Chapitre 2 Le tournoi - Partie 5
Le chef de la compagnie sortit de sous le chapiteau d'un geste théâtral et s'avança d'un pas solennel. Sin fo et Reg'liss s'écartèrent pour laisser passer quatre membres de la troupe sobrement vêtus de noir qui trottinèrent jusqu'à un mat enroulé d'un drap sombre dressé au milieu de l'arène. Reg'liss remarqua également que quatre tas de bois avaient été disposés en carré autour de ce mat.
L'homme aux habits colorés focalisa l'attention du public sur lui en entonnant un air sur son kalapa'a. Il s'agissait d'un instrument mixte, quatre cordes étant fixées au cadre entourant le cor dont le pavillon était tourné vers le ciel. Il souffla quelques notes puissantes avant de pincer les cordes pour une mélodie plus douce.
– À l’aube des temps, débuta le narrateur d'une voix forte, il n’y avait rien. Ni ténèbres ni lumière, ni matière ni vide, et encore moins de vie ou de mort. Il n’y avait rien d’autre que le néant.
Il se tourna vers le centre de l'arène et désigna le mat de sa main tendue.
– Et puis le Grand Démiurge est apparu.
Les accessoiristes tirèrent chacun sur une cordelette et déployèrent quatre longues tentures noires, qu'ils traînèrent derrière eux en courant en spirale autour de l'arène. Reg'liss et Sin fo partagèrent un soupir admiratif, tandis que le narrateur expliquait comment le Grand Démiurge, par son extension, était à l'origine de toute la réalité.
– Puis le Grand Démiurge, continua-t-il de sa voix puissante, combla le vide en modelant le monde.
Par un ingénieux système de courroies et de poulies, les tentures entièrement déployées soulevèrent à cet instant des panneaux de bois qui formèrent un losange autour du mat. Le conteur poursuivait son histoire :
– Il façonna son monde durant des centaines de millénaires, le faisant grandir, le détruisant puis le reconstruisant. Ce faisant, Il créa les différents éléments. La roche…
Par un tour de passe-passe, il fit surgir une pierre dans sa main droite.
– L'air…
Il souffla sur la pierre qui se désagrégea en volutes de poussière.
– L'eau…
L'homme tendit le poing au dessus de sa tête et en fit couler un mince filet d'eau.
– Et enfin le feu !
D'un claquement de doigts, une étincelle s'embrasa dans une petite boule de flammes bleutée.
– Fier de cette invention, le Grand Démiurge développa quatre gigantesques boules de feu autour de son monde.
Tandis que l'homme aux habits colorés jouait un nouvel air sur son kalapa'a, les accessoiristes enflammèrent les tas de bois qui étaient maintenant au centre des spirales noires. Reg'liss donna un léger coup de coude à Sin fo et pointa les feux du doigts pour lui signifier qu'il avait repéré ça un peu plus tôt. Celle-ci lui adressa un sourire complice, avant de l'aviser :
– Enfile ton déguisement, cela va bientôt être à nous.
Elle-même réajusta le voile sur ses cheveux et rejoignit un grand homme affublé d'une robe de bure et d'un bâton de marche, et une jeune femme arborant étrangement une perruque de longs cheveux blancs. Reg'liss se couvrit le visage de son masque de mort et se plaça aux côtés de son amie, juste au moment où un membre de la troupe écartait la toile de la tente et faisait de grands moulinets du bras pour les enjoindre à rentrer dans l'arène.
Reg'liss déglutit avec difficulté et se fit violence pour avancer au même rythme que Sin fo, qui elle trépignait presque d'impatience. Son masque réduisait son champ de vision, et il tourna la tête dans toutes les directions pour admirer l'arène. Elle était formée d'un large espace circulaire recouvert de terre, tout autour duquel avaient été installés des gradins, surélevés d'environ cinq mètres par rapport au centre de l'arène, et qui s'élevaient ensuite sur une vingtaine de rangées, soit plus de dix mètres. Reg'liss put à nouveau entendre distinctement les cris et les vivats de la foule, et il sentit son ventre se contracter. Percevant sans doute son angoisse, Sin fo lui sourit affectueusement et lui serra la main pour le rassurer. L'estomac du jeune homme fit un nouveau bond, mais pour une toute autre raison.
À leur entrée, le narrateur avait continué son récit :
– Le Grand Démiurge souhaitait créer d'autres mondes ailleurs mais ne voulait pas laisser sa première œuvre à l'abandon. C'est pourquoi Il créa trois nouvelles entités qui avaient leur conscience propre. Ces trois êtres avaient chacun leurs propres pouvoirs et une apparence qu'ils s'étaient choisie. Melunet l'Immuable, Ekayee la Fabuliste et Yembet le Multiface.
Une salve d'applaudissements et d'acclamations s'éleva des gradins. Voyant que l'homme en robe levait son bâton vers la foule, Reg'liss haussa une main timide au niveau de son épaule. À ses côtés, Sin fo balançait son bras au dessus de sa tête avec enthousiasme. Ils suivirent les indications des accessoiristes qui les dirigèrent vers le centre de l'arène.
