Chapitre 47 Passé décomposé - Partie 2
Halbarad ne put s'empêcher de sourire en pensant à sa femme. Sa chère Lucy. Après toutes ces années, il l'aimait encore comme au premier jour. Il se souvint de la première fois qu'il l'avait vue. Elle était si belle avec sa taille fine, sa silhouette élancée et sa longue chevelure rousse. Avec un tel physique, elle aurait pu épouser n'importe quel homme de Castelroi et se laisser entretenir. La rumeur disait que le seigneur Garaney en personne l'avait convoitée.
Mais Lucy avait un rêve, et lorsqu'elle était jeune un mari n'en faisait pas partie. Elle avait repoussé toutes les demandes en mariage, et avait ouvert sa propre auberge. C'était un petit établissement qui ne payait pas de mine, mais la gentillesse et les talents de cuisinière de Lucy lui avaient rapidement assuré une solide réputation.
Lorsque Halbarad avait intégré l'armée, ses collègues l'avaient embarqué faire la tournée des bars. En fin de soirée, ils étaient arrivés au Tonneau Malté, et Halbarad avait reçu comme un coup à l'estomac. Lui qui avait passé la soirée à rire et apostropher les gens se retrouvait soudainement muet d'admiration. Ses amis avaient commandé pour lui, et il avait bu un peu plus sans plus dire un mot.
Il avait voulu aller trouver cette jolie serveuse, mais il en avait été incapable. Il mit cela sur le compte de l'alcool, car il n'avait d'habitude aucune difficulté à parler aux femmes, et même à les séduire. Il avait donc décidé de revenir le lendemain. Mais les choses n'avaient pas été plus faciles.
En rentrant dans l'auberge au petit matin, il avait découvert Lucy encore plus belle que la veille. Une bonne nuit de sommeil avait lissé ses traits et rafraîchi son teint, donnant à son visage une nuance d'albâtre qui contrastait magnifiquement le feu de sa chevelure. Ses cheveux, qu'elle avait remontés à la hâte la veille, étaient ce matin-là rassemblés en un chignon parfait d'où s'échappait une unique mèche mutine qui retombait devant le visage de Lucy. Sa silhouette fine était parfaitement mise en valeur par la robe légère et le tablier qu'elle portait. Halbarad l'avait trouvée jolie la veille, mais ce matin-là, elle incarnait la grâce et l'élégance. Le sourire qu'elle lui avait adressé en s'apercevant de sa présence avait fini de l'achever.
- Bonjour, lui avait-elle dit d'une voix enjouée. Vous êtes bien matinal. Vous êtes pourtant parti tard hier soir avec vos amis.
Une des fiertés de Lucy, et un des secrets de son succès, était qu'elle avait une excellente mémoire et qu'elle se rappelait tous ses clients, même ceux qu'elle n'avait vus qu'une fois. Halbarad aurait préféré qu'elle ne se souvienne pas de lui, et surtout pas de l'état dans lequel il avait été. Il s'était senti incroyablement honteux et intimidé, et n'avait réussi qu'à bredouiller :
- Oui je... J'ai beaucoup de travail. Je dois y aller.
Et il était parti, sans rien consommer ni même lui dire au revoir. Une fois dans la rue, il s'était senti d'autant plus stupide, et avait pensé y retourner pour s'excuser, mais il s'était dit qu'elle le prendrait pour un fou, et il s'était abstenu. Pendant plusieurs jours, il s'était entièrement consacré à son travail, puis il avait repensé à tout cela et s'était dit qu'il avait été ridicule, que Lucy était une femme comme les autres, et que rien ne l'empêchait d'aller lui parler. Dès qu'il eut une soirée de libre, il était retourné à l'auberge, mais celle-ci était bondée, et Lucy n'avait pas une minute à lui accorder. Elle faisait tout elle-même, et elle ne pouvait pas s'arrêter pour discuter.
