Chapitre 26 Retour au quotidien d’antan
Le sentiment de Hank s'était révélé exact. Après des premiers jours difficiles, emprunts de méfiance et de silences crispés, les hembras et les humains avaient fini par s'habituer les uns aux autres, et les hembras étaient restés. La grande majorité des hembras adultes parlaient la langue du royaume de Vadkraam, ce qui facilitait les échanges.
En réalité, ce langage était dérivé d'une langue ancienne utilisée par tous les peuples pensant pour se comprendre entre eux lorsque les civilisations apparurent. Quand le royaume de Vadkraam fut fondé, les humains conservèrent cette langue, tandis que les autres peuples développèrent leurs propres dialectes au fil des siècles et de leurs migrations hors du royaume.
Les hembras vivaient à l'origine dans la partie septentrionale de Vadkraam, mais au fur et à mesure que les humains avaient reculé les frontières de leur royaume, les hembras avaient reculé de concert. À l'époque de Sin fo, l'île d'Incuna appartenait au royaume de Vadkraam, mais en 2429, la frontière se situait un peu plus au sud, si bien que l'île se trouvait en territoire hembra. Ainsi, Tsu'il expliqua à Hank que les hembras les avaient attaqués car ils croyaient qu'ils étaient des sortes de colons à qui le roi avait offert ces terres qui ne lui appartenaient pas. Les hembras, qui avaient docilement respecté les frontières des hommes pendant des siècles, avaient pris cela comme une insulte et avaient décidé de ne plus se laisser faire. Les hembras étaient un peuple pacifique, mais ces terres étaient cruciales à leur survie.
En effet, ils vivaient plus au nord pendant la moitié de l'année, mais en hiver, le climat trop rude du nord les obligeait à migrer vers le sud, et cela faisait plusieurs générations qu'ils venaient sur Incuna pour passer l'hiver. Sin fo avait objecté que lorsqu'ils étaient arrivés sur Incuna quelques semaines plus tôt, il n'y avait aucune trace de passage d'un quelconque groupe civilisé. Tsu'il lui avait expliqué que le mode de vie hembra les rendait plus proches de la nature, et qu'ils pouvaient profiter de ses bienfaits sans la dénaturer.
Ainsi, les hembras n'avaient pas besoin d'abris, car leur constitution robuste leur permettait de dormir souvent à la belle étoile. Malgré tout, les humains les avaient laissés bénéficier de la hutte de pierre, notamment pour les enfants, pour qui les nuits dehors étaient un peu plus rudes. Les humains s'étaient répartis dans les maisons de bois, au grand dam de leurs propriétaires, qui regrettaient leur intimité récemment acquise.
Les humains avaient repris la construction d'autres maisons, avec l'aide des hembras. Certains avaient voulu construire directement sur l'île au centre du lac, mais Sin fo avait jugé préférable d'attendre le retour des beaux jours pour entamer de si gros travaux. La priorité était d'avoir des abris solides pour affronter l'hiver.
Une vingtaine de jours après la bataille du lac, Tsu'il et plusieurs de ses amis aidaient Ryban, Farrokh, Hank et Archibald à couper des arbres. En fin de matinée, Sin fo leur apporta de la viande et des fruits pour le déjeuner. Malgré la température avoisinant le zéro, les hembras avaient ôté leurs chemises pour travailler. Sin fo regarda leurs corps musculeux et recouverts d'une fine fourrure. Leurs peaux épaisses, à mi-chemin entre la peau humaine et le cuir de mangolier, étaient traversées de cicatrices en de nombreux endroits. Ces cicatrices pouvaient paraître inévitables pour des êtres qui passaient le plus clair de leur temps en pleine nature, et pourtant elles intriguèrent Sin fo, car nombre d'entre elles se retrouvaient sur le corps de tous les hembras. Une cicatrice en particulier retint l'attention de la jeune femme. Elle s'approcha de Tsu'il, qui la regarda venir vers lui sans comprendre. Sin fo lui saisit le bras et tira dessus sans ménagement.
– Mais qu'est-ce que vous faites, protesta-t-il.
Sin fo posa ses doigts sur la cicatrice et en suivit les contours.
– Cette marque, comment vous la êtes-vous faite ?
– Avec un couteau.
– Pendant un combat ?
– Je vous l'ai déjà dit, les hembras ne combattent pas inutilement ! C'était pendant une cérémonie.
– Que voulez-vous dire ?
– Vous voulez un cours magistral sur notre culture ? Très bien, soupira Tsu'il. Sachez que jusqu'à l'âge adulte, nous, les hembras, devons passer par plusieurs rites initiatiques. Chaque fois que nous accomplissons un de ces rites, nous apposons des marques sur notre corps.
– Des scarifications, demanda Sin fo.
– C'est exactement ça. Ces marques représentent en quelque sorte l'expérience acquise.
– Voilà pourquoi vous avez tous les mêmes cicatrices. Celle-ci, que représente-t-elle ?
