Chapitre 37 Rapport de mission - Partie 3
Le vieux Kundall maugréa mais s'exécuta. Il marchait lentement et le dos courbé, mais cela arrangeait l'homme, à qui chaque pas provoquait des douleurs dans tout le corps. L'homme n'était pas venu depuis très longtemps, mais jamais il n'avait vu le palais dans un état si lamentable. Même lorsqu'ils avaient attaqué la ville et mis le palais à sac, il ne régnait pas un tel chaos. Tout le mobilier était retourné ou bien tiré au milieu de la pièce, les tapis étaient tachés, les tentures pendaient piteusement sur des tringles de travers, et surtout, des djaevels déambulaient dans les couloirs en poussant des râles plaintifs.
L'homme n'aimait pas la façon qu'ils avaient de le regarder. Il leur ordonna d'une voix forte de le laisser tranquille, mais ils ne réagirent pas. D'habitude, les djaevels baissaient la tête devant lui et certains s'éloignaient même sur son passage, mais ceux-ci continuaient de le regarder avec une lueur d'envie dans le regard. Le vieux Kundall rit doucement.
- Ces bougres fonctionnent à l'instinct. On dirait qu'ils ont compris que votre autorité n'était plus qu'un souvenir.
- Il m'en reste sûrement encore assez pour leur ordonner de vous dévorer, alors cessez de jouer avec moi.
- Seul le maître peut leur donner des ordres, et il est totalement satisfait de mes services.
- Profitez-en bien, ça ne durera pas toujours. J'espère juste être là le jour où vous ravalerez votre arrogance.
Kundall se retourna pour lui jeter un regard assassin, mais ne répondit rien. Ils étaient arrivés devant l'ancien cabinet du roi, la pièce où le nouveau maître des lieux convoquait ses serviteurs. Kundall frappa trois coups et attendit une bonne minute avant d'obtenir une réponse. Bien que terrifié à l'idée de devoir s'expliquer devant son maître, l'homme savoura cet instant pendant lequel le vieux majordome était ignoré et rappelé à sa place.
Enfin une voix forte leur dit d'entrer. Kundall ouvrit la porte et s'écarta pour laisser passer l'homme et son lopvent. Il se tourna ensuite vers son maître et attendit les mains croisées dans le dos. Le sorcier était assis derrière un bureau et semblait étudier une carte. D'un signe de main, il désigna la porte.
- Monseigneur, j'avais pensé que vous pourriez avoir besoin de moi, dit le vieux Kundall d'une voix pleine d'espoir en regardant l'homme.
Son maître plaqua brutalement sa main sur son bureau, leva la tête et lui répondit d'une voix glaciale :
- Je n'avais pas prévu de te tuer aujourd'hui, mais je peux encore changer mes plans.
- Je serais tout à côté monseigneur, s'empressa de dire le majordome en s'inclinant, avant de sortir à toute vitesse.
Le sorcier baissa à nouveau la tête vers son bureau. L'homme resta debout en silence, malgré la douleur qui irradiait de ses blessures. Il savait que son maître le testait. S'il montrait le moindre signe de faiblesse ou d'impatience, il était perdu. Enfin, après ce qui lui sembla une éternité, son maître reprit la parole calmement.
- Tu as toujours su me surprendre. Je m'enorgueillis de connaître les hommes, et pourtant tu m'as pris au dépourvu. Lorsque j'ai appris que tu étais au palais, je me suis demandé comment tu avais pu couvrir une telle distance en si peu de temps. Je me suis plongé dans mes cartes, sans pouvoir trouver d'explication. Bien sûr, tu es venu par les airs. Je n'avais pas pensé à un lopvent. Il en reste très peu dans le royaume. C'est une vraie chance d'en avoir trouvé un. Il y a une autre chose à laquelle je n'avais pas pensé. Je ne pensais pas que tu abandonnerais de la sorte toute une armée de djaevels !
- Maître, je...
- Silence ! Je n'ai que faire de tes excuses. Tu as failli à ta mission. Les djaevels, ce n'est pas grave. Je peux les envoyer ailleurs ou les faire revenir sans toi.
Le sorcier se leva et fit le tour de son bureau. Il vint se placer à côté de son serviteur et regarda Maxou, toujours inconscient sur le lopvent.
- Te moquerais-tu de moi ? Je te demande une princesse, et tu me ramènes un paysan ?