Plus le temps passait, et plus Halbarad avait du mal à parler à Lucy, et surtout à lui dire ce qu'il ressentait pour elle. Il avait fini par se résigner, n'allant plus au Tonneau Malté que par habitude. Pendant des années, il avait regardé d'autres hommes faire la cour à Lucy, certains avec succès, mais aucun n'était resté très longtemps. Halbarad s'était dit que le temps le guérirait de son attirance, que Lucy allait vieillir, comme toutes les femmes et qu'une autre le comblerait.
Mais tous les hommes qui avaient partagé la vie de Lucy l'avaient rendu jaloux, et celle-ci ne semblait pas subir les outrages du temps. Elle avait certes pris un peu de poids, mais son activité la maintenait en forme, et ses formes n'en étaient que mieux dessinées. Ses cheveux étaient toujours aussi flamboyants, et les quelques rides qui se dessinaient au coin de ses yeux et de ses lèvres ne rendaient son visage que plus charmant.
Enfin un jour, Halbarad avait décidé qu'il ne voulait plus attendre. Il avait pris son courage à deux mains et était allé voir Lucy. Il s'était rendu au Tonneau Malté de bon matin, pour être sûr de ne pas être dérangé. Malheureusement, en poussant la porte, il s'était rendu compte que deux femmes étaient assises au comptoir et partageaient un thé avec la tenancière de l'auberge. Il allait faire demi-tour, mais Lucy avait tourné la tête vers lui et lui avait souri, ce qui lui avait donné suffisamment de courage.
- Bonjour Halbarad. Ce sera la même chose que d'habitude, avait-elle demandé en se tournant pour attraper une tasse.
- Non, non pas aujourd'hui, avait répondu Halbarad d'une voix mal assurée.
- Dans ce cas je vous écoute, avait dit Lucy en posant ses mains sur le comptoir.
Halbarad s'était avancé jusqu'au comptoir, avait pris les mains de Lucy dans les siennes, et avant qu'elle ait pu lui demander ce que cela signifiait, il avait dit en rougissant :
- Lucy voulez-vous m'épouser ?
Une des deux femmes au comptoir avait lâché sa tasse qui s'était brisée au sol, mais Halbarad n'avait même pas tourné la tête, qu'il avait gardée braquée vers Lucy, dans l'attente de sa réponse. Après une seconde de silence, celle-ci avait retiré ses mains et avait dit d'un air gêné :
- Mais Halbarad je ne vous connais presque pas.
Halbarad, qui jusque-là avait eu les joues en feu, sentit son visage devenir livide. Il avait balbutié des excuses et s'était reculé en toute hâte. Il s'était dirigé d'un pas chancelant vers la sortie, en essayant de ne pas prêter attention aux deux femmes qui chuchotaient dans son dos. Avant qu'il ne passe la porte, il avait entendu la voix de Lucy qui l'avait retenu.
- Halbarad attendez ! Ne partez pas comme cela. Expliquez-vous au moins.
- Expliquer quoi ? Vous avez été très claire.
- Je ne comprends pas, vous ne m'avez jamais dit plus de trois phrases d'affilée.
- Je n'osais pas. Vous êtes si belle, et moi je... je... Mais j'ai bien compris. Je ne vous importunerais plus.
- Attendez !
Lucy avait soulevé l'abattant du comptoir et était venue se placer aux côtés de Halbarad.
- Soyez raisonnable, je ne peux pas épouser un homme que je connais à peine. Mais je n'ai rien contre l'idée de passer une soirée avec vous.
- Une soirée ? C'est parfait ! Je vous promets que vous ne vous ennuierez pas. Que dites-vous de passer la soirée dans une brasserie ?
Lucy avait fixé Halbarad en souriant, puis avait regardé autour d'elle avec un air entendu. Halbarad avait observé l'auberge à son tour et avait compris ce que signifiait le regard de Lucy. Ils s'étaient mis à rire tous les deux en même temps. Profitant de cette complicité naissante, Halbarad avait retrouvé confiance en lui et avait embrassé Lucy. D'abord réticente, celle-ci s'était ensuite laissée faire, et pour finir lui avait rendu son baiser avec plus de passion. Ils ne s'étaient arrêtés que parce que les amies de Lucy avaient commencé à glousser dans leur dos. Ils s'étaient alors éloignés l'un de l'autre, et tandis que Lucy était retournée derrière son comptoir en rougissant, Halbarad s'était assis comme si de rien n'était et avait dit :
- Finalement, je crois que j'ai le temps pour un petit café.
