Chapitre 22 Bâtir le futur - Partie 3
Les jours suivants, tous ceux qui ne chassaient et ne pêchaient pas étaient occupés à abattre des arbres et à les débiter en bûches pour le feu ou en planches pour la construction des maisons. Ils se servaient d'outils en pierre que Sin fo avait façonnés, mais ils se brisaient souvent et la jeune femme fut très vite dispensée de toute autre tâche que de fabriquer autant de haches et de marteaux que possible.
Hank n'aimait pas voir sa femme se servir trop fréquemment de ses pouvoirs, c'est pourquoi il passait souvent la voir pour s'assurer qu'elle n'en abusait pas. Sin fo fut d'abord ravie d'avoir un peu de compagnie, mais elle comprit très vite son manège, et bien qu'elle ait décidé d'adoucir un peu son caractère, elle ne supportait pas d'être ainsi surveillée. Après quatre jours de ce petit jeu, elle en eut assez et attrapa Hank dès qu'il arriva vers elle.
– Arrête de me surveiller !
– Qu'est-ce qui te fait croire...
– Ne me prends pas pour une idiote, je te connais ! Tu viens là, tu inventes de faux prétextes, et tu me regardes comme si j'allais tourner de l'œil à chaque instant. Si tu as quelque chose à me dire, dis-le et qu'on en finisse !
– J'ai peur que tu te laisses encore submerger par ton pouvoir. J'ai l'impression que tu ne connais pas tes limites, ou plutôt que tu choisis de ne pas en tenir compte.
– Tu t'imagines que je suis une imbécile, c'est cela ?
– Bien sûr que non, balaya Hank d'un revers de main, simplement que tu veux toujours tout faire seule sans te soucier de ta propre sécurité.
– J'ai eu la même discussion avec Tabatha il y a quelques jours. Il n'y a donc personne qui me fasse confiance ?
– Ce n'est pas une question de confiance, et tu le sais.
– Tabatha au moins a eu l'honnêteté de venir me dire ce qu'elle avait sur le cœur. Pourquoi faut-il toujours que tu aies des secrets pour moi ?
La voix de Sin fo, qui était pleine de colère un instant auparavant, trahissait maintenant toute la peine qu'elle ressentait. Hank la prit dans ses bras et bredouilla des excuses.
– Je m'inquiète pour toi, je veux simplement te protéger.
– Tu n'as pas à être sans cesse derrière moi. J'ai juste besoin que tu me fasses confiance. Crois-tu vraiment que quelque chose d'aussi simple que façonner des outils puisse me mettre en danger ?
– Je n'ai aucune idée de l'énergie que cela nécessite, je te rappelle que tu es la seule à pratiquer la magie. Ceci dit, tout le monde a l'air épuisé ces derniers temps. J'espère que ce n'est pas un début d'épidémie. Avec l'hiver qui approche, nous n'avons vraiment pas besoin de ça.
– Je ne pense pas que vous soyez malades. Vous avez simplement trop de travail. Regarde-moi, je ne fais pratiquement rien de mes journées et je suis en pleine forme.
– C'est vrai que tu as bonne mine, reconnut Hank. Tu dois probablement avoir raison. Bon, je retourne travailler. De ton côté, promets-moi de ne pas faire de bêtises.
– Ne t'en fais pas, je sais que je ne pourrai pas construire l'île toute seule. Je vais devoir chercher un autre moyen d'y parvenir.
Ce qu'elle ne dit pas à Hank, c'est qu'elle avait déjà trouvé cet autre moyen. Depuis quelques jours, la jeune femme s'exerçait en secret à contrôler les flux de magie. L'idée qu'elle avait eue était d'emmagasiner l'énergie en elle jusqu'à ce qu'elle en ait assez pour effectuer le sort qu'elle souhaitait. Elle avait commencé par puiser dans ses propres forces. Les premiers essais ne furent pas concluants. En effet, elle n'avait pas su contenir le flux d'énergie plus de quelques minutes, et elle avait brisé toutes les pierres autour d'elle sans pouvoir contrôler l'énergie.
Petit à petit, elle avait appris à puiser de plus petites quantités d'énergie, ce qui lui permit de mieux les contrôler. Elle avait d'abord laissé l'énergie circuler à travers tout son corps, mais après trois jours d’entraînement, elle était parvenue à la canaliser en un seul point, ce qui évitait de la disperser et d'en perdre.
Deux jours auparavant, Sin fo s'était servie de toute cette énergie et elle avait ressenti un flux plus lumineux et plus pur qu'elle n'en avait jamais connu. Les outils qu'elle avait façonnés alors étaient parfaitement lisses, aucun accroc, aucune fissure même minime n'en gâchaient la pureté. De plus, la densité de la roche s'était grandement améliorée, si bien que personne n'était venu lui demander de nouveaux outils depuis qu'elle leur avait fourni ceux-ci. Sin fo sut à ce moment-là qu'elle était sur la bonne voie.