Il tendit son bras devant lui, et l'homme fut soulevé à quelques centimètres du sol. Ce dernier se sentit suffoqué, mais il résista à l'envie de porter les mains à sa gorge. Il rassembla ses dernières forces pour tenter de s'expliquer :
- J'ai rencontré de puissants ennemis et j'avoue avec honte que j'ai dû prendre la fuite. Mais ce jeune homme est un ami de la princesse. Peut être même son amant. Il s'est mis en danger pour...
L'homme ne parvint pas à finir sa phrase. Il n'avait plus d'air, il étouffait. Soudain, son maître relâcha son emprise et il s'effondra sur le sol comme une poupée de chiffon. Il toussa plusieurs fois et sentit avec bonheur l'oxygène pénétrer à nouveau dans ses poumons. Sans montrer la moindre compassion, son maître l'enjamba et retourna s'asseoir. Penché sur son bureau, il se caressait le menton de la main droite lorsqu'il reprit :
- C'est bien pensé. Tu as échoué, mais tu as tenté de te racheter. Si elle a hérité du sens de l'honneur insensé de son père, la princesse ne laissera pas mourir un homme qui l'aime sans réagir. Mes plans sont retardés, mais pas contrariés.
Le sorcier releva la tête et vit que son serviteur était toujours allongé sur le sol. Il éclata de rire et lui dit en se moquant :
- Tu es dans un piteux état. Tu vois ce qu'il en coûte de s'opposer à mes décisions. Tu t'es cru suffisamment fort pour faire ce que tu voulais. Comment te sens-tu sans les pouvoirs que je daigne t'accorder ? Avais-tu oublié que ces pouvoirs avaient un prix, continua-t-il en se relevant. J'attends de toi une obéissance aveugle. Si je te dis de sauter, tu sautes. Si je te dis de courir, tu cours.
Le sorcier prit le menton de l'homme dans sa main et tourna son visage vers lui.
- Et quand je te dis de ne pas tuer une personne, c'est parce que j'ai tout intérêt à ce qu'elle reste en vie.
Le sorcier enfonça sa main dans la blessure de son serviteur, qui poussa un long cri de douleur. Quelques secondes plus tard, il retira promptement sa main, et la douleur disparut presque instantanément. L'homme roula ses guenilles et s'aperçut que son corps était recouvert d'une couche de peau blanchâtre aux endroits où il avait été blessé. De plus, il avait recouvré ses forces, et il ressentait à nouveau la présence de son maître dans sa tête. Tandis qu'ils se relevaient, ce dernier lui expliqua :
- Tu as trop longtemps compté sur ta force, et cela t'a rendu imprudent. Mon petit cadeau devrait palier cette faiblesse.
- Comment est-ce possible ?
- Tes os te serviront désormais d'armure et te protégeront de toutes les blessures. Si tu rencontres à nouveau quelqu'un capable de te blesser, tes os s'étendront et se solidifieront pour refermer instantanément tes plaies. En somme, chaque blessure te rendra plus fort.
L'homme tâta son ventre et sentit que la couche d'os solidifiée était en effet dure comme de la pierre.
- Merci mon maître pour ce cadeau inestimable, dit l'homme en s'inclinant. Je ne vous décevrais plus.
- J'en suis sûr, tu sais ce qu'il t'en coûterait.
- Maître, je ne veux pas juger vos choix, et je ne doute pas que vous ayez vos raisons, mais pourquoi avoir épargné les deux paysans qui ont contrarié ma mission ?
- Justement parce qu'ils m'ont résisté. Tu l'as vu dans leur village, cet homme est un meneur, et un homme d'action. Persuadé de sa force ou de sa chance, il va venir au devant de moi, et tous les cloportes qui se terrent à ses côtés le suivront. En vivant paisiblement, ces gens me résistent. La révolte couve dans leurs cœurs, et cet homme est capable de les embraser. Pourquoi me fatiguerais-je à les traquer dans tout le royaume alors que je peux attendre qu'ils viennent tous se briser sur mes murs ? Retire-toi maintenant, je te ferais savoir quand j'aurais besoin de toi.
L'homme s'inclina avec respect et s'apprêta à sortir. La main sur la poignée, il jeta un œil sur le lopvent, paralysé par une peur instinctive, et Maxou toujours ligoté et inconscient.
- Puis-je vous poser une dernière question maître ?
- Fais attention de ne pas abuser de ma patience.
- Qu'allez-vous faire du garçon ?
- T'inquiéterais-tu pour lui, demanda le sorcier d'une voix sarcastique.
L'homme quitta la pièce sans attendre la réponse à sa question.
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