rétorqua  Raphaël Belmire VI, aurais-tu préféré voir la fureur du peuple se déchainer contre nous  ? Que cherches-tu  ? La fin de l'empire  ?

- Vous êtes en train de me dire que mentir était la meilleure solution pour cacher vos manœuvres militaires suicidaires  ? Le fait que vous ayez vous même sacrifié des soldats pour rien  ?

A ces mots, le ton de l'empereur changea.

- Fais attention, Eruden, tu es sur une mauvaise pente. N'oublie pas à qui tu t'adresses. Je suis ton père, mais je suis également le souverain. Il y a encore beaucoup de choses que tu ignores sur la manière de gouverner, sur les choix que tu prends. Tout ce que je fais à des conséquences...

- Oh, cela, vous vous êtes très bien appliqué à me l'enseigner..., répliqua Eruden sur un ton agressif.

Il inclina légèrement sa tête, laissant apparaître sa hideuse balafre. L'empereur détourna le regard.

- Je sais très bien de quoi vous êtes capable, lâcha le jeune homme d'un ton cinglant.

- Que tu le veuilles ou non et j'ai fait cela dans notre interêt à tous, répondit  Raphaël Belmire VI, et je porte ce fardeau chaque jour de ma vie.

- Je sens que je vais pleurer, ironisa Eruden avec désinvolture.

Raphaël Belmire VI, pour une fois, ne releva pas cet énième provocation, qui aurait valu à tout autre qu'à son fils un séjour dans les geôles infâmes de la prison d'Oniris, la torture en supplément.

- Il est temps pour nous de rejoindre nos invités avant que l'inquiétude ne les pousse à répandre de fausses rumeurs, déclara-t-il d'un ton glacial comme pour clore la conversation.

Eruden le foudroya du regard.

• - Sachez que je ne lâcherai rien, cette fois-ci, dit-il sans se dérober, Letty a été gravement blessée. Si vous y êtes pour quelque chose, je veux toute la vérité, Père. Toute la vérité.

Il tenta vainement de faire barrage entre son père et la porte. Mais ce dernier, plus prompt, saisit la poignée.

- Tu l'auras en temps voulu, je t'en fais la promesse. Mais pas ce soir. Cette journée a déjà été assez rude.

Et tout en disant cela, il ouvrit la porte de son bureau. 

- Céleste  ? Que fais-tu là  ?, demanda le souverain, étonné de voir sa fille sursauter, la tête quelque peu embarrassée.

- Je me demandais ce que je vous faisiez, donc j'étais venue aux nouvelles, balbutia cette dernière dans un souffle.

- Tu nous écoutais  ?

La jeune fille ne répondit pas et baissa la tête. L'empereur, contrarié, se contenta de passer devant elle.

- Allons rejoindre les convives, maugréa-t-il sans détour.

Père, fille et fils quittèrent donc le bureau et se dirigèrent silencieusement vers la vaste salle de bal.

A leur passage, les deux gardes ouvrirent la porte. 

A peine cela fut fait que les discussions cessèrent et que la foule se tut. Tous les regards se tournèrent vers la famille impériale, qui fit une pause de circonstance avant de lentement reprendre sa marche jusqu'aux trônes situés en haut de la balustrade d'un pas solennel et fier.

L'empereur fut le premier à s'assoir, suivi par ses enfants. Il prit le temps  de s'appuyer sur les bras de sa chaise et de visualiser toute la scène et chaque visage afin de l'immortaliser dans son esprit comme pour mieux en apprécier la fugacité.

Tous les convives étaient immobiles, suspendus à ses lèvres et dans l'attente anxieuse de nouvelles. Même André.

- Mes amis, commença-t-il lentement en balayant la salle du regard, la tragédie a frappé ce jour qui était pourtant sensé être un jour de fête et de communion. On a attenté à la vie de mon fils, en témoigne son bras en écharpe. Il a été poignardé par un soldat de sa propre garde rapprochée.

Un murmure d'effroi parcourut l'auditoire. Le souverain reprit  :

- En tentant de sauver mon fils, Letty a été touchée à l'épaule et elle a perdu beaucoup de sang.  Grâce à elle mon fils est toujours en vie. Elle a été prise en charge par les médecins et subit des soins intensifs afin d'augmenter ses chances de survie. Au nom de mon fils et de ma fille ici présents je tenais à tous vous remercier d'être restés, malgré l'heure tardive, et je souhaite de tout cœur que notre jeune mariée s'en sorte.

•  - Nous allons prier pour vous, Sire !, pouvait-on entendre dans la salle.
•  - Il va s'en dire que je vais diligenter une importante enquête afin que les coupables soient arrêtés et jugés, croyez-moi sur parole, ils paieront  !,proféra l'empereur sur un ton guerrier, mais pour l'heure je tiens à ce que tout le monde s'amuse et passe un bon moment. Musique  !

Et d'un claquement de doigt rapide, il fit signe à l'orchestre placé à sa droite de jouer. Ce dernier s'agita furieusement pour entamer une mélodie très appréciée ces temps-ci appelée «Aurore de l'aube». La cour s'anima et les couples s'élancèrent sur des entre-deux des plus exquis, un ravissement pour les yeux.

Raphaël Belmire VI passa rapidement la main sur sa barbe puis fit signe à son conseiller de venir.

• - Je souhaite voir le Prévôt royal dès demain à neuf-heures, dit-il à l'oreille de William Denever, mettez-le en priorité dans mes audiences de la journée. L'armée devra être passée au peigne fin.
• - Très bien, Votre Majesté, répondit ce dernier, ce sera fait. J'ai aussi fait faire les chambres pour les convives. Vu l'heure tardive, beaucoup ne prendront pas la route ce soir.
• - Bien, la nouvelle de la tentative d'assassinat va se répandre dans tout l'empire et sûrement au-delà. Je tiens à prendre les devants. Autant que cela paraisse dans la presse demain matin. 
• - Je rédigerai l'article ce soir et l'enverrai au «  Regard de la Sittie  » à l’aurore.
• - Précisez bien que le coupable court toujours et que l'état de la future impératrice est actuellement entre la vie et la mort. Cela doit être écrit noir sur blanc.

A ces mots, Eruden jeta un regard noir à son père et Céleste hocha la tête de désapprobation. L'empereur campa sur sa position.

•  - Nos potentiels ennemis ne doivent pas savoir que nous détenons le suspect, se justifia-t-il, ni que Letty a de fortes chances de s'en sortir. De cette façon, s'ils sortent du bois, nous les cueillerons.

Eruden et Letty, même s'ils n'étaient pas totalement d'accord avec la méthode, durent tout de même reconnaître que cela était loin d'être une idée idiote.