Malheureusement, la deuxième partie de son entraînement se révéla plus ardue qu'elle ne l'avait pensé. Sin fo savait que si elle se contentait de ses seules forces, il lui faudrait une éternité pour canaliser suffisamment d'énergie pour accomplir un sort d'une grande puissance. C'est pourquoi elle s'exerçait à puiser l'énergie autour d'elle, mais elle avait toutes les peines du monde à capter les flux lointains. Elle ne parvenait pour le moment qu'à ressentir les flux d'énergie à quelques dizaines de mètres d'elle. Elle se servait de temps en temps dans les forces de l'un de ses amis qui passait à sa portée, mais la plus grande partie de l'énergie qu'elle avait emmagasinée, elle l'avait puisée le soir lorsqu'ils étaient tous réunis pour le dîner. C'était pour cette raison que ses amis étaient tous fatigués. Sin fo se dit qu'elle devait faire attention à ne pas trop puiser dans leurs forces, car cela pouvait s'avérer dangereux pour eux.
Dès que Hank fut suffisamment éloigné, Sin fo reprit sa concentration. Stocker ses propres forces lui demandait de moins en moins d'efforts, mais pour capter les forces des autres, elle avait besoin de toute son attention. Elle ferma les yeux et tâcha de faire le vide dans son esprit. Afin de capter toutes les formes de vie aux alentours, elle ne devait plus voir ou entendre, elle devait ressentir. Elle respira calmement, tâchant de ne plus penser à rien. Peu à peu, les sons autour d'elle se firent plus diffus, elle les entendait comme s'ils lui parvenaient de derrière une épaisse fenêtre. Elle ne perçut plus que des bourdonnements, puis ce fut le silence. Seuls les battements de son cœur venaient encore résonner à ses oreilles.
Soudain, un autre battement vint se mêler au sien comme un écho. Il s'agissait de l'énergie qui circulait dans le corps de quelqu'un qui travaillait tout près de Sin fo. La jeune femme puisa un soupçon d'énergie et continua sa prospection. Elle voulait réussir à capter les sources d'énergie plus ténues. Elle affina sa perception et elle entendit bientôt un troisième battement s'ajouter aux autres, puis un autre, puis deux, puis cinq, vingt, cent battements qui s'entremêlèrent pour jouer une symphonie merveilleuse aux oreilles de Sin fo.
La jeune femme ne put réprimer un sourire. Elle sentait toujours une bouffée de bonheur l'envahir lorsqu'elle prenait conscience de toute cette vie autour d'elle. Pourtant elle ne percevait que les sources d'énergie relativement grosses. Des oiseaux, des rongeurs, des poissons nageant près des rives, des arbres ou des gros buissons. Cela ne représentait qu'une infime fraction de tous les êtres vivants produisant de l'énergie magique sur Incuna. Sin fo commençait à s'accoutumer à cet exercice, et elle s'était rendue compte que pour chaque espèce, le flux magique circulait différemment. La jeune femme s'amusait à tenter de reconnaître les différents animaux à leur flux. Elle s'appliqua ensuite à prélever de petites doses d'énergies à chacune des sources dont elle avait conscience.
Brusquement, elle ressentit un choc violent qui faillit lui faire perdre toute concentration. Elle chercha d'où cela pouvait venir, et s'aperçut qu'un des flux était complètement perturbé. Malgré tout, elle crut reconnaître l'empreinte d'un niglant. Elle chercha dans le même périmètre et reconnut sans aucun doute un flux humain. Il s'agissait certainement de Jacob ou Archibald chassant le dîner. Sin fo se concentra à nouveau sur le niglant et aspira toute l'énergie magique qu'il lui restait avant qu'il ne meure et qu'elle ne disparaisse à tout jamais. Dès qu'elle eut terminé, Sin fo relâcha son esprit et rouvrit les yeux. Elle n'avait pas pris beaucoup d'énergie, mais elle ressentait toujours une sensation de dégoût lorsqu'elle arrachait la dernière goutte d'énergie d'un être vivant. Elle savait que ce niglant était condamné, et qu'elle avait peut-être même abrégé ses souffrances, mais elle n'aimait pas cette sensation de néant qui accompagnait la mort. La jeune femme eut du mal à réprimer un sanglot, et elle sentit son flux magique qui commençait à s'éparpiller. Elle se ressaisit et parvint à garder le contrôle.
Elle décida de s'arrêter là pour la journée. Attrapant une des haches qu'elle avait fabriquées deux jours plus tôt, elle partit en direction de la forêt. Elle s'éloigna de l'endroit où travaillaient ses amis, marcha un peu dans le bois, et dès qu'elle fut sûre d'être seule, elle choisit l'arbre le plus imposant qu'elle put trouver et lui assena un coup de hache avec toute la force dont elle était capable. Le choc lui vibra dans les bras pendant quelques secondes, mais elle ne s'arrêta pas et enchaîna les coups à une cadence soutenue, sans tenir compte de la fatigue ou de la douleur. Elle travailla ainsi pendant plus d'une heure, et elle avait coupé près de la moitié du tronc lorsque sa lame se ficha dans le bois, et qu'elle n'eut plus la force de l'en retirer. Elle se laissa tomber sur le sol humide et passa plusieurs minutes à reprendre son souffle en massant ses bras endoloris. Elle était à bout de forces, mais elle avait réussi à se vider l'esprit. Elle se releva douloureusement et retourna à la hutte à petits pas. Elle croisa Hank qui la regarda en fronçant les sourcils, mais ne lui fit aucune remarque.
Le soir, autour du feu, elle reprit ses exercices et s'aperçut que les flux d'énergie de ses amis présentaient d'infimes nuances. Un flux humain était radicalement différent d'un flux animal ou végétal, mais chaque personne possédait ses propres caractéristiques. Sin fo se mit en tête de retenir ces nuances, afin de pouvoir identifier chaque personne, même à distance.
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