Chapitre 7 L'autre homme - Partie 4
Lorsqu'il se tira de son sommeil, les soleils avaient déjà dépassé leur zénith. Il reprit donc sa traque en toute hâte. Après avoir constaté que les deux jeunes avaient levé le camp, il s'enfonça dans les bois en direction de Castelroi. Il connaissait bien le pouvoir de la forêt pour y avoir séjourné quelques fois lorsqu'il était un jeune brigand qui détroussait les voyageurs pour se payer de quoi survivre. C'était avant qu'il se rachète et travaille honnêtement pour la sécurité des habitants de la région. Dans cette forêt sommeillait un esprit, une malveillance, capable de sonder vos peurs et de vous infliger des hallucinations qui se muaient en véritable douleur physique. C'est pourquoi l'homme s'efforçait de faire le vide dans son esprit afin d'y effacer toute pensée et de ne ressentir que le moment présent. Mais ce faisant, il ne fut pas capable de repérer le chemin et il perdit de précieuses heures à revenir sur ses pas, pour ensuite repartir dans la bonne direction.
Il passa encore une nuit dans les bois avant de trouver des marques indiquant que plusieurs personnes étaient passées là. Des traces de pas dans la boue, des branches cassées, des fleurs piétinées et même des miettes de pain. L'homme se demanda si les fugitifs étaient extrêmement confiants ou désespérément stupides. Soudain, en milieu de journée, il entendit des voix. Il se précipita dans leur direction et s'arrêta net quand il reconnut l'endroit.
Il était parvenu au grand pont vers Castelroi et au poste de garde des frères satyres. Ayant eu quelques démêlés avec eux par le passé, il préféra rester en arrière pour observer la scène. Ses deux fugitifs étaient là, et ils semblaient encore une fois en mauvaise posture. Bruggar avait sa tête des mauvais jours, et après quelques paroles échangées, il appela ses frères qui encerclèrent les deux jeunes. L'homme se demanda comment ils avaient pu survivre aussi longtemps dans cette région en étant aussi peu prudents, quand tout à coup, la jeune femme déclara d'une voix puissante qu'elle était une déesse, et une monstrueuse main de pierre sortit du sol pour s'abattre sur les satyres, qui avaient pris la fuite en hurlant.
Notre homme resta là, estomaqué, tandis que les fugitifs immobilisaient Bruggar et déverrouillaient les immenses battants du portail, avant de s'engager sur le pont en direction de Castelroi. Il mit quelques minutes à se secouer, puis sortit de sa cachette et s'avança nonchalamment vers Bruggar, qui éclata de rire en le voyant arriver.
– Tu étais là aussi, ignoble petit pourceau. J'aurais dû me douter que tu étais lié à cette racaille.
– Détrompe-toi, je les poursuis au contraire.
– Toi ? Mais que fais-tu dans cet uniforme ? Tu l'as volé pour un de tes plans foireux ?
– Rigole, mais moi au moins je ne me suis pas fait maîtriser par des gosses. Bon, que peux-tu m'apprendre sur eux ?
– Débrouille-toi.
– D'accord, alors débrouille-toi pour sortir de là, rétorqua l’homme en faisant mine de s’éloigner.
Le satyre grogna.
– Comme tu voudras. Je sais juste que la môme se fait appeler Melodora.
L'homme creusa presque vingt minutes pour libérer le satyre de sa prison de terre. Après s'être dégourdi les pattes, Bruggar revint vers lui et lui dit d'un ton catégorique :
– Je ne te porterais jamais dans mon cœur et on ne sera pas amis, mais ramène-moi ces deux gosses et j'oublierais nos petites querelles du passé.
– Tu perds ton temps, répondit calmement l’homme en remettant en place les manches de sa tunique qu’ils avaient roulées pour travailler. Davies me paie déjà pour les lui livrer.
– Davies ? Ce ver de vase se contentera de les tuer d'un coup de lame ! Non, je veux qu'ils souffrent pour m'avoir humilié comme ils l'ont fait, affirma le satyre en pointant son doigt vers le portail. Je te couvrirai d'or, mais je les veux vivants ! Je me chargerai moi-même de les dépecer.