Un sourire au coin des lèvres, Halbarad s'aperçut qu'il était arrivé devant les portes de la ville. Celles-ci étaient évidemment fermées, mais Halbarad pouvait voir les lumières de la ville éclairer le ciel au dessus des remparts. Des gardes auraient dû se tenir devant les portes, mais Halbarad les trouva tous réunis au poste de garde autour d'une bouteille. Cette entrée était la moins fréquentée de la ville et les heures y étaient souvent aussi longues que devant le pont, mais Halbarad estimait néanmoins que ses collègues manquaient de sérieux. Il ne leur fit toutefois aucune remarque. Il refusa d'un geste la chope que lui tendit un collègue et se dirigea tout droit vers une porte au fond de la pièce.
Derrière cette porte se trouvait un escalier à colimaçon qui remontait à l'intérieur du mur d'enceinte et débouchait sur le chemin de ronde. Une fois les cinq portails de la ville clos, ces escaliers étaient le seul moyen de pénétrer dans la ville. Une fois sur le chemin de ronde, Halbarad prit une minute pour admirer la vue.
Castelroi s'étalait à ses pieds, vaste fourmilière qui changeait sans cesse. À cette heure tardive, le quartier d'habitation devant lui était déjà presque totalement endormi, à part quelques maisons dont les fenêtres brillaient comme les yeux de quelques créatures nocturnes. Les grands bâtiments des manufactures de l'autre côté de la ville étaient totalement plongés dans l'obscurité et demeureraient silencieux jusqu'à l'aube. À l'opposé, dans le quartier des commerces, de nombreuses vitrines étaient encore éclairées, et une sorte de bourdonnement, d'écho, parvenait jusqu'aux oreilles de Halbarad.
Ce dernier s'aperçut également que les fenêtres du château étaient toujours allumées. Le seigneur Garaney avait pourtant la réputation d'être un couche-tôt. Sans doute les domestiques n'avaient-ils pas fini leur journée. Pourtant, tout en haut du beffroi, la plus haute fenêtre du château brillait comme un phare dans la nuit. Seul le seigneur de Castelroi avait accès à cette pièce, et elle était réservée aux situations d'urgence. Quelle raison pouvait avoir poussé le seigneur Garaney à se rendre dans cette pièce au milieu de la nuit ?
À cet instant, Halbarad crut voir un éclair de lumière à la fenêtre de la tour. Il regarda plus attentivement, mais plus rien ne bougea. Convaincu d'avoir imaginé cette lumière, Halbarad se remit en route. Il descendit le long escalier de pierre qui courait le long du mur d'enceinte, et débarqua dans une rue totalement déserte.
Il traversa le quartier ouest rapidement et se retrouva vite au pied du château. Le pont levis était relevé et toutes les lumières aux fenêtres étaient désormais éteintes. En levant les yeux sur l'imposant édifice, Halbarad sentit un frisson lui parcourir l'échine. Il avait toujours trouvé ce bâtiment magnifique, mais il le trouva cette nuit-là lugubre et menaçant. Il mit cette impression sur le compte de la fatigue, et se hâta de traverser le quartier est jusqu'au Tonneau Malté.
Les troquets s'étaient progressivement vidés, et les rues étaient devenues silencieuses. Lorsqu'il arriva à l'auberge, il n'y avait plus aucun client, et les bardes rangeaient leurs instruments. Halbarad les salua et alla embrasser sa femme.
- Ta journée s'est bien passée, lui demanda-t-elle.
- Moins morose que d'habitude. J'ai pu discuter avec des voyageurs. Je leur ai conseillé de venir ici d'ailleurs.
- Oui je les ai vus. Des jeunes gens charmants. J'espère qu'ils resteront quelques jours. Tu les verras peut être demain matin.
- Non, je dois me lever tôt pour me rendre au château.
- Dans ce cas va te coucher, il est déjà très tard. Je te rejoins dès que j'ai fini ici.
- Qu'est-ce qu'il te reste à faire ?
