Chapitre 34 Retour en arrière - Partie 4
Hank oublia alors la promesse qu'il s'était fait de faire table rase du passé, et partagea ses souvenirs avec sa femme.
- En réalité, l'homme auquel je pensais n'était pas mon véritable père. Je n'ai pas connu mon vrai père. C'était un brigand selon ma mère, une sorte de bandit de grand chemin. Le genre d'homme qui passe sa vie sur le fil, et la termine au bout d'une corde. Ma mère m'a toujours dit qu'il l'avait séduite et abandonnée quand elle lui a appris qu'elle était enceinte. Je l'ai crue pendant longtemps, et j'ai partagé sa rancœur à l'égard de mon père. En grandissant, je me suis rendu compte que ma mère était loin d'être irréprochable elle aussi. Elle buvait beaucoup, plus que de raison, et elle ne s'occupait pas vraiment de moi. Elle travaillait, je ne sais plus ce qu'elle faisait exactement, mais son salaire ne suffit bientôt plus. Quand elle devait choisir entre se payer une bouteille ou acheter à manger... Bref je n'ai pas eu une enfance très agréable. Un jour j'en ai eu assez et je suis parti, en la laissant là. Je ne sais pas si elle m'a cherché, je ne sais même pas si elle s'est rendue compte de mon départ.
- Quel âge avais-tu ?
- Entre neuf et dix ans, je crois.
- Si jeune ? Comment as-tu fait pour survivre ?
- J'avais déjà appris à me débrouiller. Pendant quelques temps, j'ai traîné dans mon village, je faisais la manche, je rendais service aux gens en échange d'une pièce ou d'un repas. Un jour des saltimbanques sont venus faire leur représentation sur la place du marché. J'étais fasciné par tous ces personnages, les acteurs, les prestidigitateurs, les funambules, il y avait même un dresseur d'ours. Sans hésiter, je les ai suivis quand ils ont quitté le village. Ce sont des gens à part, avec leurs propres codes, et ils ont l'habitude d'accueillir des orphelins. Je n'ai donc eu aucun problème pour m'intégrer. Bien sûr, j'ai dû gagner mon pain. J'ai commencé par des petits travaux, je nettoyais les costumes pour les acteurs, je m'occupais de l'ours, le funambule m'a même appris quelques trucs.
- C'est sans doute pour cela que tu grimpes aussi souvent sur les toits des maisons.
- Chacun ses talents. Celui qui s'occupait le plus des enfants, c'était le prestidigitateur. Il nous apprenait à vider les poches des spectateurs sans qu'ils s'en rendent compte. Ça m'a un peu rebuté au début, mais ça fait partie du jeu. Finalement j'étais très doué à ce jeu là. Malheureusement, après environ deux ans, des gardes se sont chargés de donner suite aux plaintes des habitants des villages que nous avions visités. Ils ont arrêté tout le monde.
- Tu as fait de la prison ?
- Pendant quelques temps. Mais comme j'étais un enfant, ils m'ont relâché très vite. J'étais de nouveau seul, et dans une ville que je ne connaissais pas. J'ai tenté de trouver du travail, mais la réputation des saltimbanques me ferma toutes les portes. J'ai pris la route, et pour survivre, j'ai fait ce que je savais faire. Les années ont passé, je menais ma vie comme ça, changeant souvent d'endroit, quand ma tête commençait à être trop connue des gardes de la région. Je m'étais plus ou moins établi dans le sud du royaume. Le climat y était clément, les voyageurs nombreux, et les gardes faciles à semer. Je suis vite devenu leur bête noire. Il y avait même une récompense plutôt conséquente pour ma capture, dit Hank avec une petite pointe de fierté dans la voix. Un jour, une troupe de soldats s'est lancée à mes trousses. Je me suis caché en forêt, mais ils m'ont suivi. Ils se sont séparés pour couvrir plus de terrain. Je pensais les avoir semés, mais l'un d'eux m'a trouvé et m'a blessé à la jambe avant que j'ai pu réagir. J'ai réussi à m'en débarrasser et à m'échapper.