– Les trois nouveaux dieux prirent la suite de leur créateur et modelèrent le monde à leur convenance.
Les quatre acteurs improvisés agrippèrent chacun un des panneaux de bois autour du mat et les séparèrent. Ils les retournèrent pour présenter à la foule l'autre face, couverte de formes stylisées et colorées, représentant une carte grossière de Vadkraam, avec sa multitude d'îles de toutes tailles, flottant au dessus d'un océan de nuages. Le maître de cérémonie expliqua ensuite comment Melunet avait fait apparaître la vie, comment Ekayee avait donné un esprit et une conscience aux être vivants, et comment Yembet avait créé son propre royaume sous les nuages, afin de recueillir les esprits des êtres qu'il faisait mourir pour que les terres de Vadkraam ne soient pas surpeuplées. Puis il parvint à la conclusion du premier acte :
– Constatant que les trois dieux avaient trouvé un équilibre pour son premier monde, le Grand Démiurge leur en laissa la charge et partit vers d’autres créations. Il récupéra la plus grosse des quatre boules de feu qui gravitaient autour du monde et la sépara en une infinité de boules lumineuses. Le Grand Démiurge reprit son expansion, clama le narrateur en écartant les bras au dessus de sa tête, dans toutes les directions de l’univers, et déposa toutes ces boules de lumière sur son passage, qui devinrent les étoiles qui illuminent le ciel du monde.
Il laissa retomber ses bras lentement, puis pinça les cordes de son instrument pour jouer une mélodie mélancolique. Les accessoiristes divisèrent un des quatre feux qui brûlaient toujours, et se servirent des brandons pour enflammer les tentures noires. Celles-ci devaient avoir été recouvertes d'un combustible spécial, car les flammes ne couvrirent dans un premier temps que de fines stries et de petits cercles, figurant ainsi le ciel étoilé. Puis les tentures représentant le Grand Démiurge s'embrasèrent totalement pour disparaître en fumée sous un tonnerre d'applaudissements.
C'est ainsi que se conclut le premier acte. Après quelques minutes de pause pour ranger tous les accessoires, le narrateur retourna dans l'arène et reprit le récit des dieux, tel qu'il avait été conté aux mortels par Ekayee en personne. Les tableaux s’enchaînèrent avec tous les concurrents du tournoi en costume, jouant chacun un des douze dieux. Reg'liss, comme la plupart des habitants de Vadkraam, connaissait parfaitement tous ces mythes. Mais il éprouva une joie quasi enfantine à se voir rappeler d'une manière si vivante comment Alik, Alanet et Aloui, les enfants de Melunet et Ekayee, avaient volé les boules de feu dans le ciel et avaient failli détruire le royaume des morts. Comment Ekine était apparue dans un songe à Ekayee. Comment Alik mena les premiers hommes dans leurs guerres avec les bentous – ou hommes sauvages – et les satyres. Comment Akura, le fils qu'il eut avec une humaine, blessa un jour Enerof le dieu-loup et provoqua la colère de son père Yembet.
Autant d'histoires que les ménestrels célébraient et que les parents racontaient à leurs enfants pour les endormir. Malgré sa timidité et sa peur de la foule, Reg'liss ressentit un plaisir de plus en plus grand à jouer son rôle à chaque fois qu'il revenait en scène. Quand le spectacle se termina après plus d'une heure, il avait presque oublié pourquoi il était là à l'origine. Le discours de remerciement du chef de troupe à ses acteurs le rappela à la réalité :
– Merci pour tout, vous avez été parfaits. Ce sont les esprits d'Ekayee et d'Uruda eux-mêmes qui vous ont inspirés aujourd'hui, s'émut-il en joignant les mains. Mais je suis sûr que vous êtes impatients de rendre plutôt hommage à Alik le Fort. Pas d'inquiétude, nous allons vous libérer la place. Dans quelques minutes nous aurons tout rangé et vous pourrez vous écharper joyeusement. Bien que j'adorerais vous voir faire ça déguisés en dieux, je vous prierais de bien nous rendre vos costumes. Nous n'avons que ceux-là, et nous avons d'autres représentations prévues.
Une des accessoiristes tira un rideau au milieu de la tente pour permettre aux hommes et aux femmes de se changer chacun de leurs côtés. Ils ne perdirent pas de temps, car des officiels du tournoi attendaient pour les emmener à l'extérieur. Ils se séparèrent en deux groupes qui partirent des deux côtés de l'arène. Puis les concurrents se positionnèrent un à un devant des petites portes aménagées dans les murs d'enceinte. Reg'liss comprit que l'ordre des affrontement ne leur serait pas révélé. Quand sa porte s'ouvrirait, il devrait rentrer dans l'arène et affronter l'adversaire que le sort lui aurait désigné.
Reg'liss pouvait entrevoir une partie de l'arène à travers les barreaux de la porte, mais il choisit de s'en écarter. Il préférait ne pas assister aux autres matchs. Il aurait pu observer le style des autres combattants, mais cela ne lui aurait pas appris pour autant comment les affronter sereinement. En s'éloignant de quelques mètres, les sons des corps à corps et des entrechoquements des armes s'effacèrent sous la puissance des bruits de la foule.
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