Chapitre 28 La bataille de Ts'ing Tao - Partie 3
Tandis que l'hembra cherchait la lucarne, Hank regarda l'autre côté de la place. Pour autant qu'il pouvait en juger, il n'y avait personne sur les toits, mais les lumières de plusieurs maisons étaient éteintes, ce qui, Hank l'espérait, devait signifier que leurs occupants avaient suivi Ryban et se regroupaient avant de se lancer à l'attaque des djaevels.
- On a un problème, dit soudain l'hembra. Il n'y a pas de lucarne.
- C'est une plaisanterie ?
Hank fit le tour de toit et poussa un juron.
- Pourquoi justement ici ? Pourquoi ces imbéciles n'ont pas mis d'accès au toit ?
- On change de plan ?
Hank réfléchit un long moment, mais il finit par se rendre à l'évidence.
- Non, si nous ne faisons pas ce qui était convenu, votre femme et nos amis seront en danger. Il faut qu'on rentre dans l'auberge. Cherchons un accès.
Après avoir refait le tour du toit, Hank finit par conclure :
- Il va falloir passer par la fenêtre.
- C'est très dangereux.
- Ça l'est moins que d'essayer de passer devant deux mille djaevels pour atteindre la porte.
- Regardez, la fenêtre est près de deux mètres sous la corniche, et elle est probablement verrouillée.
- Ça ce n'est pas un problème. Ce n'est que du verre après tout, répondit Hank en haussant les épaules.
- Comment comptez-vous l'atteindre ?
Hank se pencha une nouvelle fois au dessus du vide et regarda le mur aussi attentivement que la lumière blafarde le lui permettait.
- Je n'y arriverais pas seul, le mur est trop lisse, il n'y a aucun point d'appui.
- Comment procédons-nous ?
- Vous allez me retenir, et je me laisserais glisser jusqu'à la fenêtre.
L'hembra s'allongea à plat ventre sur les tuiles, la tête vers le bas, juste au dessus de la fenêtre. Hank s'allongea à sa droite, mais le long de la gouttière et la tête tournée vers l'hembra. Ils se cramponnèrent l'un à l'autre par les poignets, et Hank passa sa jambe droite dans le vide. Il posa son pied contre le mur et le laissa glisser sur la paroi jusqu'à trouver une aspérité. Il y prit appui, d'abord avec précaution, puis plus résolument, et enfin de tout son poids. Il bascula son autre jambe dans le vide, mais la pierre sur laquelle il se tenait se déchaussa et alla s'écraser sur le pavé, et Hank aurait subi le même sort si l'hembra ne l'avait pas retenu in extremis. Le jeune homme baissa la tête et la releva très vite. Il était suspendu par les bras à près de dix mètres du sol, et la perspective de la chute ne l'enchantait pas du tout. Les poignets de Hank le faisaient affreusement souffrir, non seulement à cause de la gravité qui le tirait vers le bas, mais aussi parce que l'hembra, sous l'effet de la surprise, lui avait inconsciemment planté les ongles dans la peau pour le retenir. Les hembras n'étaient pas pourvus de griffes, mais leurs ongles étaient néanmoins plus longs que ceux des humains, et le sang de Hank avait commencé à couler entre les doigts de l'hembra. Attiré par le poids de Hank, l'hembra glissa sur les tuiles et se retrouva avec les bras pendant complètement dans le vide. Les jambes de Hank étaient désormais au niveau de la fenêtre.
- Il devient urgent de faire quelque chose, dit l'hembra. Balancez-vous.
- La fenêtre est encore trop basse.
- Je ne tiendrais plus longtemps. Balancez-vous !
Hank s'exécuta et commença à bouger son corps d'avant en arrière. À chaque oscillation, il sentait qu'il glissait de quelques millimètres dans les mains de l'hembra. Quand il estima avoir pris assez d'élan, il tendit ses deux jambes devant lui et s'élança de tout son poids contre la fenêtre. Le panneau de verre éclata et Hank se retrouva propulsé à l'intérieur. Il sentit que l'hembra le retenait, puis la résistance s'évanouit, et il s'écrasa au sol au milieu des débris de verre. Dans sa chute, il avait entraîné l'hembra qui était passé par dessus la gouttière. Hank roula sur le ventre et tendit le bras à l'extérieur juste à temps pour saisir la main de l'hembra. Hank se cramponna au cadre de la fenêtre, puis il remonta l'hembra. Une fois celui-ci à l'intérieur, ils s'assirent tous deux dos au mur pour reprendre leur souffle.
