Chapitre 38 Un thé au coin du feu - Partie 2
Ils ne mirent que quelques minutes à traverser le quartier nord de Ts'ing Tao et à atteindre la maison de Tabatha. C'était une petite bâtisse de pierre et de bois, semblable à toutes les maisons de Ts'ing Tao, à l'exception près qu'elle était une des rares à ne pas posséder d'étage. La maison semblait ainsi écrasée entre les autres maisons voisines, mais cela lui conférait également un aspect douillet, confortable, comme un cocon dans lequel se glisser. Elle pouvait sembler fragile au milieu des bâtisses plus grandes, mais Sin fo s'était elle-même occupée de l'édification des murs, et il se passerait de nombreuses années avant même qu'ils ne se lézardent.
C'était Tabatha elle-même qui avait insisté pour que sa maison ait cette taille, et Sin fo et Hank s'étaient souvent demandés si elle avait voulu cacher ses origines en habitant une maison si petite, ou si au contraire c'était une pointe d'orgueil qui l'avait poussée à ne pas faire comme tout le monde. Avec son caractère malicieux, Tabatha avait toujours refusé de leur répondre.
Sin fo récupéra la clé dissimulée dans un creux au dessus de la porte et ils entrèrent tous les uns derrière les autres. Hank déposa Tabatha dans son lit et la recouvrit d'une couverture. Il sortit de la chambre en se frottant vigoureusement les mains. La maison n'avait pas été chauffée depuis quatre jours, et le froid était presque aussi mordant qu'à l'extérieur.
Sin fo et Archibald étaient tous deux assis à la table dans la pièce principale et évitaient de se regarder. Archibald tapotait sur la table avec ses doigts, et Sin fo regardait la tenture fixée au mur. Elle représentait deux visages, un homme et une femme, entourés des armoiries de la famille royale. Tabatha n'était pas une tisseuse hors pair, mais on pouvait voir qu'elle ressemblait autant à sa mère qu'à son père.
- Elle dort paisiblement, annonça Hank pour briser le silence.
Il tira une chaise et s'assit lourdement dessus. Il s'affaissa contre le dossier et se passa les mains sur le visage.
- Ça ne va pas, s'inquiéta Sin fo.
- Si, si, ça va. Je suis juste fatigué. Ce n'était peut être pas très prudent de porter Taby sur la moitié de la ville.
- Il y a à peine une heure que tu es réveillé, ce n'était déjà pas raisonnable de te mettre debout.
- Pourtant je suis soigné.
- Oui tes fractures ont été ressoudées et tes blessures refermées, mais tu avais perdu beaucoup de sang, et il va te falloir beaucoup de repos pour récupérer complètement.
- Ça va être difficile de dormir ici, il n'y a qu'un seul lit.
- C'est vrai que nous aurions été mieux installés chez nous. Ce n'est pas grave, nous irons chercher un matelas plus tard, et puis ce n'est que pour quelques jours. La priorité c'est de chauffer la maison. Cette pièce est tellement froide que j'ai l'impression de ne pas être redescendue de la montagne.
Archibald frappa soudain du poing sur la table.
- Vous vous fichez de moi tous les deux ? Vous croyez que j'ai du temps à perdre ? Je vous ai suivis jusqu'ici uniquement pour que vous me parliez de mon fils, et vous discutez comme si on était en train de prendre le thé !
- Du thé, c'est une bonne idée, répondit simplement Sin fo en se levant.
Hank se pencha par dessus la table et posa sa main sur le poignet de Archibald pour l'empêcher de s'emporter de nouveau.
- Essaie de nous comprendre, lui dit-il. On a passé des jours difficiles, en particulier Sin fo.
- Qu'est-ce que tu racontes ? Elle était en pleine forme quand elle est arrivée en ville.
- C'est son pouvoir qui la maintenait debout. Mais est-ce que tu peux imaginer ce qu'elle a pu ressentir, seule pendant deux jours en montagne, avec sa famille gravement blessée à s'occuper ? J'ai failli mourir là-bas, et pourtant je sais que j'ai eu plus de chance qu'elle.