- Je dois débarrasser toutes les tables et passer un coup de balai. Il faut aussi que je compte la recette de la journée et que je vérifie mes stocks.
- Ça va te prendre la nuit, geignit Halbarad.
- Que veux-tu, dans mon métier la journée ne se finit pas avec le dernier client.
- Je vais t'aider, décida Halbarad en se retroussant les manches.
- Mais tu viens de rentrer de...
- Tatata ne discute pas, répondit le garde en secouant les mains. Occupe-toi déjà de la caisse, je m'occupe de la vaisselle.
Halbarad attrapa un plateau et empila dessus verres, assiettes et couverts dans un équilibre plus que précaire sous l'œil amusé de Lucy. Il déposa le tout dans un grand bac qu'il remplit d'eau et dans lequel il versa le savon spécial pour la vaisselle. Alors qu'il s'apprêtait à plonger les mains dans l'eau pleine de mousse, sa femme lui dit :
- Laisse ça, je m'en occuperais demain.
- Tu es sûre ?
- Oui j'ai tout ce qu'il me faut pour mes clients du matin, et je n'aurais pas besoin de tout cela avant demain soir. Je descends à la cave quelques minutes pour vérifier que je ne manque de rien.
Lorsqu'elle remonta, Halbarad l'attrapa par la taille, et après avoir déposé un baiser sur ses lèvres, il l’entraîna de force jusqu'à une banquette dans un coin. Sans prendre en compte ses protestations, il tira une table devant elle, qu'il épousseta d'un geste théâtral, et sur laquelle il déposa une tasse fumante.
- Qu'est-ce que...
- Une tisane. Je sais qu'il n'y a rien de mieux pour te faire oublier le stress de la journée. Savoure-là, je m'occupe du ménage, puis nous monterons tous les deux.
- Je ne vais pas me tourner les pouces pendant que tu nettoies toute la pièce !
Halbarad se saisit d'une chaise et la retourna d'un geste vif pour la poser en équilibre sur une table. Tout en continuant avec les autres chaises, il raconta à sa femme :
- Quand je me suis engagé, mon sergent instructeur m'a un jour fait nettoyer la cour du château. Trois fois. Dans la même journée. Et il a recommencé chaque fois qu'il avait quelque chose à me reprocher, ce qui arrivait très souvent. Il m'avait pris en grippe, va savoir pourquoi. Je passais si souvent le balai que le matin, en sortant des cantonnements, lorsque les autres prenaient leurs épées, moi j'empoignais machinalement mon balai. Alors je ne veux pas te faire de la peine ma chérie, mais ton petit établissement ne me fais pas peur, conclut-il avec un sourire.
Joignant le geste à la parole, il passa en quelques minutes le balai dans toute la pièce, tournant autour des pieds de table, allant sous les banquettes et n'oubliant aucun recoin. Il ramassa dans une pelle le tas de poussière et de terre laissé par les clients, le vida dans la rue, ferma la porte de l'auberge et la verrouilla d'un coup sec avant de se tourner vers sa femme, qui le regardait en souriant.
- Mais où étais-tu toutes ces années, demanda-t-elle.
- Juste sous tes yeux ma chérie. Dans cette pièce, dès que j'en avais l'occasion. Le plus souvent à cette table, répondit-il en désignant le coin à sa droite.
- C'est vrai, tu as passé beaucoup de temps dans cette salle, dit Lucy en se levant.
Elle se dirigea lentement vers l'escalier, posa un pied sur la première marche, se retourna et s'adossa lascivement à la rambarde en disant :
- Maintenant tu as le droit de venir à l'étage.
Halbarad déposa doucement le balai contre le mur, puis il s'élança à la poursuite de sa femme, qui courut en riant dans les escaliers pour lui échapper. Il la rattrapa en haut des marches et la plaqua contre le mur. Lucy l'embrassa langoureusement et lui fit signe de ne pas faire de bruit. Elle l'emmena en toute vitesse à travers le couloir en le tenant par la main et en tâchant de faire le moins de bruit possible, puis le précéda dans leur chambre, qu'ils fermèrent à double tour.
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