En entendant ces derniers mots, une ombre passa sur le visage de Sin fo. Elle brûlait d'envie, autant que de peur, de lui demander ce qu'il entendait par ''débarrasser'', mais elle ne lui posa aucune question. Elle avait attendu si longtemps qu'il lui parle de son passé, elle ne voulait pas qu'il se braque et refuse de lui en dire plus.
- J'ai passé plusieurs jours en forêt, sans oser en sortir, mais ma blessure m'empêchait de chasser, et en hiver, la nourriture est rare dans les bois. J'ai fini par me rendre au village le plus proche. Je comptais voler un peu de nourriture, et des vêtements chauds, mais l'homme chez qui je m'étais introduit m'entendit fouiller ses affaires et m'empêcha de m'enfuir. J'ai essayé de combattre, mais il m'a mis au tapis en un seul coup. Quand je me suis réveillé, j'étais allongé dans un lit, et attaché. L'homme est rentré dans la pièce au même moment. Il m'a expliqué qu'il ne pouvait pas me laisser partir, parce que je devais soigner ma jambe. Je l'ai insulté, il m'a demandé de me calmer, j'ai crié, et il m'a bâillonné. Il a examiné ma blessure, s'est retroussé les manches, a versé de l'alcool dessus, et a recousu la plaie en quelques instants. Je n'avais jamais eu aussi mal de ma vie. Il m'a ensuite fait un bandage et est ressorti de la pièce sans un mot. Pendant quelques jours, il m'a gardé chez lui, toujours attaché. Il vérifiait ma blessure, me donnait à manger, et ne disait presque rien. Grâce à ses soins, j'ai très vite cicatrisé, et je lui ai demandé de me relâcher. Je pensais qu'il allait refuser, et me faire arrêter pour avoir tenté de le voler, mais il m'a détaché et m'a laissé partir. Avant que je sorte, il m'a proposé de rester avec lui. Je ne sais pas pourquoi, mais il avait confiance en moi. Il m'a sauvé la vie, dans tous les sens du terme. Ma blessure avait commencé à s'infecter, et elle m'aurait été fatale s'il ne m'avait pas soigné. Et il m'a permis de me remettre dans le droit chemin avant de commettre des actes véritablement inexcusables. Il avait une bonne position dans la ville où il habitait, et c'est grâce à lui que j'ai pu racheter mes fautes et devenir sol...
Hank s'arrêta au milieu de sa phrase et se passa la main sur le front. La fièvre le rendait trop bavard et imprudent. Il avait failli avouer à Sin fo qu'il avait été soldat. Si elle l'apprenait, elle pourrait douter de ses intentions à son égard lorsqu'ils s'étaient rencontrés. Hank fit mine de tousser et reprit sa phrase :
- Devenir celui que je suis aujourd'hui.
Hank toussa à nouveau, mais cette fois, il ne fit pas semblant. Il avait la bouche incroyablement sèche. En regardant vers l'horizon, à sa droite, il vit que les soleils se levaient.
- Je ne pensais pas qu'il était si tard, ou si tôt ce matin, dit-il à Sin fo en lui désignant l'est d'un mouvement de tête.
- Le temps passe plus vite en parlant qu'en ruminant ses pensées. Je suis heureuse que tu l'aies fait, dit-elle avec un sourire tendre.
- Oui, moi aussi. Je suis désolé de ne pas l'avoir fait plus tôt, mais ces souvenirs étaient trop douloureux. J'étais si heureux avec toi que je voulais tourner la page sur cette enfance misérable et enfin vivre ma vie.
- Étais, demanda Sin fo avec un sourire.
- Je suis très heureux, bien sûr.
- N'as-tu jamais eu envie de retourner dans le sud, pour revoir cet homme ?
- Ce n'est plus possible, il est mort quelques années avant que je te rencontre. Je n'ai plus rien qui me rattache à cette vie.
Sin fo resta silencieuse une minute, avant de dire à voix basse :
- Il semblerait que nous ayons au moins cela en commun.
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