Sin fo achevait d'allumer un feu dans la cheminée. Elle disposa une grille en travers de l'âtre et déposa une cruche pleine d'eau sur la grille. Hank se pencha un peu plus et reprit :
- On vient juste de rentrer. On a besoin d'un peu de temps pour... Je ne sais pas comment dire. Pour décompresser, pour oublier. Pour faire quelque chose de normal. Je comprends que tu sois inquiet. Sache simplement que Maxou est en vie. Laisse-nous quelques minutes pour souffler, et on te racontera tout, c'est promis.
Archibald s'affaissa sur sa chaise, comme si un poids énorme venait de quitter ses épaules. Sin fo courut à petit pas depuis la cheminée jusqu'à la table, sur laquelle elle déposa la cruche d'eau violemment, en en renversant la moitié à côté. Hank et Archibald se reculèrent juste à temps pour ne pas être ébouillantés par les éclaboussures.
- Désolée, dit-elle en les regardant avec un sourire. C'était très chaud.
Un sourire toujours sur le visage, la jeune femme se dirigea vers la cuisine. Hank essuya la table d'un revers de manche tandis que sa femme faisait tant de bruit qu'elle semblait être en train de retourner toute la pièce. Elle revint avec trois tasses dépareillées, des cuillères, un pot en étain, et de la poussière plein les cheveux. Elle déposa une tasse devant chaque chaise, distribua les cuillères avec un sourire et remplit les tasses d'eau chaude. Lorsqu'elle ôta le couvercle du pot en étain, elle fit une grimace et secoua la tête.
- Ces feuilles ne sont plus toutes fraîches, elles doivent être là depuis un moment.
Elle fouilla le pot et tria les feuilles avec un air très concentré, comme si rien n'était plus important au monde que de préparer une bonne tasse de thé. Elle sépara les feuilles fraîches en trois parts égales, qu'elle déposa dans les tasses encore fumantes. Elle s'empressa de saisir sa cuillère et de touiller son breuvage en disant :
- Vous allez voir, il n'y a rien de mieux pour se réchauffer qu'une bonne tasse de thé !
- Je ne veux pas te contrarier, mais tu sais que je n'aime pas trop ça, répondit Hank en fronçant le nez.
Archibald ne dit rien, se contentant de siroter son thé et d'attendre, comme Hank le lui avait demandé.
- Remarque, je crois que notre Taby est plutôt de ton avis. Quand on voit l'état de sa boite, on se doute qu'elle n'en boit pas très souvent. En revanche j'ai trouvé plusieurs bouteilles de cette bière du sud qu'elle aime tant. Elle a dû les chaparder à l'auberge, parce que Roussel ne les vend qu'en pinte.
- Elle me ressemble de plus en plus, dit Hank avec un sourire.
- Oui, c'est ce qui m'inquiète. Il faudra que nous ayons une discussion elle et moi quand elle se réveillera. Je lui parlerais aussi de sa façon de tenir sa maison. Il y avait des moutons de la taille de mon poing dans sa cuisine. On dirait que personne ne lui a appris à faire le ménage.
- C'est sûrement le cas, fit remarquer Hank. Cela dit, tu n'es peut être pas la mieux placée pour lui faire des remarques. Tu as trois personnes à ton service pour laver ta maison !
- Ah vraiment, s'offusqua Sin fo. Mais toi non plus je ne t'ai pas souvent vu faire le ménage lorsque nous vivions à Zivatanerae.
- J'avais construit cette maison de mes mains, je ne pouvais pas tout faire !
- Et j'ai construit celle de Ts'ing Tao, rappela calmement Sin fo, en déposant sa tasse vide sur la table.
Hank finit sa propre tasse d'une traite et la posa à son tour. Tout en s'essuyant la bouche d'un revers de main, il reprit :
- Tu as utilisé ton pouvoir, c'est de la triche.
- C'est peut être de la triche comme tu dis - de façon très adulte soit dit en passant, dit-elle avec un sourire - mais mon pouvoir nous aura été très utile ces derniers jours.
Archibald, qui avait fini son thé depuis longtemps et avait recommencé à taper des doigts sur la table, se redressa et releva la tête en entendant ces mots.
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