- Merci de ne pas m'avoir laissé tomber, dit l'hembra.
- Vous avez l'art de choisir vos expressions, plaisanta Hank. Nous sommes quittes, pour le moment.
Hank tendit le bras et attrapa le drap sur le lit à côté d'eux. Il le déchira en plusieurs morceaux, dont il se servit pour bander ses poignets meurtris. L'hembra quant à lui se banda la cuisse, qui avait été éraflée par les tuiles. Ils quittèrent ensuite la chambre et descendirent les escaliers.
L'auberge, d'habitude si animée, connaissait ce soir-là une ambiance bien maussade. Seul un plafonnier avait été allumé, et des bougies étaient posées sur les tables, mais cela n'éclairait que faiblement la pièce. L'atmosphère de la grande salle était d'ordinaire si chargée de cris et de rires que l'on avait peine à entendre les bardes. Mais ce soir-là, les musiciens avaient tu leurs instruments, et on n'entendait que les chuchotements et les gémissements des blessés, et les coups sourds que les djaevels portaient contre la porte. Hank jeta un regard circulaire et compta près de cinquante personnes présentes dans la salle. Les froides soirées d'hiver, Roussel n'avait pas trop de mal à remplir son auberge. C'était une aubaine pour Hank, car il allait pouvoir mettre son plan à exécution. Hank repéra Archibald dans un coin. Il était avec Maxou, Ellis et leur fille. Hank tapa sur l'épaule de l'hembra et lui dit :
- Encore merci pour votre aide. Prenez quelques minutes de repos, demandez à Roussel de vous offrir un verre, sur mon compte. Goûtez donc la bière, il la produit lui-même et elle est encore meilleure que celle qu'on a fait venir du centre du royaume. Je dois aller parler avec des amis, je vous rejoindrais après. Tenez-vous prêt pour la suite.
Hank rejoignit ensuite Archibald en tentant d'être le plus discret possible. Il ne voulait pas être reconnu, car il souhaitait parler à son ami avant d'exposer son plan à tout le monde. Heureusement - si l'on peut dire - les gens étaient trop faibles, trop fatigués, ou trop apeurés, pour se rendre compte de sa présence. Hank traversa ainsi toute la salle et vint s’asseoir à la table de Archibald.
- Salut Archie, tout le monde va bien ?
- Hank ! Je ne savais pas que tu étais là.
- Je viens d'arriver.
- Comment ? Ça s'est calmé dehors ?
- Non, j'ai pris un chemin détourné. Il y a des blessés ?
- Pas chez nous, mais quatre personnes ont été tuées dehors, et deux autres ont été mordues en tentant de fermer la porte. On a réussi à les tirer à l'intérieur de justesse et à barricader l'entrée. Heureusement, il n'y avait presque personne dehors quand ces monstres ont attaqué.
- Attends, tu as dit mordues ? Tu veux dire...
- Oui, par les djaevels, mais ils ne sont pas morts. Ils n'ont été touchés que très légèrement.
- Ils ne se sont pas transformés ?
- Apparemment pas. La plaie n'est peut être pas assez profonde. Mais on les a quand même isolés, par mesure de précaution. Ils sont enfermés dans une pièce au fond, et Debbi est restée avec eux pour les surveiller.
- Debbi ? Crois-tu qu'elle saura se débrouiller ?
- Ils ne sont que deux et ils sont blessés, ça devrait aller. Et puis, ils sont des nôtres.
- Pour l'instant...
Ils se turent et regardèrent gravement la porte du réduit, comme s'ils s'attendaient à en voir surgir deux djaevels d'un instant à l'autre. Ce fut Maxou qui brisa le silence pour demander :
- Tabatha n'est pas avec vous ?
- J'espérais la retrouver ici. Elle est passée chez moi dans l'après midi, puis elle est allée rejoindre Sin fo, près des bois.
- D'après les blessés, c'est de là que les djaevels sont arrivés.
Hank sentit sa gorge se serrer. Évidemment, les djaevels n'avaient pu venir que du sud. Il semblait maintenant certain que Tabatha et sa femme s'étaient retrouvées sur leur chemin. Il connaissait la force de Sin fo, mais les djaevels étaient bel et bien parvenus jusqu'ici, et personne n'avait vu Sin fo. Hank se sentit pris de nausée. Il était terrifié comme jamais, mais il n'avait pas le droit de baisser les bras.
- Est-ce que ça va, s'inquiéta Ellis.
- Non, non ça ne va pas. Est-ce que quelqu'un a prévu quelque chose pour combattre ?