– Je te promets d'y penser, mais à mon avis ta réaction est démesurée. Ils ne sont pas dangereux, ils cherchent à tout prix à ne pas faire de victimes.
Bruggar lâcha un rire narquois.
– Qui t'a dit que je les trouvais menaçants ? Ils ne me font pas peur, je ne suis pas impressionnable comme mes imbéciles de frères. D'ailleurs il faut que je les retrouve ceux-là...
– Bonne chance, moi je me charge de mettre la main sur nos fugitifs.
Notre homme emprunta donc à son tour le pont en direction de Castelroi. Les deux jeunes avaient pris un peu d'avance mais il était maintenant sur leurs talons. De l'autre côté, le garde Halbarad lui apprit qu'il leur avait conseillé de séjourner à l'auberge de sa femme. Notre homme le remercia et s'abstint de lui dire que ces deux personnes étaient des évadés recherchés morts ou vifs. Il était le seul à avoir été envoyé dans la région, il pouvait donc agir en toute impunité. De plus, demander de l'aide aux gardes de la ville se solderait par un branle-bas de combat qui ne réussirait qu'à faire fuir les deux jeunes.
C'est pourquoi notre homme opta pour la discrétion. Il traversa les quelques kilomètres qui le séparaient de Castelroi, longea le mur d'enceinte et pénétra dans la ville par l'entrée est. Cela lui fit perdre un peu de temps, mais il craignait de tomber nez à nez avec ses fugitifs en passant par la porte ouest. Il se rendit directement à l'auberge et loua une chambre. Il passa d'abord par une autre chambre pour y voler quelques vêtements puis, après s'être changé, il descendit dans la salle principale et commanda une pinte. Il se mêla aux conversations des clients afin de se fondre dans le décor avant l'arrivée plus que probable de ses deux fuyards.
Au fur et à mesure que les soleils déclinaient, les clients affluaient vers l'auberge de Lucy, si bien que la salle fut vite bondée. Notre homme dut jouer des coudes pour se faufiler jusqu'à un tabouret, au bout du bar, d'où il pouvait surveiller l'entrée principale. Il n'eut pas à patienter bien longtemps. À peine sa première pinte terminée, les deux jeunes pénétrèrent dans l'auberge. Ils allèrent directement au comptoir trouver Lucy, qui s'occupait justement de le resservir.
Ils étaient là, à quelques centimètres de lui, et ils ne le regardaient même pas. Il aurait pu en un instant enfoncer sa dague entre les côtes du garçon et profiter de la panique pour tenter de capturer la fille. Son statut de soldat lui permettrait de calmer la situation et de légitimer ses actes. Il aurait pu. Il aurait dû. Mais il n'avait encore jamais tué personne, et sur le moment il n'en eut pas la force. D'autant que selon lui, malgré tous leurs crimes, ces deux jeunes ne méritaient pas de mourir. C'est pourquoi il resta le nez dans sa choppe et ne bougea pas un muscle avant qu'ils se soient éloignés. Il resta là plusieurs minutes à réfléchir, à soupeser les différents aspects du problème, hésitant entre sentiments et sens du devoir.
Lorsqu'il se retourna, ils étaient attablés dans un coin au fond de la pièce, et un homme s'approchait d'eux en titubant. Il se leva de son tabouret, se dirigea vers cet homme, lui appuya avec fermeté sur l'épaule et le fit repartir vers les autres ivrognes présents. Après un instant de réflexion, il retourna chercher sa choppe sur le bar, en but une gorgée, puis il se mit à chanceler vers la table du fond. Il s'écroula lourdement dans la chaise laissée libre et partit dans un rire et des propos qui se voulaient avinés. Il lut dans les yeux de la jeune fille qu'il l'amusait et l'intriguait, mais pas qu'elle le reconnaissait, ce qui le convainquit de poursuivre son plan. Après quelques phrases échangées, notre homme se présenta.
– Tu peux m'appeler Hank beauté.
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