– Une très grande maîtrise de son pouvoir.
Hank s'était approché d'eux, et devant l'air troublé de sa femme, lui demanda :
– Tout va bien ?
– Regarde l'épaule de Tsu'il. Et celle de ses amis.
Hank balaya les hembras du regard et répondit en haussant les épaules :
– Ce sont de mauvaises blessures, mais rien de grave j'imagine.
– Il ne s'agit pas de blessures, ils se sont fait cela eux-mêmes.
– Vraiment, demanda le jeune homme qui avait du mal à manifester de l'intérêt. Après tout ça n'a rien d'étonnant. Chez les humains aussi, certaines personnes...
– Hank regarde la forme de cette cicatrice. Cela ne te rappelle rien, s'impatienta Sin fo.
Il observa la scarification de plus près et après une seconde, son visage changea d'expression.
– On dirait ton...
– Oui.
– Comment est-ce possible ?
– Je n'en ai pas la moindre idée.
– Peut-on savoir de quoi vous parlez, les interrompit Tsu'il.
Après un regard vers son époux, sans un mot, Sin fo baissa sa tunique au niveau de l'épaule et la présenta à l'hembra. Celui-ci fut aussi étonné que les deux jeunes gens en découvrant le tatouage en spirale de Sin fo, qui était l'exacte réplique de sa scarification. Les autres hembras, ainsi que les hommes, s'étaient réunis autour de nos deux héros. Tsu'il resta bouche bée quelques secondes, puis il parvint à articuler :
– Où avez-vous fait ça ?
– Ici, pour tout vous dire.
– Quand ?
– Lorsque j'avais trois ans.
– C'est impossible !
– La vérité, c'est que je suis née ici il y a vingt-quatre ans, mais que ce jour n'arrivera que dans presque cinq siècles. Pour faire simple, je viens du futur.
Tsu'il éclata de rire, mais il s'arrêta bien vite en voyant que tous les humains restaient silencieux.
– Vous êtes sérieuse ?
– Je sais que c'est difficile à croire, mais c'est la vérité.
– Comment est-ce possible ?
– Je ne sais pas exactement. Ce n'est pas une situation que j'ai choisie, je l'ai plutôt subie. Toujours est-il que je suis née sur cette île, et que j'ai grandi dans une ville bâtie au milieu du lac, et où tout le monde ou presque possédait des pouvoirs similaires aux vôtres.
– Par pouvoirs, vous voulez parler de maîtrise des forces de la nature ?
– Je suppose, hasarda Sin fo et jetant un regard à son mari qui lui répondit en haussant les épaules. Je ne sais pas quels noms vous leur donnez. Ce genre de pouvoirs.
Sin fo fit sortir une table de pierre du sol en une seconde. Les hembras, plus coutumiers de ce genre de prouesse, furent néanmoins les plus surpris. Les humains profitèrent de la table pour partager la nourriture que Sin fo avait ramenée. Tsu'il semblait abasourdi.
– C'était bien vous. C'est vous qui avez fait apparaître cette île au centre du lac.
– Oui, mais comment le savez-vous ?
– C'est moi qui lui avait dit, intervint Hank.
– Mais comment avez-vous fait cela, reprit Tsu'il. Je n'ose imaginer l'énergie nécessaire pour contrôler autant de matière. Où avez-vous appris notre art ?
– C'est mon père qui m'a appris à maîtriser mon pouvoir. Il m'a fait ce tatouage lorsque j'avais trois ans, la première fois que j'ai fait trembler la terre.
– Votre père connaissait-il des hembras ?
– Non, je n'ai jamais croisé aucun des vôtres à Ts'ing Tao. C'est le nom de la ville que nous allons construire sur le lac, précisa Sin fo avant que Tsu'il ne lui pose la question.
– Dans ce cas, comment avez-vous pu avoir accès à notre savoir ?
– La légende voulait que Ts'ing Tao ait été fondée par un petit groupe de réfugiés qui fuyaient l'oppression dont ils étaient victimes à cause de leurs pouvoirs. Ces pouvoirs se seraient ensuite transmis de génération en génération. C'est la raison pour laquelle les habitants d'Incuna étaient les seuls sujets du royaume à posséder ces pouvoirs.
– Tu crois que l'oppression pourrait être en fait une armée de djaevels, demanda Hank.
– Peut-être... Peut-être aussi que ce signe sur mon épaule prouve qu'il n'y avait pas que des hommes parmi ces réfugiés, répondit la jeune femme en échangeant un sourire avec Tsu'il.
Sin fo s’écarta légèrement du groupe et contempla les arbres aux feuilles éparses, le pic majestueux et son sommet enneigé, ainsi que le lac placide et son île nouvellement formée. Elle débordait de confiance en l’avenir. Entourée de sa famille, de ses amis, de toutes ces personnes aux multiples talents, elle savait qu’elle était enfin à sa place, dans sa ville.
Elle était de retour à la maison.
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