- Regarde autour de toi. Est-ce que tu vois de la détermination sur ces visages ?
- Il va bien falloir qu'on se bouge ! On ne va pas rester là indéfiniment. Archie, Maxou, vous êtes avec moi ?
- Évidemment, répondirent-ils en chœur.
Hank leur adressa un sourire, puis il se leva et se mit debout sur la table. Il tapa dans ses mains et cria pour obtenir l'attention de tout le monde.
- Mesdames, messieurs, mes amis, écoutez-moi ! Je ne tournerai pas autour du pot, il faut combattre.
Quelques protestations s'élevèrent dans la salle. Hank tendit les bras pour les faire taire.
- Je sais ce qui nous attend dehors, et j'ai aussi peur que vous, mais nous n'avons pas le choix. Plusieurs des nôtres sont déjà morts, nous devons les venger. Il y a ici des femmes et des enfants, nos femmes et nos enfants, nous devons les protéger ! Je veux que tous ceux capables de tenir sur leurs jambes et de tenir une arme se tiennent prêts à me suivre. Les autres resteront ici pour s'occuper des enfants et des blessés.
- Ils sont trop nombreux, objecta une femme près du comptoir. Ce serait du suicide que de vouloir sortir.
- Vous croyez que je ne m'en suis pas rendu compte ? J'aurais pu rester cloîtré chez moi, mais je suis sorti, et je me suis mis en danger pour venir jusqu'ici. Je ne pourrais pas vous sortir de là si vous ne m'aidez pas. Ils sont très nombreux, c'est vrai, c'est pourquoi nous devons les attaquer tous ensemble.
Hank pointa du doigt vers la fenêtre.
- De l'autre côté de la place, nos voisins, nos amis, sont déjà en train de s'organiser. À mon signal, ils sortiront et tenteront de tuer un maximum de djaevels. Nous sortirons en même temps, pour forcer ces monstres à combattre sur deux fronts.
- Vous comptez sur l'effet de surprise ?
- Non, car les djaevels ne pensent pas, ils ne réagissent qu'à l'instinct. Ils n'élaborent pas de stratégie, donc notre attaque ne les surprendra pas.
- Alors à quoi bon ?
- Pour ne pas nous laisser submerger. Je ne sais pas exactement combien ils sont là-dehors, mais je préfère n'en avoir que la moitié à combattre. De plus, ils sont tellement massés les uns contre les autres qu'ils auront du mal à bouger convenablement. Ils seront moins rapides, et plus faciles à toucher. Une dernière chose : visez la tête, c'est le seul moyen de les abattre. Ils ne sentiront aucune autre blessure.
- Comment peut-on tuer des créatures qui ne ressentent pas la douleur ?
- Justement parce qu'ils ne la sentent pas. Ça les rend imprudents et donc vulnérables. Ils ne sentent rien, mais leur corps est fait de chair. Si vous les blessez aux jambes, ils ne pourront plus marcher. En revanche, ils continueront à essayer de vous mordre, alors je le répète, visez la tête.
- Comment est-ce qu'on fait ?
- Ça dépend de l'arme que vous avez mais...
- Non, je veux dire vous avez bien un plan ? J'espère que vous n'imaginez pas juste sortir et voir comment ça se passe.
- Non bien sûr. Avant tout, y a-t-il des hembras dans la salle ?
Quelques voix ainsi que quelques mains se levèrent.
- Bien. Y en a-t-il parmi vous qui auraient des pouvoirs susceptibles de nous aider à combattre ?
Hank attendit une réponse pendant quelques secondes. En vain.
- Tant pis, nous ferons sans.
Hank interpella l'aubergiste.
- Roussel, sors-moi des bouteilles.
- Tu veux boire maintenant ?
- Moi non, mais si quelqu'un veut prendre un verre pour se donner du courage, ne vous gênez pas. N'en abusez pas, vous aurez besoin d'avoir l'esprit clair et le bras sûr. Roussel, sors moi tes alcools les plus forts, autant que tu pourras en trouver, et monte-les à l'étage. J'aurais besoin de quelqu'un capable de lancer fort et de viser juste.
Une femme hembra se porta volontaire.
- Très bien. Aidez Roussel avec ses bouteilles et attendez-moi là-haut.
Tandis qu'elle s'éloignait en direction du comptoir, Hank s'adressa une dernière fois à l'assemblée.
- Trouvez des armes et de quoi vous défendre. N'importe quoi, pourvu que vous puissiez tuer les djaevels. Préparez-vous, je vous rejoins dans quelques minutes.
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